mercredi 14 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 4 (suite 1)

Chapitre 4 (suite 1)





Elle se tut. Isabelle Cavalier lui tapota imperceptiblement l’épaule.
– Puis, reprit Chantal Plantin d’un ton douloureux, je me suis aperçue que ma fille aînée changeait de comportement à mon égard. Avec des petits airs de défi et parfois de l’arrogance… se comportant comme si elle était la petite maîtresse de la maison, et moi, une bonne, celle qui assure l’intendance, mais qui est là sans être là… J’avais le sentiment d’être la vieille guenon qui se faisait éjecter par la jeune femelle, comme si je n’étais plus bonne qu’à jeter aux biques… Et mon mari qui haussait les épaules quand je lui parlais du comportement de sa fille, qui souriait en me disant que je me faisais des idées, qu’elle était tout à fait normale pour une petite fille de son âge, que si ça avait été un garçon il aurait été dans mes jupons… Mais mon mari me touchait de moins en moins et je voyais Claudine de plus en plus aguicheuse et sûre d’elle-même… Puis j’ai fermé les yeux – ou, plutôt, je me suis refermée comme une huître sur moi-même… apparemment indifférente… La petite, Mélissa, a toujours été une couche-tôt. Alors je me couchais en même temps qu’elle et je lisais au lit. Laissant le père et l’aînée regarder seuls la télé… N’imaginant rien – n’osant surtout rien imaginer… Ils regardaient la télé…
Chantal Plantin se tut à nouveau et Isabelle Cavalier alla se rasseoir en face d’elle. Leurs regards se croisèrent. Ils étaient aussi douloureux et empreints de tristesse l’un que l’autre. Chantal Plantin savait qu’elle pouvait à présent se délivrer totalement. Que quelqu’un pouvait la comprendre et partager sa souffrance – sa longue dérive jusqu’à l’absolue négation d’elle-même, sa rage longtemps encagée.
Si elle avait pu crier et hurler – à temps – sa douleur avec des mots, elle n’aurait pas usé d’un couteau pour l’extirper, pensait Isabelle Cavalier au même instant.
– Je n’imaginais rien, poursuivit la meurtrière, mais j’ai commencé de haïr ma fille… alors que j’aurais dû haïr mon salaud de mari et chercher à aider ma fille – ce que je viens seulement de comprendre. Tout mon ressentiment se focalisait sur elle – mon mari était devenu son jouet et tout était la faute de Claudine… Je ne voyais plus en elle ma fille mais une rivale qui m’avait évincée… qui m’avait volé mon mari. Mais je me taisais, je ne m’exprimais pas, j’enfermais tout ça en moi… Et à aucun moment je n’ai pensé partir en emmenant mes filles… Je n’osais pas affronter mon mari… Et puis, on donnait tellement l’image d’une famille unie et heureuse… Il y a deux ans, j’ai essayé d’évoquer ce problème avec ma mère. Vous savez ce qu’elle m’a répondu ?
– Non.
– « Qu’est-ce que tu vas chercher là ! » Ma propre mère. Alors que je tendais la main vers elle comme à une planche de salut… Je me suis renfermée encore plus dans ma douleur et ma haine. Je maudissais le destin de m’avoir donné des filles… Vous savez, ça aurait pu durer longtemps comme ça ! J’aurais pu continuer de vieillir dans la plus complète résignation. Mais tout a basculé cet été, au cours des vacances. Au mois d’août.
Chantal Plantin fronça les sourcils dans un effort de concentration. Son front se plissa et elle baissa la tête.
Elle ne s’esquivait pas mais recherchait les mots justes.
– Nous étions dans l’Ardèche. Une location avec une petite piscine. Où les filles et leur père passaient la plupart de leur temps avec la canicule qu’on a eue… Moi, je ne suis pas trop piscine et je n’aime pas la chaleur. Je préférais lire au frais dans la maison… La lecture, c’était à la fois mon évasion et ma protection, alors je lisais beaucoup… Oui, je vous parlais de la piscine… Mes filles se baignaient nues et mon mari aussi. Je n’aimais pas trop… je ne trouvais pas ça normal. Des enfants ou des adultes seuls, pourquoi pas ? Mais là, non, je n’aimais pas, bien que la maison fût isolée… Surtout que la grande devenait pubère… Mon mari et les filles se sont moqués de moi, m’ont traitée de vieux jeu et de rabat-joie… Mais je voyais bien la grande prendre des poses langoureuses et me défier.
Elle haussa les épaules.
– Puis, un après-midi où il faisait vraiment trop chaud même pour être dans la piscine, j’ai surpris mon mari dans la chambre des filles, par l’entrebâillement de la porte qu’il n’avait même pas pris la peine de fermer complètement. Elles avaient un grand lit pour elles deux. Il y avait trop de pénombre à cause des persiennes fermées pour que je distingue bien, mais ils étaient tout nus tous les trois sur le lit. Mon mari allongé sur le dos. La grande « jouant » avec son sexe – si vous voyez ce que je veux dire… – et la petite agenouillée près de sa sœur et regardant…
Elle redressa la tête et planta son regard dans celui du capitaine.
– C’est à ce moment-là que j’ai eu envie de tuer pour la première fois. Avant, cela ne m’était jamais passé par la tête, vous savez ? Pas un seul instant. Mais je me suis retrouvée confrontée brutalement à la réalité que je voulais ignorer… et je ne voulais pas que ces deux démons s’en prennent à ma petite Mélissa…
Sa voix était redevenue douloureuse à l’évocation de la scène.
– Vous comprenez, ils n’avaient pas le droit de l’entraîner là-dedans… Ils ont été trop loin ! Je n’ai pensé qu’à préserver la petite… La grande, elle, il y avait longtemps qu’elle était perdue pour moi… Puis c’était elle le démon qui m’avait évincée et tourné la tête à mon mari…
Chantal Plantin se remit à pleurer, doucement.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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