vendredi 31 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 8

Chapitre 8





Je souhaitais aller à Deauville, Phil préférait Honfleur – car il détestait ces plages de sable fin qui lui rappelaient ses vacances à La Baule avec sa mère – et Isa Cabourg.
Ce fut donc Cabourg en prenant la Twingo d’Isa.
Une famille d’aoûtiens moyens en vacances. De la pure détente et du plaisir simple. Dans l’amnésie la plus complète.
Phil était sur les pas de Proust – qu’il appréciait pourtant moyennement, « trop ampoulé » –, Isa bronzait en monokini, ses petits seins bien fermes à l’air, et moi je me faisais enterrer, puis déterrer, puis… etc., par ma fille.
J’étais couché sur le ventre, ma tête reposant sur mes avant-bras croisés pour plus de commodité et pour mieux contempler mon amour de femme.
Je me fis une réflexion toute bête d’homme amoureux tout en commençant de m’ensommeiller. Etre enterré à même la terre contre ma femme afin de rester enlacés pour l’éternité…
– Merde ! hurlai-je en sursautant et en me retournant sur le dos.
Renversant dans le même mouvement Philippine qui s’était juchée à califourchon sur sa « tombe » et se mit à pleurer de frayeur.
L’amour de ma vie me fusilla du regard et se leva d’un bond pour accueillir dans ses bras maternels sa fille en pleurs.
– Mais qu’est-ce qui te prend de crier après ta fille et de la bousculer comme ça ? T’es devenu fou, ou quoi ! Elle ne faisait que jouer, et toi…
Dans ces cas-là, l’expérience m’a appris qu’il vaut mieux faire profil bas. Que toute tentative de début d’explication est parfaitement inutile tant que la mère est sous le coup de l’émotion violente causée par les pleurs de « la chair de sa chair ». Qui plus est si le « simple » géniteur en est la cause. Ce qui était précisément le cas.
L’inconvénient de ce genre de scène sur une plage familiale, c’est qu’il y a d’autres familles autour de la sienne, chacune réunie sous son parasol-totem.
Je sentais le regard des autres mères de famille me transperçaient. Un mot de plus d’Isa et elles seraient venues à sa rescousse. Avec leurs faux culs de maris qui leur auraient prêté main-forte pour une fois qu’ils étaient du bon côté.
À ma grande surprise, ce fut Phil qui vint à ma rescousse en consolant sa « petite-fille » et en raisonnant Isa.
Au bout d’un quart d’heures de bouderies réciproques genre rocher des singes du zoo de Vincennes – les femelles d’un côté sous la protection du vieux mâle et le jeune mâle fauteur de trouble ostracisé dans son coin –, j’ai pu tenter de m’expliquer.
– Excuse-moi, mais j’ai eu une idée grâce à Philippine qui m’enterre et me déterre depuis plus d’une heure…
– C’est pas une raison !
– Je sais. Excuse-moi encore, et papa te demande pardon, ai-je ajouté à l’intention de Philippine.
Qui s’est violemment détournée de moi quand j’ai voulu lui caresser la joue.
– Méchant, papa !
Bref, nous avons replié le parasol-totem de notre clan et levé le camp.
Ce n’est qu’une fois la petite couchée après dîner qu’Isa m’a questionné.
– Alors, et cette idée géniale ?
Je n’ai pas aimé le ton goguenard employé par ma femme. J’ai toutefois passé outre.
J’ai fait simple.
– La fille du Sicilien est enterrée dans le cimetière de Caorches.
– Quelle nouvelle ! Mais tout le monde le sait…
– Oui, tout le monde, mais aucune des tombes ne porte son nom et l’une d’elles n’a pas de nom du tout.
– Alors, c’est la sienne ! conclut Phil triomphalement.
Isa a haussé les épaules.
– Si c’est ça tes idées, mon pauvre chéri…
J’ai préféré ne pas dévoiler mon intuition. Avoir sa femme capitaine à la Crim n’est pas toujours facile à vivre. Les flics de la Criminelle sont persuadés d’être les seuls pros du meurtre au détail ou en série.
Je me méfiais également de la réaction possible de Phil s’il apprenait que la Sicilienne n’était peut-être pas toute seule dans sa tombe.
Il était capable d’aller « fouiller » par-là dans la nuit.


© Alain Pecunia, 2008.
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jeudi 30 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





Le mardi matin à mon réveil, je constatai que le fourgon de la gendarmerie stationnait toujours devant le portail. Mais ils n’étaient que deux.
Ils avaient veillé toute la nuit. Pour la « sauvegarde » des lieux, les techniciens devant encore effectuer des recherches dans le périmètre.
Les gendarmes voulaient également passer au peigne fin le jardin qui descendait derrière la maison des Berton jusqu’au bois sur une cinquantaine de mètres.
Ils pensaient que la victime avait été assassinée dans la maison même et qu’elle avait ensuite été transportée jusqu’à la lisière du bois.
Ils ne refusèrent pas le café que leur proposa Isa. Mais ils vinrent déjeuner à tour de rôle.
Vers neuf heures et demie, le reporter de L’Eveil normand demanda l’autorisation de photographier les lieux.
– Juste quelques photos…
Il fut éconduit sèchement. C’était trop tôt « pour ça ».
Le brigadier arriva sur ces entrefaites avec cinq hommes tous en battle-dress. Prêts pour le grand jeu de la chasse au trésor.
Il se montra cordial. J’en ai profité entre deux banalités courtoises.
– Dites, à propos, il n’y aurait pas de rapport entre Jacques Berton et la jeune fille dont les restes ont été retrouvés dans le champ il y a sept ans ?
Il était ahuri.
– Comment savez-vous ça ?
– Simple déduction, fis-je modestement.
– Mais personne n’est au courant !
– La prescription, tout simplement…
J’ai pris un air hyper mystérieux et il est reparti vers ses hommes en se retournant plusieurs fois vers moi.
Il a semblé hésité, fait demi-tour et est revenu sur ses pas à grandes enjambées.
– Surtout, n’en dites rien à personne. Je compte sur vous !
– Évidemment.
Je me suis frotté les mains de satisfaction tout en rejoignant Isa et Phil en grande conversation.
– Nous avons vu juste ! leur dis-je en les prenant chacun par le bras.
J’étais satisfait de ma formule. Elle ne faisait pas de jaloux.
Puis nous partîmes au ravitaillement en ville, Isa et moi.
Pour la première fois, je n’avais plus de petit pincement en confiant ma fille à Papy. Je savais que c’était un type bien. Un peu fantasque, bien sûr, ou farfelu, si l’on préfère, mais vraiment un type bien. Je m’étais bêtement fait des idées sur son compte. Surtout avec cette histoire de « saloperies » à brûler. Dont j’avais honte à présent.
J’avais également perdu cette jalousie idiote pour leurs petites complicités. Je comprenais mieux pourquoi Isa voyait en lui un père.
À notre retour vers une heure, la gendarmerie était toujours en grande fouille. Mais il y avait deux absents. Marcelle et Georges. Ce qui ne me surprenait pas. On ne risquait pas de les revoir de sitôt.
L’après-midi, après le départ temporaire des gendarmes qui voulaient s’atteler le lendemain à la fermette des Berton, pour la « faire parler », je me suis rendu avec Isa sur le lieu qui avait servi de sépulture provisoire à « M. Domi ».
Un gendarme de faction derrière la fermette nous héla et nous fit signe de rebrousser chemin.
Nous avons fait demi-tour et j’ai eu une idée en attendant d’en savoir plus sur les trouvailles de l’équipe du brigadier.
Je suis allé en voiture jusqu’au petit cimetière de Caorches, dans le bourg, à près de deux kilomètres de notre fermette. J’ai cherché la tombe de la fille de Patronicci. En vain. Je ne voyais son nom nulle part. Sur aucune dalle ou stèle. Trois sépultures étaient restées à l’état de motte de terre et deux d’entre elles seulement portaient le nom du locataire sur la croix de bois les surplombant. Ces deux-là étaient anciennes. La troisième semblait plus récente car la terre semblait avoir été fraîchement remuée. Et ce ne pouvait donc être celle de la fille du Sicilien puisqu’elle avait été enterrée il y a sept ans.
Mon idée ne m’avait mené nulle part et je suis retourné songeur à la fermette.
Le soir après dîner, nous avons décidé d’aller faire un tour à la mer le lendemain pour nous changer les idées.



© Alain Pecunia, 2008.
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mercredi 29 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 6 (suite et fin)

Chapitre 6 (suite et fin)





Enfin, une demi-heure plus tard, Isa s’est fait éjecter à son tour. Les gendarmes restaient entre gendarmes.
Elle me prit par le bras et m’entraîna vers la pelouse.
– Le chien a découvert un corps qui n’était pas enterré profondément. Il doit être là depuis quelques semaines seulement, mais il est salement mutilé… Les parties et une oreille en moins… Georges et Marcelle ont identifié leur « M. Domi », l’associé et ami de Jacques Berton. Le brigadier avait eu l’occasion de le rencontrer de son vivant et il l’a reconnu aussi. Dominique Pieri, trente-huit ans. Un repris de justice.
– On a donc retrouvé un des deux « disparus ». Les vieux ont eu la bonne intuition. Ça me surprend.
– Le brigadier, reprit Isa, va lancer un avis de recherche sur Jacques Berton. Il pense qu’il a assassiné son associé et qu’il a disparu, mais il peut être loin maintenant car Georges et Marcelle l’ont vu le samedi 28 juin pour la dernière fois.
– Mais pourquoi aurait-il mutilé le corps ? Les couilles, ça se comprend. C’est peut-être par vengeance. Ça se voit dans les crimes homos. Mais l’oreille…
– Il faut l’examen du légiste pour savoir. En fait, il semble que le corps avait déjà été partiellement déterré par un animal – sûrement le chien du fermier. C’est peut-être lui qui avait commencé à le boulotter… Avec la terre et les saloperies autour, on ne peut pas bien se rendre compte. Ils attendent le légiste pour le dégager entièrement.
Marcelle était secouée.
– Ce pauvre M. Domi, si gentil…
Ma curiosité professionnelle ayant repris le dessus, c’est moi qui pris l’initiative de les garder à dîner cette fois. Mais, pour l’instant, nous avions tous besoin d’un petit remontant.
En observant Marcelle et Georges, je me suis fait deux réflexions.
Premièrement, Marcelle éprouvait une peine évidente pour la mort de Dominique Pieri. Deuxièmement, ni l’un ni l’autre ne parlait de Jacques Berton.
Le brigadier soupçonnait ce dernier, et les deux vieux semblaient admettre sa culpabilité puisqu’ils ne contestaient pas ce point. Pourtant, Marcelle avait connu Jacques tout petit. Pourquoi ne le défendait-elle pas ?
J’ai attendu que notre fille soit couchée avant d’aborder ce qui me tracassait. À brûle-pourpoint. Sans préambule.
– Il y a une chose sur laquelle je m’interroge… Il me semble que, pour vous deux, la culpabilité de Jacques Berton ne fasse aucun doute… Vous qui le connaissiez bien, qu’est-ce qui vous fait penser qu’il est l’assassin ?
À voir leur tête, j’avais fait tilt. Ils semblaient coincer aux entournures.
– Ben, parce qu’il a fui…, finit par dire Marcelle.
– Et puis, sinon, qui est-ce qui aurait tué M. Domi ? lâcha Georges.
C’était effectivement une bonne question. Bien évidemment, je n’allais pas le leur dire. Mais j’ai vu au regard que me jeta Isa qu’elle était sur la même longueur d’onde que moi.
Georges était malin. Il était gêné par sa question-réponse.
– De toute façon, reprit-il d’un air dégagé, ça faisait douze ans qu’on ne l’avait pas vu.
Isa a pris la balle au bond.
– Mais pourquoi est-il parti au Venezuela il y a douze ans ? Qu’est-ce qui a pu se passer pour qu’il ait envie de s’expatrier alors que ses parents étaient riches et qu’il participait à leurs activités d’antiquaire ? Tout à l’heure, Marcelle, vous m’avez dit que ses parents lui avaient même confié la gestion de leur stand de Saint-Ouen…
– Allez donc savoir ! s’empressa de dire Georges. Et puis il ne s’entendait pas si bien que ça avec ses parents et sa sœur qui avait dix-sept ans de plus que lui…
– Il a pu faire une bêtise…, ai-je lâché négligemment.
– Ça, c’est certain, intervint Phil à notre surprise à tous. Quand on part dans ces pays-là, c’est qu’on a fait une bêtise.
– Une grosse bêtise, complétai-je en saisissant la balle à mon tour.
J’étais quand même estomaqué que ce soit Papy qui vivait parmi ses auteurs classiques qui ait trouvé la bonne piste, avant Isa et moi, qui étions les pros.
Georges et Marcelle n’avaient plus qu’une envie. Rentrer chez eux au plus vite.
Mais Phil tenait la grande forme. Il ne voulait pas qu’on lui vole son idée.
– À mon humble avis de professeur agrégé de lettres, s’il n’est pas revenu pour l’enterrement de ses parents quand ceux-ci ont décédé, c’est qu’il ne le pouvait pas. S’il est revenu en avril, c’est qu’il le pouvait.
Isa et moi étions admiratifs. Georges et Marcelle étaient dans leurs petits souliers.
– Poursuis, Phil, l’encouragea Isa.
Il eut un large sourire de satisfaction et posa ses mains à plat sur la table pour se donner une contenance pleine de dignité.
– C’est simple. Pour un crime, la prescription est de dix ans. Il n’y avait pas encore prescription quand ses parents sont morts. Et s’il y avait prescription quand il est revenu, c’est qu’il était parti il y a douze ans après avoir commis un crime. C’est de la pure logique, non ?
Georges et Marcelle s’étaient déjà levés pour prendre congé. Il y avait de la précipitation dans l’air.
Toutefois, je n’ai pas voulu leur poser la dernière question qui me venait à présent à l’esprit. D’ailleurs, c’était inutile. J’avais la réponse.
Après leur départ, j’ai longuement complimenté Phil sur ses déductions logiques.
– Vous nous avez fait gagner du temps. Si, si, je vous l’assure…
Il se pavanait, mais c’était bien mérité pour cette fois. Je comprenais mieux à présent pourquoi Isa le tenait en si haute estime et pourquoi son aide avait été des plus précieuses dans l’affaire de trafic de drogue qu’il avait aidé à résoudre.
Mais je n’ai pas compris qu’il parût gêné quand je lui fis un dernier compliment.
– Papy, vous avez le sens du crime dans le sang ! C’est un don qu’ont en commun les grands criminels et les grands policiers. Les uns pour le mal et les autres pour le bien…


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mardi 28 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 6





Le lundi matin, nous avons déjeuné en solo. En famille – si j’y inclus Philippe-Henri, et je crois que je ne peux faire autrement pour très longtemps.
Papy et Philippine ont joué à des jeux de mômes jusqu’au déjeuner, puis chacun s’est installé pour un après-midi de farniente. Interrompu dans l’heure par l’arrivée de Marcelle en vélo – c’était son après-midi de ménage. « C’est vrai, j’ai oublié de vous le dire hier. » Suivi une demi-heure plus tard par Georges – c’était son après-midi de tonte de la pelouse.
– Mais il n’y a rien à tondre avec cette canicule ! C’est tout pelé…, ai-je protesté.
Il a haussé les épaules dédaigneusement en se dirigeant vers l’abri de jardin.
– On voit bien que vous êtes un Parisien ! Une pelouse, ça ne se tond pas. Ça s’entretient. Et chaque semaine !
Nous nous sommes réfugiés dans le champ à pommiers cabossé de taupinières.
Rien ne m’énerve plus que le bruit d’une tondeuse. Au bout d’une demi-heure, j’ai plié bagages et j’ai proposé à Isa d’aller nous promener en ville en amoureux. Laissant Phil à la garde de Philippine et vice versa.
Bernay, sous-préfecture de l’Eure, est la seule ville de Normandie, avec Bayeux, à n’avoir pas été bombardée à la Libération. Ses maisons ou échoppes datant du Moyen Age et de la Renaissance ont donc été préservées. Le tracé de ses rues et ruelles est resté inchangé.
Pour les uns, c’est grâce à l’action du sous-préfet résistant qui sut avertir à temps – et surtout convaincre – les Alliés qu’il n’y avait plus d’Allemands dans la ville. Pour d’autres, c’est grâce à l’intercession de la Vierge du Bon-Secours. En tous les cas, la ville fut libérée par les Canadiens.
Nous nous sommes promenés deux bonnes heures en profitant du calme de ce lundi après-midi. Puis nous sommes rentrés tranquillement.
Marcelle et Georges étaient rentrés chez eux, et Phil attendait notre retour pour aller se promener avec Philippine le long du bois.
– On va voir les bêtes ! nous dit la petite en prenant un grand air mystérieux.
En notre absence, ils avaient réussi à apprivoiser le chien de la ferme d’à côté qui était déjà venu nous rendre visite la veille. Un superbe labrador noir.
Le chien décida de les accompagner.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que j’entendis des aboiements prolongés. Ceux d’un chien qui a trouvé quelque chose.
Le temps de me diriger vers le portail, Phil et la petite qu’il portait dans ses bras étaient déjà de retour.
Ils étaient tout excités.
– Le chien a trouvé quelque chose ! me dit Papy. Tenez ! me dit-il en me mettant la petite dans les bras, gardez-la ici pendant que j’y retourne avec Isa.
– Mais…
– Non, non. Il vaut mieux pas que la petite voie ça. Gardez-la ici. Moi j’y retourne avec Isa… Le temps de trouver une pelle, ajouta-t-il précipitamment.
Quand je l’ai vu repartir avec Isa, j’eus le sentiment d’être la pièce rapportée.
Pour je ne sais quelle raison, c’est à ce moment-là que Georges et Marcelle ont rappliqué.
– Ils ont trouvé quelque chose par-là, leur dis-je en leur indiquant du menton la lisière du bois qui prolongeait le chemin d’accès à notre fermette.
Ils me laissèrent en plan.
Isa revint seule dix minutes plus tard.
– Faut que j’appelle la gendarmerie !
Elle était pâle et haletante.
– Tu pourrais peut-être m’expliquer…
– Plus tard ! Occupe-toi de la petite.
Plus facile à dire qu’à faire, car Philippine gigotait de partout en tentant de se dégager de mes bras.
– J’veux aller avec maman et Papy…
La claque n’était pas loin si elle continuait comme ça. Je le sentais. En cachette de sa mère pour ne pas subir de représailles.
Isa ressortit trois minutes plus tard de la maison. Moi, j’étais resté sur le pas de la porte avec la petite dans les bras qui gigotait de plus en plus et qui ne fut sauvée de la claque que par l’arrivée de sa mère.
– Tu les attends ! Moi, je retourne là-bas.
– Ben voyons !
Elle haussa les épaules et partit au pas de gymnastique.
Une demi-heure plus tard, la gendarmerie était là. Ils étaient cinq.
Eux aussi m’ont laissé en plan. Sauf un qui est resté près de leur véhicule garé devant le portail et qui ne cessa de me regarder comme un suspect.
Mais Philippine n’a pas reçu sa claque sur les fesses devant le gendarme. J’ai attendu qu’il soit occupé avec sa radio et qu’il me tourne le dos.
Un quart d’heure plus tard, Phil et les deux vieux étaient de retour. Muets comme des carpes et la mine sombre. Surtout Marcelle qui essuyait ses larmes.
En moi-même, l’idée qu’ils avaient été éjectés par les gendarmes me fut une petite satisfaction.
Malgré tout, eux savaient, et moi toujours pas.
Je suis quand même parvenu à refiler Philippine à Papy et j’ai franchi la limite du portail pour me diriger vers le « lieu ».
En fait, je n’ai pas pu faire plus de trois mètres.
Le pandore de garde m’a rappelé à l’ordre.
– Vous n’avez rien à faire là-bas ! Restez ici !
– Mais ma femme y est !
– Elle est témoin, pas vous !
– Mais je suis commandant de police !
– Et alors ? C’est pas votre juridiction !
Sarkozy, me suis-je dit, il rêve parfois avec sa collaboration des polices.
J’ai jeté un regard mauvais au gendarme, mais il s’en foutait. Il était content d’emmerder un commandant de police. Un pékin usurpant un grade « militaire ». Un concurrent déloyal.


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dimanche 26 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 5 (suite et fin)

Chapitre 5 (suite et fin)





Je n’éprouvais strictement aucune envie de me rendre compte. Je n’en avais rien à cirer et c’était plutôt confus.
– Ils vont peut-être revenir ? dit Isa qui commençait de se lasser.
– Mais non, ils ont disparu, qu’on vous dit !
– Alors, ça regarde la gendarmerie, fis-je à mon tour pour couper court aux élucubrations des deux vieux qui avaient l’air de passionner Phil.
Marcelle plissa les yeux d’un air entendu en prenant appui des deux coudes sur la table.
– C’que je peux vous dire, c’est que cette grande andouille de brigadier, eh ben, il a pas l’air de trop chercher…
– Mais chercher quoi ? la coupai-je en haussant les épaules.
– Ben, les corps ! dit Georges comme si cela tombait sous le sens.
Isa et moi avons échangé un bref regard. Nous nous comprenions. Nous sortions d’un cauchemar pour retomber dans un autre.
– Alors, c’est comme pour les femmes de Papy ? lâcha Philippine qui était montée sur les genoux de son grand-père.
Phil souriait en hochant la tête.
– Vous avez été marié plusieurs fois, monsieur Phil ? demanda Marcelle, son intérêt soudainement en éveil.
– Deux, répondit Philippine avec assurance.
J’en avais des sueurs. Isa me stupéfia par son sang-froid.
– Mais il est veuf à présent, dit-elle avec un large sourire.
Phil sourit à nouveau.
– Depuis hier seulement, poursuivit Philippine avec sa logique de trois ans plus implacable que celle de Descartes.
Georges et Marcelle sourirent à la petite.
– Les enfants sont comme ça. Ils affabulent, dit affectueusement Marcelle.
J’avais vraiment hâte à présent que l’on en revienne à nos « disparus ».
– Mais qu’est-ce qui vous fait penser à une disparition et non à un simple départ précipité, puisqu’ils ne vous ont pas dit au revoir ? me suis-je lancé.
Le front de Marcelle se plissa. Elle mettait de l’ordre dans sa mémoire.
– Ben, tout était propre et rangé dans la maison et elle était toute fermée, commença-t-elle. Et leurs valises et leurs affaires n’étaient plus là.
– Et alors ? fit Isa.
– Ben, c’est que leur voiture était au garagiste vu que les quatre pneus avaient été crevés le vendredi et qu’on est quand même à dix kilomètres de la gare.
– Un taxi a pu venir les prendre ou quelqu’un d’autre ? dis-je.
– Mais pourquoi ils ont abandonné leur voiture, alors ? Une grosse Mercedes toute rose. Et puis, avant, y avait eu l’explosion de leur garage. Qu’on a jamais bien su ce que c’était…
Bref, une histoire de la campagne, me suis-je dit. Mais il n’y avait plus que Phil et la petite pour écouter leurs salades. Isa et moi, nous avions décroché.
Mentalement et pour aller préparer le repas du soir.
Une omelette géante et une salade aux lardons.
– Vos œufs, je parie que vous les avez pris au supermarché… Oh ! c’est pas qu’ils sont pas bons, mais c’est quand même de l’industriel. Moi, je vais vous apporter des nôtres pendant votre séjour. Vous ne les paierez pas plus cher et vous m’en direz des nouvelles !


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Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





À midi et demi, j’ai allumé le barbecue.
Les deux vieux étaient toujours scotchés autour de la table sur la pelouse avec Phil. Ils en étaient à présent à l’apéritif. Au pastis. Même Papy en avait arrosé sa sempiternelle menthe à l’eau.
Marcelle et Georges acceptèrent l’invitation à déjeuner d’Isabelle.
– Mais on ne voudrait pas déranger…
Le vieux, il a fallu qu’il vienne se mêler de mon barbecue.
– Ah ! vous le faites prendre comme ça, vous, me dit-il d’un air condescendant. C’est bien une méthode de Parisien ! Moi, à votre place…
Isa m’a apporté une Despe bien fraîche au moment opportun. Je l’ai bue à petites gorgées tout en attisant mes braises et en écoutant Georges d’une oreille parfaitement inattentive.
La salade composée et les saucisses aux herbes ont été englouties en silence. Ensuite, fromages et glaces.
– On voit bien que c’est de l’industriel, commenta Marcelle avant même d’entamer sa portion de vanille-fraise. C’est bon, mais c’est quand même de l’industriel… Ce soir, je vous apporterai de la mienne, vous m’en direz des nouvelles !
– Ce soir…, ai-je tenté.
– Ben oui, dit Georges en se frottant le dos contre le dossier de sa chaise. Ici, c’est pas comme chez vous à Paris. Quand on invite, c’est pas que pour le midi, c’est aussi pour le soir. Hein, Marcelle ?
– Pour sûr ! Ici on sait traiter ses invités. Et d’habitude, le repas du dimanche midi, c’est pas que salade-charcuteries. Il faut au moins deux plats. Poisson et viande. Et sans oublier le hors-d’œuvre et le fromage et les tartes… C’est bien pratique, y’a qu’à finir le soir. Mais vous ne pouviez pas savoir. C’est très sympathique comme ça, et puis, vous venez juste d’arriver d’hier…
J’ai regardé Isa avec effarement. Mais elle a détourné son regard.
Ce n’est pas ainsi que j’envisageais mes vacances vertes.
Après le café, Phil s’est laissé embarqué pour une belote. Lui qui n’avait sûrement jamais touché une carte de sa vie.
Sa réflexion joyeuse me détrompa.
– Ça me rappellera avec maman nos parties de bataille !
Évidemment, il manquait un quatrième.
Les regards des trois vieux convergèrent vers moi.
Je me suis retrouvé coincé tout l’après-midi.
À un moment, Georges a interpellé Isa qui s’était installée à quelques pas de nous au pied de l’érable rouge qui trônait au milieu de la pelouse.
– Votre cousin, il vous a pas dit ?
– Dit quoi ? répondit Isa en levant le nez de son magazine.
Georges s’est tourné vers sa femme.
– Ben, tu vois, ils savent pas !
Ils avaient des mines de conspirateurs. Moi, les deux vieux, je ne les sentais pas. Ils auraient été parfaits dans L’Auberge rouge. Cette histoire de couple d’aubergistes qui trucident les voyageurs qui ont la mauvaise idée de s’arrêter pour la nuit dans leur coupe-gorge.
Marcelle interrompit mes pensées malveillantes.
– Mais faudrait pas que ça leur gâche leurs vacances…
– De toute façon, la coupa Georges, il n’y a pas eu de meurtre. Simplement une disparition…
– Deux ! Tu oublies ce M. Domi qui était si gentil. Et puis il y a eu aussi la petite qu’on a retrouvée dans le champ à côté là où il y avait l’ancienne grange…
– Oui, mais celle-là, c’est de l’histoire ancienne
*.
Je n’ai pas tout compris. Il était question d’une jeune Sicilienne, « la fille unique de ce brave M. Patronicci », qui faisait de si bonnes pizzas en ville – « Allez-y de notre part. Vous nous en direz des nouvelles ! » –, dont on avait retrouvé là le corps sept ans plus tôt. Puis on sauta à la famille Berton, des antiquaires, qui avaient cette maison sur notre gauche à deux cents mètres à travers champs. Leur fille que l’on avait « retrouvée pendue dans le bois juste derrière chez eux et qui vient jusqu’à chez vous ». De désespoir.
Et le frère, le Jacquot, qui était revenu du Venezuela après douze ans d’absence pour toucher l’héritage. « Un gros ! » commenta Marcelle. Il était arrivé début avril et son ami, « M. Domi », quelques jours plus tard.
– Puis ils ont disparu comme ça. Juste avant votre arrivée. Sans même nous dire au revoir. Vous vous rendez compte ? Alors que j’avais toujours entretenu la maison de Mme Berton et que Georges y faisait tous les travaux !

* Voir Le Sanglot de Satan.




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samedi 25 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Le lendemain, sur le coup de neuf heures, petit déjeuner champêtre au milieu de la pelouse en famille.
« Élargie ». Car juste au moment où j’apportais la cafetière d’une main et la théière de l’autre, les deux vieux de la veille sont arrivés pour voir si on avait besoin de quelque chose « au cas où ».
À la campagne, c’est une insulte que de ne pas partager le café.
Heureusement que c’est juste une coutume de nos campagnes. Moi, à Paris, je ne m’imagine pas offrant le café chaque matin au voisin qui sonnerait à ma porte par hasard « au cas où »…
J’en ai oublié les œufs à la coque. Enfin, presque. On a quand même pu les manger entre mollets et durs.
À dix heures, Isa et moi avons commencé à débarrasser. Laissant les deux vieux et Phil en grand débat culturel sur la pluie qui se faisait attendre.
Philippine était perchée sur les genoux de Papy et suçotait son pouce paisiblement.
C’est incroyable cette capacité qu’ont les mômes de supporter les conneries des vieux…
Tout en essuyant la vaisselle, j’ai dit à Isa, mi-figue, mi-raisin :
– T’es sûre que c’est cette dame-là qui va te filer un coup de main ?
– Écoute, on est dimanche !
Mais ce n’était pas dimanche pour le téléphone portable.
C’était le commissaire Antoine.
– Alors ? ai-je lancé joyeusement en reconnaissant sa voix. Déjà fini ?
Silence. Pesant.
– Oh ! Antoine, tu m’entends ?
Je secouai le portable. Mais non, la communication n’était pas coupée. Antoine avait seulement la voix très faible et très blanche.
– C’est quoi ces conneries, Pierre ?
J’ai mis un certain temps avant de percuter.
– Tu parles de quoi ?
– Vous avez voulu me faire un canular ou quoi ?
– Excuse-moi, Antoine, mais je ne comprends vraiment pas. Explique-toi.
Longue pause. Soupirs lointains.
– Il n’y a rien à nettoyer… Tu comprends ?
Je blêmis. Me ressaisis.
– Je suis sur place. Mon « ami » m’a appelé pour que je constate par moi-même, de visu. Il n’y a rien. L’appartement est nickel. La chambre est propre comme un sou neuf… Tes saloperies ne sont pas là et, à mon humble avis, n’y ont jamais été… C’est une blague à la con ou une hallucination collective… Vous aviez dû fumer un joint !
– Mais, Antoine, je t’assure…
– Ouais, c’est ça ! coupa-t-il sèchement.
« Tes saloperies ne sont pas là… » Les « saloperies » de Papy…
J’en avais les jambes flageolantes.
– Qu’est-ce qui se passe, mon chéri, tu es tout pâle ?
– C’est rien… Un coup de fatigue, le surmenage…
– Mais c’était Antoine ?
– Oui, oui… Mais rassure-toi, le ménage a été fait…
– Ah ! je suis bien contente. Ça me rassure pour Papy.
Isa s’est jetée à mon cou et elle m’a embrassé fougueusement jusqu’à la glotte.
J’ai préféré ne rien dire à Isa. De toute façon, c’était nettoyé. Personne ne serait jamais mis en cause et tout le monde avait rêvé.
Je suis sorti sur le pas de la porte. J’ai contemplé les trois vieux et ma fille. Pour moi, c’était une vision cauchemardesque.
Puis je me suis dit : « Pourvu que Pilippine n’ait pas hérité des tares de son grand-père ! »
Bien sûr, Isa m’aurait dit que c’était impossible. Qu’ils n’avaient pas de liens génétiques.
C’est vrai. Logiquement vrai. Mais, parfois, je ne peux pas m’empêcher de le penser. Philippine est si proche de lui.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

vendredi 24 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 3





Nous sommes partis le samedi 2 août à neuf heures du matin. Avec nos deux voitures étant donné l’encombrement des deux valises de livres de Phil et ses deux sacs de voyage.
– Mais nous ne partons que quatre semaines ! ai-je tenté de protester une dernière fois au moment du chargement.
– Ce sont juste mes « inséparables ». Sans eux, je ne pars pas ! m’a-t-il rétorqué d’un ton sans réplique.
J’en ai eu un frisson dans le dos. Je n’ai pu m’empêcher de songer qu’il y avait peut-être fourré ses deux momies. Mais ce n’était pas possible, les valises n’étaient pas assez grandes. Il aurait fallu les tasser.
Pourtant, pour des livres, c’était pas si lourd que ça.
J’eus un gros doute sur le déroulement de ces vacances. Il fallait vraiment que je sois amoureux de ma femme pour supporter sa tocade pour ce vieux garçon. Et je pressentais que j’allais me le traîner longtemps dans l’existence. Les profs, ça vit vieux. Dans l’échelle de l’espérance de vie, ils viennent juste après les moines qui détiennent le record de longévité et ils sont quasiment à égalité avec les correcteurs d’imprimerie ou d’édition. Mais il y a nettement moins de dingues chez les moines que chez leurs outsiders.
Isabelle avait pris les devants avec sa Twingo, la petite et nos bagages.
Moi je suivais avec ma familiale, Phil, ses bagages et quelques provisions. Il m’a fait la gueule jusqu’au péage de Mantes-la-Jolie parce que j’avais refusé de lui laisser le volant. Et pourquoi, si c’était comme ça, on ne l’avait pas laissé venir avec sa propre voiture ? J’ai préféré me taire. Je ne suis monté qu’une fois avec lui en voiture. Dans Paris. Je n’ai jamais recommencé. La frousse de ma vie. Il a voulu m’épater en roulant « comme les flics »…
Mais Phil, trois quarts d’heure muet, c’était un exploit. Alors il s’est rattrapé le reste du trajet en me bassinant avec Racine et Corneille – son idée fixe.
Il a voulu me faire la route à partir de Bernay et nous nous sommes retrouvés sur celle d’Alençon au lieu de celle d’Orbec.
Nous avons fait quarante kilomètres de plus au lieu des neuf qu’il nous fallait parcourir normalement pour atteindre Caorches-Saint-Nicolas.
Un cousin d’Isabelle lui avait prêté sa maison de campagne. Une fermette à l’ancienne avec un hectare de terrain clos de haies et d’arbres au milieu des terres agricoles et à trois cents mètres du premier voisin.
Nous avons ouvert la maison, déposé nos bagages et sommes repartis vers le supermarché de Menneval pour les courses du week-end, laissant Philippine à la garde de Papy. Ou l’inverse, plutôt, d’après moi.
Nous avons rempli deux caddies de « liquide » et de victuailles. Et nous avons réussi à ne pas oublier la menthe de Papy… En fait, il a quand même fallu faire demi-tour lorsque nous sommes arrivés à la sortie du parking – et refaire la queue – car j’avais fait un blocage sur son breuvage préféré.
Vers deux heures et demie, nous étions en approche de notre chemin.
De loin, de la fumée s’élevait.
– Pourtant, dis-je à Isa qui conduisait, ça doit être interdit de faire du feu avec toute cette sécheresse ?
Une fois engagés dans notre chemin, le doute n’était plus permis. Le feu s’élevait de derrière « nos » haies.
Les trois cents mètres m’ont paru longs, très longs.
– Mais quelle connerie a-t-il encore pu faire ! ai-je lâché.
– Mais qui ?
– Ben lui !
Là, Isa, elle s’est tue. Elle n’était sûrement pas loin de penser la même chose que moi. Pour une fois.
Nous nous sommes garés sur la partie gravillonnée de la pelouse qui servait de parking et nous nous sommes précipités au milieu du champ.
Phil maniait la fourche autour du feu et Philippine trépignait de joie en courant en tous sens.
Deux personnes âgées se trouvaient également avec eux. Une femme et un homme.
La fourche de Phil semblait aller du feu aux deux vieux et vice versa.
J’ai lancé un regard mauvais vers Isabelle.
Les deux vieux sont venus vers nous lorsqu’ils nous ont aperçus, alertés par les cris de joie de notre fille qui nous appelait.
– Il faut pas le laisser faire ça ! me dit le vieux en ignorant Isa. C’est interdit avec cette sécheresse ! Mais il veut rien entendre…
– C’est bien un Parisien, pour sûr ! commenta la femme.
Nous ne le savions pas encore, mais nous venions de faire connaissance de deux de nos voisins. Marcelle et Georges Lebrige. Qui s’occupaient également de l’entretien, du ménage et de la surveillance de la propriété du cousin.
– Je vais m’en charger ! dis-je en marchant d’un pas martial vers le feu, suivi d’Isa, des vieux et précédé par Philippine.
Phil a brandi sa fourche farouchement dans ma direction. En me tutoyant. Ce qui n’est pas dans ses habitudes.
– Ne t’approche pas !
Isa vint à ma rescousse alors que j’allais tenter de le « désarmer ».
– Papy, pourquoi ce feu maintenant ? Ce n’était pas urgent, lui dit-elle doucement et enjôleuse.
– Si ! Il fallait bien se débarrasser de ces saloperies !
La fumée était âcre, de la teinte de celle du four crématoire du Père-Lachaise. Et ça puait.
Je me tournai vers les deux vieux.
– Il y avait quelque chose à brûler, là ?
J’avais un mauvais pressentiment et une boule d’angoisse qui grossissait au fond de la gorge, comme la petite bête qui monte qui monte…
– Oh oui ! m’a répondu le vieux. Un bon tas de branchages qu’on attendait la pluie pour le brûler.
– Mais ça pue tant que ça ?
– Oh ! il devait bien y avoir un peu de saloperies avec. De vieux bidons ou une bête crevée… P’t’être même qu’y avait un terrier de lapins…
Je me suis dirigé vers Philippine que sa mère avait prise dans ses bras.
– Dis-moi, ma chérie, qu’est-ce qu’il brûle, Papy ?
– Des branches et des saloperies, me répondit-elle joyeusement. Des branches et des saloperies…
Ça devenait une comptine.
J’interrogeai Isa du regard.
– Elle ne dira rien de plus. Elle m’a dit que c’était un secret entre elle et Papy, dit-elle en haussant les épaules.
Il a fallu attendre que le feu soit entièrement consumé pour que Papy abandonne sa fourche et que les deux vieux se retirent.
Pendant ce temps-là, Isa et moi avons commencé à ranger nos provisions et à défaire les bagages.
Je n’ai pu m’empêcher d’aller faire un tour dans la chambre du premier attribuée à Philippe-Henri.
Ses deux valises étaient vidées ainsi que ses deux sacs de voyage.
Le tout, livres et linge pêle-mêle, gisant sur le dessus-de-lit et le tapis.
Je m’étais fait des idées. Je crois que j’ai réellement besoin de ces vacances. J’ai les nerfs à fleur de peau.



© Alain Pecunia, 2008.
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jeudi 23 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





Le mercredi 23 juillet, dès le lendemain, nous avons déjeuné avec Antoine.
Le commissaire a d’abord tiqué. C’est vrai qu’il trouvait le professeur sympathique et qu’il lui devait une superbe chandelle. Mais il y avait quand même deux corps à soustraire à la justice.
Puis il s’est laissé avoir par le sens de la diplomatie et tout l’art de la séduction dont sait parfois user Isa. Surtout par ses sous-entendus. Qui étaient limite chantage.
Il a fini par convenir qu’entre flics on pouvait résoudre ce type de situation humainement et rapidement. Qu’emprunter la procédure normale et la voix judiciaire ne ferait que compliquer un cas simple. Que, si les juges relâchaient trop rapidement la petite canaille, ils risquaient, là, de chercher la petite bête. Mais, surtout, Phil avait été un bon indic, et la règle non écrite, mais à laquelle aucun flic ne peut déroger, veut que l’on protège toujours son « cousin ». Plus encore s’il s’agit d’un honnête citoyen.
– OK, finit-il par dire, j’assume le nettoyage au nom de notre amitié et pour le bien de Philippine.
– Tu as besoin de nous ? demandai-je.
– Non. Il ne faut pas mouiller la police là-dedans.
– Tu as une idée.
– Oui. Mais il faut que le terrain soit dégagé.
– C’est-à-dire ? demanda Isa.
– Vous avez bien vos congés en août tous les deux ?
– Oui, répondis-je.
– Alors, emmenez Philippe-Henri en vacances avec vous. Je ferai nettoyer après son départ.
Son plan était simple. Un ex-grand bonnet de la drogue lui devait un service. Il aurait là l’occasion de le lui rendre. Il avait la main-d’œuvre pour.
– C’est simple, vous savez. Ils les ficèleront chacune dans un tapis et les emporteront.
– Mais il faut que les corps disparaissent réellement…, m’inquiétai-je.
– T’inquiète, celui-là il s’est reconverti dans les pompes funèbres !
Bien sûr, nous n’avons pas parlé à Phil de nos projets pour les dépouilles de sa mère et de la femme de ménage.
Mais il ne fut pas aussi simple que cela de le décider à partir en vacances avec nous. Il jetait de temps à autre des regards inquiets vers la porte de son petit cimetière perso.
– C’est que je n’ai pas l’habitude de partir en vacances !… Et mes livres ?… Et qui va entretenir l’appartement ?…
La diplomatie d’Isa et toute sa tendresse « filiale » déployées se heurtaient à un mur. Je l’ai senti prête à pleurer face à l’entêtement de Phil.
Quand Philippine a dit : « Il ne faut pas oublier d’emmener les femmes de Papy en vacances », je me suis décidé à agir. On allait finir par frôler la catastrophe.
Alors, j’ai entraîné le vieux dans son bureau en demandant à Isa de s’occuper de Philippine. J’ai refermé la porte derrière nous.
– Phil, lui ai-je dit doucement mais fermement, ça suffit comme ça les conneries. Vous venez en vacances avec nous ou vous irez en prison… Le choix est simple. Alors ?
Il a réfléchi longuement, comme s’il mijotait quelque chose. Puis il a dit, larmoyant :
– Je ne veux pas aller en prison…
J’ai poussé un soupir de soulagement.
C’était quand même la solution que je préférais.


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mercredi 22 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 1 (suite 2)

Chapitre 1 (suite 2 et fin)





De notre appartement rue du Commerce à la rue Saint-Dominique, ça fait un bon quart d’heure à pied.
Donc elle eut le temps de m’expliquer.
Pour elle, c’était simple.
Papy avait fait un super travail d’indic – lui, il n’aimait pas le mot, il préférait qu’on dise « auxiliaire de police » – depuis la fin mars pour le compte du commissaire Antoine des Stups. Grâce à ses rapports précis, le commissaire était sur le point de mettre fin aux activités de trafiquants de drogue de Christine Langlot et de Jean Périni. Elle, c’était la femme du patron du bar-restaurant Au Relais angevin de la rue Cler, Gérard Langlot, lui-même inculpé dans une obscure affaire de meurtre en juin dans un bled de la Loire-Atlantique
*. (J’avais entendu parler de ce meurtre mais j’ignorais qu’il s’agissait de lui jusqu’à ce qu’Isabelle me l’apprenne.) Jean Périni, lui, était à la fois serveur et homme de confiance au Relais angevin.
Leur arrestation était imminente. C’est ce qu’avait dit Antoine la veille au soir à Isa lorsqu’elle lui avait téléphoné.
Donc, vu le rôle de Papy dans cette affaire importante, un renvoi d’ascenseur s’imposait.
– Papy, il a peut-être deux cadavres chez lui, mais eux, ces salauds de trafiquants de mort, c’est plus de deux morts qu’ils ont sur la conscience, me martela Isa.
Je réfléchissais.
– Et tu vas demander quoi à Antoine ? Ça a beau être un pote, c’est aussi un flic consciencieux…
– Nous allons le lui demander ensemble.
J’ai accusé le choc.
– T’inquiète, de toute façon, si Papy était inculpé, son affaire à Antoine capoterait. Les avocats de ces pourris ne manqueraient pas de se servir de la mise en examen de Papy pour faire invalider la procédure.
– Mais ils ne pourront pas avoir connaissance du rôle joué par Papy ! objectai-je.
Elle eut un large sourire radieux.
– Mais, mon chéri d’amour, je me ferai un plaisir de le leur révéler…
Quand nous sommes entrés dans l’appartement de Philippe-Henri, Philippine m’a accueilli un doigt devant la bouche.
– Chut ! elle m’a intimé, les femmes de Papy dorment. Faut pas les réveiller.
Papy, lui, souriait béatement.
J’avais pénétré dans un autre monde.
* Voir Cadavres dans le blockhaus.


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mardi 21 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 1 (suite 1)

Chapitre 1 (suite 1)






J’ai alors ressenti un immense besoin de m’asseoir. Je me suis laissé tomber de tout mon poids sur la première chaise venue. Quatre-vingts kilos qui se sont abattus d’une masse.
Je commençais de perdre mon calme.
– Tu te rends compte le traumatisme pour notre fille ? Elle n’a même pas encore trois ans !
C’est incroyable cette capacité qu’ont les femmes de mêler tantôt les pleurs et un calme des plus sereins alors que l’on est toujours dans la même situation.
– Oh ! pour ça, ne t’inquiète pas. Elle a juste été surprise de trouver « deux dames qui dorment ». Mais, après, elle a refermé la porte doucement pour, a-t-elle dit, « laisser dormir les femmes de Papy »…
Je suis groggy. Je me dis que c’est l’effet retard de la tension de ces derniers jours. Que tout va bien et que tout énoncé de problème contient sa solution.
– Mais où est Philippine ? je demande soudain inquiet.
Je m’attends au pire.
– Ben, chez son grand-père, me répond sa mère le plus naturellement du monde.
Je saute sur mes pieds, mû par le ressort de la fibre paternelle.
– Quoi ? Chez ce vieux dingue et avec deux macchabées ! Mais tu es tombée sur la tête, ou quoi ?
Aïe ! j’ai touché au vieux…
– Premièrement, je ne te permets pas de parler de Phil comme ça ! Deuxièmement, la petite et son grand-père s’adorent !
– Mais il est dingue ! je persiste.
Elle contre-attaque.
– Pas le moins du monde. J’ai vu hier après-midi le Dr Lévy – tu sais, son vieil ami psy ? –, eh bien, il m’a certifié que Phil ne représente aucun danger – en tout cas qu’il n’en représente plus. Il est guéri de ses vieilles manies affabulatrices…
Je la coupe pour revenir à la réalité. Les deux momies.
– Il y a quand même deux cadavres dans l’appartement de Philippe-Henri !
– Justement !
– C’est bien ce que je dis, non ? Et j’espère que… – non, ne me dis pas que tu ne l’as pas fait…
Elle a croisé les bras sur sa poitrine. C’est mauvais signe. Du moins pour moi. Généralement, rien ne peut la faire céder. Plus têtue qu’un môme devant sa play-station.
– Non. Je n’ai pas appelé la police et il est hors de question de le faire. De toute façon, toi et moi, nous sommes la police…
– Attends ! J’hallucine ! T’es devenue dingue ! Tu es flic, capitaine à la Crim en plus, et tu sais très bien que notre devoir est de mentionner tout crime et délit dont nous pouvons avoir connaissance. Que nous ne sommes que les auxiliaires de la justice…
– Arrête ton char, Pierre ! C’est à nous de trouver une solution.
– Ne me dis pas que tu veux dissimuler deux cadavres ?
– Les dissimuler, non. Les faire disparaître, oui !
Je tourne en rond comme un tigre enragé et en brassant l’air de mes bras.
– Elle est devenue folle ! Elle veut foutre en l’air nos carrières ! Mais c’est dingue…
Elle n’a toujours pas décroisé ses bras et semble attendre que je me calme. Je finis par me rasseoir. De toute façon, parti comme c’est parti, il est impossible que j’aie le dernier mot.
– Il s’agit simplement de deux corps sans sépulture. Eh bien, nous allons leur en donner une ! me sort-elle avec le plus grand calme comme s’il n’y avait rien de plus naturel.
– Mais ces cadavres, c’est qui ? Depuis combien de temps sont-ils là ? Est-ce qu’il les a tuées, ces deux femmes ? De quoi sont-elles mortes ?… Ton Phil est peut-être un assassin… que dis-je ? sûrement, même… T’es-tu au moins posé cette question ? m’a chérie, dis-je en tentant de poser mes mains sur les épaules de ma femme.
– Bas les pattes ! Il faut d’abord résoudre le problème… L’un des corps est celui de sa mère et l’autre de la femme de ménage qui n’a plus de famille pour s’en inquiéter. Et il ne les a pas assassinées, comme tu oses l’insinuer ignoblement. Elles sont mortes toutes les deux d’un arrêt cardiaque à deux années d’intervalle. Il me l’a juré sur la tête de Philippine – ta fille, je te le rappelle ! –, ce qu’il a de plus précieux au monde avec moi… Et il les a simplement gardées dans l’appartement – pieusement, pourrait-on même dire…
– Mais s’il les avait tuées quand même ?
– Et alors ? L’assassin « au collier de perles », il court toujours, non ? Tu te souviens, le « Père Noël tueur » ? Eh bien, on n’en fait plus toute une pendule et on a même abandonné les recherches… De toute façon, elles sont mortes depuis plusieurs années et c’est pas en traînant Papy en justice qu’on les fera revivre. Pour moi, il y a prescription et il est hors de question de le dénoncer pour de soi-disant crimes – qu’il n’a même pas commis… Et n’oublie pas qu’il s’agit du grand-père de ta fille et que ça la traumatiserait. Mais c’est peut-être ce que tu cherches, après tout ? Tu as toujours été jaloux de lui, de toute façon !
J’ai renoncé à dire quoi que ce soit.
Ce mois de juillet a commencé en calvaire, il doit se terminer en crucifixion. C’est d’une logique imparable.
– T’as une idée ? ai-je fini par demander. Au point où nous en sommes…
– Allons chercher la petite chez Papy. Je t’expliquerai en chemin.



© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 20 octobre 2008

Et...

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Noir Express : "Sans se salir les mains" (Chroniques croisées VII) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Reprenons !
Cet épisode est à la fois le dénouement de Sous le signe du rosaire qui s’achevait sur un horrible suspense et une prolongation du Sanglot de Satan.
Isabelle Cavalier, capitaine à la Crim, vole au secours de Philippe-Henri Dumontar, notre sympathique serial killer, et part en famille pour un séjour campagnard bien mérité, où le couple Cavalier et Philippe-Henri affronteront la Pizza Connection normande.

Alors que le récit précédent était mon préféré (peut-être parce que ma cohabitation forcée avec Philippe-Henri Dumontar fut éprouvante), celui-ci est un peu, à mon goût, le maillon faible des « Chroniques croisées ». Il est surtout un lien entre les épisodes précédents et les suivants, mais, dès à présent, le couple Cavalier est bien constitué, lui aux RG et elle à la Crim, lui le « flic politique » et elle l’idéaliste poursuivant le crime tel un chevalier blanc, avec un esprit sans concession.
Chapitre 1





J’avais téléphoné à Isa la nouvelle de ma promotion au grade de commandant et de mon affectation à la Direction centrale des Renseignements généraux, rue des Saussaies.
Elle ne manifesta aucune joie, même quand je lui annonçai que j’étais libre jusqu’au 1er septembre en accumulant mes congés restants et mes récupérations. Sa voix était emplie d’angoisse et elle me supplia de revenir le plus vite possible. J’étais surpris. Isa, ma femme, ne perdait jamais son sang-froid. Sinon, elle n’eût pas été capitaine à la Brigade criminelle.
– Ça concerne la petite ? Elle est malade ? Elle a eu un accident ?
– Non. Elle n’a rien. Mais rentre vite, je t’en supplie… Je ne peux pas t’en parler comme ça.
– Bien, je serai là dans le courant de l’après-midi.
Nous étions le mardi 22 juillet.
Durant les quatre heures et demie de trajet entre Saint-Michel-Chef-Chef et Paris, je ne cessai de me poser mille et une questions. Sans y trouver aucune réponse. En tout cas, il y avait un problème. C’était la seule certitude.
Quand je suis arrivé à notre appartement, un trois-pièces ancien rue du Commerce, j’ai tout de suite vu qu’elle avait longuement pleuré.
La petite, notre fille Philippine, qui allait bientôt fêter ses trois ans le 23 août 2003, n’était pas là.
– Elle est chez Papy ?
Papy, c’est Philippe-Henri. Phil pour les intimes et Papy pour nous depuis la naissance de la petite.
C’est un vieux prof de lettres très vieille France et un peu maniaque comme tous les vieux garçons qui ont vécu toute leur vie dans le giron de leur « maman ». Mais, bon, Isabelle l’adore. Il est comme un père pour elle. L’homme qui compte le plus dans sa vie après moi.
D’ailleurs, il me le fait suffisamment sentir comme ça.
Je n’ai jamais vu Isa dans cet état. Elle se trémousse. Fait des mines. Semble chercher ses mots.
– Justement…
– Justement quoi ?
– Il y a un problème avec Papy…
Elle déglutit avec difficulté. N’arrive pas à trouver ses mots. J’essaie de l’aider.
– Mais Papy est un type sans problème !
Elle se met à pleurer et se blottit contre moi.
– Oh ! Pierre, qu’est-ce que nous allons faire ?
Je n’y suis pas du tout. Je ne comprends strictement rien.
– Si tu commençais par m’expliquer tout depuis le commencement, ma chérie, dis-je tout en lui caressant ses cheveux si doux.
Et elle commence à m’expliquer. Avec des périodes de pleurs.
Dans mon métier, il faut savoir écouter et observer. Rester impassible devant n’importe quelle confession ou situation.
Là, j’ai quand même du mal. Après tout ce que je viens de vivre
*, ça fait beaucoup. J’hallucine ou je n’ai pas tout saisi. Dans ces cas-là, j’ai pour habitude de récapituler.
– Si j’ai bien compris, dis-je le plus lentement possible afin de garder mon calme, il y aurait, dans la pièce de l’appartement de Phil qu’il garde toujours fermée à clé, deux corps – deux cadavres momifiés –, chacun sur un lit… et nus. C’est ça ?
– Oui.
– Donc, avant-hier, tu revenais de courses dans les grands magasins, Phil gardait notre fille, et, par inadvertance, tu as ouvert cette porte qui, pour une fois, n’était pas fermée à clé… C’est toujours ça ?
– Non.
– Quoi, non ?
– C’est Philippine qui a ouvert la porte.
– Bon. D’accord. Et c’est toi qui as découvert alors les deux corps ?
– Non.
– Quoi, non ? Ne me dis pas que…
– Si. C’est pas moi. C’est Philippine…


* Voir Un vague arrière-goût.
© Alain Pecunia, 2008.
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samedi 4 octobre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 25

Chapitre 25





J’ai le trac.
Pour la première fois.
Je ne sais pas comment ça va se passer.
Surtout avec la petite.






« Le sanglot de Satan dans l’ombre continue. »
Hugo, Victor.


© Alain Pecunia, 2008.
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vendredi 3 octobre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 24

Chapitre 24





Je suis très heureux et je sais toujours qui je suis depuis la naissance de Philippine. Isa et sa fille ont transfiguré mon existence et son mari – je n’arrive pas toujours à me souvenir de son prénom à celui-là, Pierre… – est très sympathique avec moi.
Le Dr Lévy m’a même dit que je n’avais plus besoin de venir le voir. Sinon par amitié.
Ma petite Philippine va bientôt avoir trois ans. Le 23 août 2003.
Mais, cette année, nous ne pourrons pas faire la fête au Relais angevin.
Le patron, Gérard Langlot, est impliqué depuis la seconde quinzaine de juin dans une tragique histoire de meurtre dans un bled perdu de Loire-Atlantique
*.
Jean, le serveur, m’a dit que, « compte tenu des circonstances, ce n’est pas souhaitable ».
Moi, je sais bien pourquoi il dit ça.
Depuis un certain temps, de sombres rumeurs couraient sur Le Relais angevin.
Isa et ses amis m’avaient expliqué qu’il s’agissait d’une histoire de drogue. Je n’en avais pas cru mes oreilles. Gérard Langlot en trafiquant ! Sa femme et le serveur, je veux bien, ils n’étaient pas nets. Mais M. Langlot !
Je n’ai pas pu refuser aux amis d’Isa de leur servir d’« auxiliaire bénévole » dans cette histoire.
Indicateur, je ne voulais pas, mais auxiliaire, c’est honorable. Et puis ils sont tellement gentils avec moi.
– Vous faites partie des meubles, Phil, dans ce rade. Ils ne se méfieront pas de vous. Vous n’avez qu’à noter les allées et venues des uns et des autres quand vous y êtes, m’a dit le copain des Stups d’Isa, le commissaire Antoine.
C’est vrai que je suis très observateur. Il paraît que je leur ai été très utile.
– Vous avez un avenir devant vous tout tracé lorsque vous serez à la retraite ! m’ont-ils blagué.
C’est vrai que c’est pour bientôt. Je viens d’avoir cinquante-sept ans le 13 avril dernier. Et la police, c’est comme ma famille maintenant. Une grande famille.
Mais je me suis égaré.
Bref, ça me contrarie qu’on ne puisse pas faire notre fête au Relais angevin. Il me faut trouver une solution de rechange.
– Non, Philippine, on ne rentre pas dans cette pièce !
On dirait qu’elle le fait exprès. Isa m’a dit que les mômes c’est comme ça. On leur défend quelque chose, il faut qu’ils le fassent.
– Tiens, m’a-t-elle lâché un jour, avec cette porte toujours fermée à clé dans ton appartement, c’est comme dans le conte de Barbe-Bleue !
Ça ne m’a pas fait rire.
Mais il faut vraiment avoir toujours un œil sur eux.
C’est vrai, je ne l’ai pas encore dit.
Depuis l’affectation du mari d’Isa au SRPJ de Rennes en début d’année, je fais souvent office de baby-sitter le mercredi après-midi et parfois lors de mes congés, comme la plupart des après-midi de ce mois de juillet.
Mais je supporte mal la canicule et ça m’énerve de la voir en train d’essayer d’atteindre la poignée de cette porte même si elle est fermée à double tour.
J’aime bien ma petite-fille. Pourtant, parfois, j’ai hâte, comme aujourd’hui, que sa mère vienne la récupérer.
Tiens, justement, j’entends les pas d’Isa dans l’escalier.
Je les reconnaîtrais entre mille.
– Non, Philippine, ne joue pas avec ce tabouret !
Qu’est-ce qu’elle peut être énervante aujourd’hui…
Coup de sonnette d’Isa.
– Oui, j’arrive !… Maman arrive, Philippine. Viens l’accueillir avec moi…
Et puis zut !
Isa a les bras encombrés de sacs. Elle a fait les dernières démarques et a pensé à moi.
– J’espère que ça te plaira. Je n’ai pas dépassé le budget que tu m’avais fixé. J’ai fait pour le mieux… Mais je ne comprends vraiment pas ta sainte horreur des grands magasins !
Je l’aide à déballer le tout sur mon canapé-lit.
Je garde un œil sur la petite en face dans le couloir.
– Non, Philippine, un tabouret n’est pas un jouet…
– Mais laisse-la donc tranquille, Phil ! Elle ne fait rien de mal. Regarde plutôt ce que je t’ai pris.
De toute façon, la porte est fermée.
– Essaie ce pull d’été.
J’enfile. Je confonds une manche et le col. Je ne supporte pas cette sensation d’étouffement. J’angoisse.
– Maman ! Maman !
Ça y est, Philippine nous fait un caprice, maintenant.
Ce qu’elle peut être impérieuse, cette petite. Ce doit être à cause du métier de ses parents.
– Quoi, Philippine ? Tu vois que maman est occupée avec Papy…
Un peu d’autorité, ça me fait plaisir. Mais je voudrais bien sortir de cette foutue manche.
– Attends, Phil ! Ne t’affole pas…
Ne pas m’affoler, elle est drôle, elle ! J’ai un mauvais pressentiment. Comme lorsque je ne vais plus être moi-même. Pourtant, ça faisait longtemps…
– Maman ! Maman !
Isa s’énerve.
– Je suis occupée avec Papy ! Débrouille-toi !
Ouf ! je suis sorti de la manche. Il ne reste plus qu’à trouver le col. Je me suis senti au bord de la panique.
– Maman…, bégaie la petite, maman… il y a deux dames qui dorment… toutes nues…

* Voir Cadavres dans le blockhaus.




© Alain Pecunia, 2008.
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Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 23

Chapitre 23





Au début de l’été, Isa m’a présenté son fiancé. Un flic, bien sûr.
Ça m’a fait un choc. « Tu n’es quand même pas son père ! » me suis-je dit pour me raisonner. Mais c’était pareil.
Un étranger, un intrus, venait m’enlever Isa. Avec son consentement, en plus.
Isa a senti mon désarroi.
– Ne t’inquiète pas, Phil, rien ne sera changé entre nous, m’a-t-elle dit en me tapotant la main.
Notre geste d’affection.
J’ai quand même failli pleurer.
Je l’ai dit au Dr Lévy.
– Tant mieux ! il m’a dit. Si vous l’aimez comme votre propre fille, elle vous donnera des petits-enfants…
Pas tout de suite, quand même ! me suis-je dit. Et puis, j’en ai rien à foutre d’avoir des petits-enfants. C’est Isa que je veux, moi. Et pour moi tout seul !
Mais je sens bien que c’est impossible. C’est Isa et son capitaine ou plus d’Isa du tout.
Et je ne peux même pas demander conseil à maman puisqu’elle est scotchée. De toute façon, pour ce qu’elle aurait à me dire…
Mais ça a quand même été vite. De mon point de vue tout au moins. Car Isa, elle, elle semblait plutôt pressée.
Ils se sont mariés en septembre.
Isabelle Cavalier qu’elle s’appelle maintenant.
On a fait la noce au Relais angevin. Soixante personnes. Que des policiers des deux sexes de grades divers et de tous les services – Stups, Criminelle, Mineurs, Mœurs, Renseignements généraux, DST… Et aussi le Dr Lévy qui nous a fait le grand honneur de sa présence. Mais il a semblé bouder la charcuterie. Pourtant, c’était du bon et sain cochon.
Mais on n’a pas vu la femme du patron ni Jean. Qui était souffrant ce soir-là.
Le patron, Gérard Langlot, il avait dû engager trois extras en plus de Momo pour faire face.
Jusqu’à l’aube, ça a duré. La sono à fond. Et les voisins, ils pouvaient toujours appeler les flics. Leur ronde, ce soir-là, ils l’ont faite en dansant sur les tables !
Et la petite, elle est née en août 2000.
Philippine qu’ils l’ont appelée. En mon honneur.
Qu’est-ce que j’ai pu pleurer ce jour-là à la maternité.
Comme le père était de service, ils ont cru que j’étais le géniteur. J’ai quand même refusé d’aller en salle d’accouchement. Isabelle aurait bien voulu, mais je n’aurais pas pu supporter de la voir nue. Surtout avec tout ce qui se raconte sur la perte des « eaux » et tout ce qui vient avec.
Bien sûr, je suis son parrain.
Elle est à la fois ma filleule et ma petite-fille.
J’ai encore beaucoup pleuré.
On a fêté sa naissance, avec les mêmes – et toujours sans Jean le serveur – au Relais angevin.
Heureusement que les flics ils ne se font pas d’alcootest entre eux !


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Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 22

Chapitre 22





C’est bon de se sentir exister pour une femme. Maintenant, depuis le début de cette année, la 99, je l’appelle « Isa » et elle « Phil ».
Nous sommes parfois allés au cinéma ensemble et j’ai osé ce que je n’aurais jamais cru pouvoir oser avec une autre femme que maman. D’ailleurs, cette seule idée eût été auparavant sacrilège, incongrue.
J’ai emmené Isa au Louvre ! Et j’ai de la chance, elle est tombée sous le charme de la salle des sarcophages égyptiens et de celle consacrée à l’art funéraire de l’Egypte romaine. Cette dernière est située dans les anciennes écuries impériales et c’est ma préférée. À cause de ses momies, surtout celle de Padiimenipet, qui m’a fasciné dès le premier jour où je l’ai découverte. Grâce à maman.
J’en ai profité pour lui expliquer les procédés de momification des Anciens – qui sont, d’ailleurs, toujours valables dans leurs grandes lignes.
Le goudron de conifère et la cire d’abeille font des merveilles, mais je n’ai pas voulu entrer dans les détails. Les momies me passionnent beaucoup moins depuis que j’ai fait la connaissance d’Isabelle.
Isa m’a également complimenté pour mon eau de toilette.
– C’est mieux que votre eau de Cologne à la lavande dont vous donniez l’impression de vous asperger des pieds à la tête.
J’avais pris cette habitude après la mort de maman, quand j’avais entendu quelques élèves des grandes classes se faire la réflexion, à plusieurs reprises – derrière mon dos, évidemment, mais suffisamment fort pour que je l’entende – que « ça sentait le croque-mort ».
– C’est curieux les coïncidences, a-t-elle ajouté en riant, les vendeuses du rayon lingerie – vous vous souvenez ? – s’étaient souvenues que le « Père Noël tueur » dégageait une forte odeur de lavande…
Nous nous retrouvons souvent au Relais angevin.
Mais Jean, le loufiat, il ne s’est jamais permis la moindre réflexion goguenarde à notre égard. Il semble même se tenir à distance d’Isabelle. Encore plus depuis qu’Isa a pris l’habitude de venir parfois avec des collègues de travail. De la PJ et de la DST.
Quelquefois, ils y organisent des pots pour les anniversaires ou les fêtes des uns et des autres. Ou lorsqu’ils ont résolu une bonne affaire.
Ils sont très sympathiques. Parfois, je me permets de les taquiner.
– Oui, mais le tueur « au collier », votre « Père Noël tueur », il court toujours !
Ils le prennent bien. Ils rient avec moi.
Ils ont beaucoup d’humour.
Toutefois, ma grande satisfaction, c’est de voir le gendarme retraité « toujours accroché au bar » filer à l’anglaise dès qu’Isa pénètre dans les lieux.
Il y en a une aussi qui nous évite, c’est la femme du patron, la Christine blondasse, qui a d’ailleurs l’air de mal vieillir et de ne pas être toujours bien claire d’esprit.
Lors d’un pot, mes amis policiers l’ont invité à trinquer avec eux.
– Entre fonctionnaires, ça ne se refuse pas !
Gênée qu’elle était. Pas possible ! C’est simple, on l’aurait cru en garde à vue avec la tête qu’elle tirait.
Même le Jean, son attitude n’est pas très nette. Il est bizarre. Comme s’il cachait quelque chose.
Le Dr Lévy, il est très content de ma nouvelle vie « sociale ».



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jeudi 2 octobre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 21

Chapitre 21





Lorsque je lui ai raconté cette conversation avec Isabelle, le Dr Lévy a trouvé tout ça fort intéressant. Il m’a écouté avec beaucoup d’attention. Puis il a longuement hoché la tête.
– Vous voyez, a-t-il commenté, tout compte fait, vous avez de la chance que votre manuscrit n’ait pas été publié. Qu’il n’ait eu que moi comme lecteur…
Je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire ou me faire comprendre.
En tout cas, il me conseilla vivement de poursuivre cette relation et me félicita d’avoir eu la grandeur d’âme, la sagesse, de ne pas tenir rigueur de ses aveux à ma jeune amie.
– Vous avez énormément progressé, vous savez ?
Le Dr Lévy a toujours de bons conseils dont je sais tirer le meilleur profit, mais je suis quand même plus intelligent que lui.
Et ne parlons pas de cette police d’incapables.
Je n’étais pas près de commettre la moindre petite erreur.
D’abord, je me suis débarrassé de la couverture de maman – je veux parler de l’habit de Père Noël qui lui en servait lieu – en profitant du premier ramassage de vêtements de la Croix-Rouge.
Ensuite, j’ai été abandonner le rosaire de maman sur un banc de l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. – L’église, elle est presque en face de chez nous.
Ça n’a quand même pas été une mince affaire que de le « piquer » à nouveau à maman.
– Quoi ! après ma couverture, tu me voles mon rosaire !
– Mais non, maman, c’est pour le nettoyer.
– Il est très bien comme ça !
De force que j’ai dû le lui arracher.
Mais, maman, elle n’a pas trop de force dans les mains. Plus du tout, d’ailleurs. C’est pour la forme qu’elle résistait. Comme à son habitude depuis qu’elle est morte.
Et puis, j’ai pris une grande décision.
Faut dire que, pour les soins, c’est pas commode de courir d’une pièce à l’autre. Puis j’en ai assez de l’obscurité où est plongé mon bureau depuis que j’y ai emménagé Ghislaine.
De toute façon, depuis ma rencontre avec Isabelle, je n’éprouve plus le même plaisir avec elles deux. Je m’en désintéresse, en quelque sorte.
Oh ! bien sûr, elles ne le manifestent pas de la même façon. Chacune avec son caractère, comme les femmes.
Maman, ce sont des jérémiades.
– Philippe-Henri, tu me délaisses, mon chéri…
« Mon chéri », ça c’est nouveau. Et quand on faisait des choses, maman et moi, elle exigeait toujours que je la vouvoie pendant le temps que ça durait. Le reste du temps elle le passait à me rabrouer et à me faire jouer le larbin.
Jamais maman ne m’a dit « mon chéri » ou « je t’aime ».
Maintenant, il est trop tard. Je m’en tape.
Alors je lui ai collé un gros morceau de scotch d’emballage, du marron bien collant, sur la bouche.
Ghislaine, c’est différent. Mais c’est presque plus insupportable à la longue que les manifestations bruyantes de maman. Elle fait dans le larmoyant silencieux. C’est sa nature. Elle n’y peut rien. Moi, si. Et hop ! un gros morceau de scotch sur les yeux.
Donc, ma grande décision, ça a été de les regrouper dans notre chambre à maman et à moi. Chacune son lit. Maman, le sien. Ghislaine, le mien.
Il m’a fallu mille précautions pour déménager Ghislaine.
C’est pas une question de poids – elle est encore moins lourde qu’avant – mais de fragilité.
Elles n’ont pas pipé mot. De toute façon, l’une ne pouvait pas brailler ni l’autre larmoyer.
En tout cas, ça m’a grandement facilité les soins et ma vie tout court.
J’ai nettoyé le canapé en cuir et Emmaüs est venu le chercher.
Le même jour, je me suis fait livrer un superbe canapé-lit.
J’ai enfin l’impression d’être chez moi.
Et, surtout, j’ai de la lumière pour travailler à mon bureau. Ça a fait chuter ma note d’électricité. C’est pas croyable.
Je ne ferme même pas les persiennes la nuit.
J’ai aussi acheté un portable pour communiquer plus facilement avec Isabelle.


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Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 20

Chapitre 20





J’ai revu plusieurs fois Isabelle au cours de cet été 98.
Elle a vingt-huit ans. Sa vie n’a pas été facile. Beaucoup de souffrance. De violence. Que je devine mais qu’elle n’évoque pas. Elle est aussi pudique que Ghislaine.
Elle m’a quand même dit qu’elle était entrée dans la police par vocation. Pour faire la chasse aux violeurs.
Je pense que ce n’est pas par hasard.
Elle est à la fois réservée et familière à mon égard. Toujours enjouée quand nous nous voyons.
Elle n’aime pas parler de son père. Son regard se voile toujours quand elle l’évoque – rarement –, son visage se contracte.
– J’aurais préféré vous avoir pour père, vous, m’a-t-elle confié un jour.
J’en ai été très ému.
Au Relais angevin, quand ils ont appris qu’elle était inspectrice, ça a été la surprise.
Il n’y en a que deux à qui ça déplaisait. Le gendarme retraité parce que le maintien de l’ordre était un métier d’homme. Et Jean, le serveur, je ne sais pas pourquoi.
Christine Langlot, la femme du patron, lui fait la gueule. Mais c’est par jalousie féminine, sûrement.
Sinon, ma cote a remonté en flèche.
Je me suis surpris à attendre nos rendez-vous irréguliers et trop espacés à mon goût.
Nous parlons souvent littérature. C’est son passe-temps. Elle a beaucoup de respect pour nos grands classiques. Elle aime faire appel à mon érudition.
Elle aime aussi le cinéma. Les grands films policiers. Les « thrillers »… Elle m’a poussé à acheter un magnétoscope et elle me prête ses cassettes.
Mais j’ai un casque pour écouter, à cause de maman.
L’autre soir, j’ai regardé Le Silence des agneaux. L’angoisse ! À-bo-mi-na-ble ! L’horreur absolue ! Un degré de violence gratuite pas possible.
Il faut une imagination de malade pour tourner des films comme ça !
C’est simple, je n’ai pas pu le regarder jusqu’au bout. J’ai calé.
Quand je le lui ai avoué, elle s’est mise à rire à gorge déployée.
Mais ce n’était pas pour se moquer de moi.
– Quand je pense qu’on vous a soupçonné !
Je ne comprenais pas. Ce devait être visible car elle a fait une petite moue enfantine comme pour s’excuser et a posé sa main sur la mienne.
Elle était gênée. Elle a même rougi.
Elle a longuement hésité avant de me dire qu’elle avait un aveu à me faire. Qu’elle me demandait mille fois pardon d’avance de la peine qu’elle pourrait me causer.
– Ce ne doit pas être bien grave ! lui ai-je dit en lui tapotant la main.
– Oh si ! je le vis comme une trahison à votre égard. Et je ne crois pas que vous me pardonnerez, Philippe-Henri.
Quand je l’entends prononcer mon prénom, je craque, je fonds. Jamais on ne l’a prononcé avec une telle douceur. Même pas Ghislaine et surtout pas maman, les deux seuls êtres qui aient compté dans mon existence jusqu’à présent.
Avec « pauvre papa », bien sûr. Mais lui il était mort avant que je naisse.
J’ai senti qu’elle prenait son courage à deux mains. Elle n’est pas policière pour rien.
– Vous vous souvenez quand je vous ai abordé dans la forêt de Chantilly ?
– Bien sûr. Et c’est un des plus beaux jours de ma vie, ma petite Isabelle.
– Eh bien, je n’étais pas là par hasard…
Ça me semblait évident, puisqu’elle était là pour tenter de piéger le tueur « au collier de perles », le « Père Noël tueur ».
– On m’avait demandé de vous suivre et de vous aborder car vous étiez notre principal suspect. J’étais là pour vous piéger…
– Mais ça aurait pu être dangereux pour vous ! me suis-je écrié plein d’inquiétude rétrospective pour elle.
– Oh non ! j’étais en liaison radio avec les autres inspecteurs qui vous surveillaient et assuraient ma protection.
– Oh ! la la !
– Bien sûr, je leur ai dit après que c’était absurde. Que l’on avait tout faux sur toute la ligne. Que, tandis qu’on essayait de vous piéger, le véritable assassin, lui, courait tranquillement les rues.
– Je comprends. Vous faisiez votre métier. Toute vocation est exigeante…
Mais elle m’a coupé.
– Mais je n’ai pas fini ! Ils ne m’ont pas cru et m’ont ordonné de garder le contact avec vous car, pour mes supérieurs et le directeur de la PJ, vous restiez toujours le principal suspect.
– À ce point ?
– Mais tout était contre vous, Philippe-Henri. Tout. Absolument tout. Vous comprenez ?
Bien sûr que je comprenais. Ça m’intéressait même bigrement.
– On est remonté jusqu’à vous lors de l’affaire de la petite Dumontar. Vous vous souvenez ?
Bien sûr que je me souvenais.
– Vaguement, ai-je dit.
– À ce moment-là, vous êtes devenu un suspect parmi d’autres. Mais, avec l’affaire du Père Noël, il n’y a plus eu de doute. Deux vendeuses du rayon lingerie vous ont identifié.
– Le portrait-robot dans la presse et à la télé ?
– Non. Sur une photo de vous prise au téléobjectif. Et puis il y avait ce nœud papillon vert pomme. Là, nous avons reçu deux lettres anonymes vous dénonçant. L’une signée « une voisine de M. Dumontar », l’autre « un retraité de la gendarmerie toujours sur le pont »…
Ça ne m’étonnait pas de ce faux cul. Mais il aurait dû signer « … toujours accroché au bar », ce minable délateur.
– Mais il y a eu plus grave. Cette histoire de disparition de l’habit de Père Noël dans l’institution où vous enseignez. Et là, nous avons reçu une lettre de dénonciation du directeur de l’établissement qui n’avait rien d’anonyme et des plus sérieuses. Et dont il a confirmé les termes devant le commissaire chapeautant l’enquête. Vous voyez !
Je réfléchissais vitesse grand V.
– Ça vous laisse songeur, hein ?
– Oh oui, ma petite Isabelle. Plus que vous ne pouvez l’imaginer…
Elle baissa la tête, toute confuse.
– Je ne crois pas que vous pourrez me le pardonner. Vous devez penser que je vous ai trahi, abusé de vous. D’ailleurs, c’est ce que je penserais moi-même si j’étais à votre place…
Je la regardai avec attendrissement. Je lui retapotai la main.
– Je ne vous en veux pas le moins du monde. Je vous sais gré de votre franchise, au contraire. Chaque vocation a ses exigences et ses servitudes. Moi-même…
Mais elle me coupa tellement elle était surprise de ma réaction.
– C’est vrai, vous ne m’en voulez pas ? Rien n’est changé entre nous ? Nous restons amis ?
Elle enserra ma main droite de ses deux mains. J’ai cru qu’elle ne la lâcherait jamais. Elle me faisait mal tellement elle avait de la force.
Une femme comme ça, me suis-je même dit, c’est impossible à étrangler. Encore moins de chance de réussite qu’avec une Laguiller.
– Bien sûr, rien n’est changé. J’ai bien trop d’affection pour vous, ma petite Isabelle, et trop de plaisir à nos rencontres, lui répondis-je du fond du cœur. Mais, à propos, où en êtes-vous dans cette enquête monstrueuse, si je puis m’exprimer ainsi ?
– Oh ! nulle part. Le point mort absolu. Trop de moyens et de temps ont été concentrés sur vous. Toutes les autres pistes ont été négligées, alors !
– Cela signifie-t-il que l’assassin a des chances de couler des jours paisibles ?
– S’il ne commet pas d’autres crimes, même un seul, oui, nous n’avons, hélas ! aucune chance de l’arrêter.
– Il ne faut donc pas qu’il en commette un nouveau… Excusez-moi, me repris-je à temps, c’est mal formulé. Je voulais dire qu’il serait regrettable qu’il en commette un nouveau, pour sa victime, bien entendu. Parce que, sinon, la police, elle, elle a intérêt qu’il en commette un, puisque c’est sa seule chance…
– C’est tout à fait ça.


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Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 19

Chapitre 19





J’avais quand même perdu l’envie de tuer.
Ça me laissait comme un grand vide. Comme lorsqu’une passion qui vous habite vous quitte.
Je prenais toujours ma voiture pour sillonner les rues de la capitale. Mais, je dois le reconnaître, le cœur n’y était plus.
Comme lorsqu’on a trop goûté de son plat préféré et qu’on s’en lasse d’un seul coup.
Même le retour des beaux jours n’éveilla pas mes sens.
Ma vie ronronnait. Maman et Ghislaine dormaient.
Quand elles avaient besoin de mes soins, ça ne m’excitait même plus.
Je me suis forcé à aller me promener en forêt de Chantilly.
J’y ai même rencontré une promeneuse qui m’a abordé.
Du genre que j’aurais eu envie d’étrangler auparavant.
Toute menue comme je les aime.
Nous nous sommes promenés longtemps. Nous parlions de tout et de rien. Ça me rappelait ma rencontre avec Ghislaine.
Quand je lui dis ma profession, elle me dévoila la sienne.
– Inspectrice.
– Des impôts ? demandai-je courtoisement.
– Non. De police ! précisa-t-elle en riant.
– Ce doit être intéressant ?
– Oui. Et parfois très ennuyeux.
– Ah !
– Oh oui ! et je suis bien contente de vous avoir rencontré. Je commençais à m’ennuyer à jouer l’appât pour le tueur « au collier de perles ». Vous savez, « le Père Noël tragique » ?
– Oh ! moi et les faits divers !
– Bien sûr, vous avez de plus hautes préoccupations.
– Et vous êtes toute seule ?
– Oui, mais je suis en liaison radio avec mon petit micro, là.
Elle me désignait sa broche.
– Ah !
– Nous sommes plusieurs inspectrices comme moi dans les bois autour de Paris. Pour servir d’appât. Mais je crois que c’est inutile.
– C’est en tout cas aléatoire, comme procédé, lui dis-je.
C’est curieux, la vie. J’avais là, à portée de main, l’occasion rêvée de frapper un grand coup et de revenir sur le devant de la scène. Et rien. Je n’en avais pas envie, tout simplement.
Nous sympathisâmes tellement que nous avons été jusqu’à échanger nos numéros de téléphone.
Ça a fait très plaisir au Dr Lévy quand je lui ai dit que j’avais rencontré une amie.
– Eh bien, vous voyez, tout ça va dans le bon sens !
Mais j’ai évité d’en parler à maman. Même à Ghislaine.
Elles auraient été capables de se faire des idées. De se monter l’une l’autre contre moi. De se liguer en croyant que je voulais leur imposer une nouvelle présence.
De toute façon, l’appartement était trop petit.
Mais c’était quand même mieux qu’elles ne soient pas au courant. Elles n’auraient pas aimé Isabelle. Son métier, surtout.
J’imagine maman !
« Tu racontes ta vie à un psychiatre, et maintenant tu fréquentes un policier ! Mais où vas-tu comme ça, mon pauvre Philippe-Henri ? »
À cinquante-deux ans, j’ai le droit de faire ce que je veux. C’est ce que m’a dit le Dr Lévy.


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mercredi 1 octobre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 18

Chapitre 18





J’ai attendu une semaine avant de remettre les pieds rue Clerc et de reprendre mes habitudes au Relais angevin.
Mais ça n’a pas manqué. Il a fallu que Jean, goguenard, me jette :
– Alors, monsieur Dumontar, on ne porte plus son petit nœud pap vert pomme ? Celui de l’assassin ! Vous en avez eu honte, c’est ça ?
J’ai rougi. Ce qui est rare. Sauf devant maman quand elle me prend en faute.
Puis j’ai souri en prenant un air niais – que ça m’a coûté ! – devant ces béotiens hilares.
– N’empêche, est intervenu le retraité de la gendarmerie, si on ne vous connaissait pas comme on vous connaît ici, eh bien, on vous aurait soupçonné !
– Vous avez eu de la veine que le portrait-robot ne vous ressemble pas, commenta l’ouvrier serrurier.
– C’est bien vrai, monsieur Dumontar, renchérit le boucher, je vous aurais pendu à un croc sur-le-champ !
– Vous avez de la chance d’être au-dessus de tout soupçon, monsieur le professeur…, jeta la Christine mi-figue, mi-raisin, avec un regard qui me laissa une sensation de malaise.
Heureusement que le patron est sorti de sa cuisine à ce moment-là pour me dire gentiment :
– Ne les écoutez pas, monsieur le professeur.
Gérard Langlot, il est toujours gentil et courtois avec moi.
Mais il arrivait à temps, car j’étais déjà en train d’échafauder des plans pour me faire la Christine et en être débarrassé. Soupçonnant même que son mari aurait pu m’en remercier. Au point d’oublier que je n’avais plus la main ces temps-ci.
J’ai préféré faire profil bas.
Comme au lycée. Où il a fallu que quelqu’un aille jeter un coup d’œil dans le débarras et constate, au milieu de tout le fatras des accessoires de fête de fin d’année, la disparition de l’habit de Père Noël.
Évidemment, les élèves l’ont appris. Et ceux de mes deux terminales ont été parfaitement odieux avec moi. Avec des petites phrases assassines sur le tableau noir. « Avez-vous vu le nœud vert pomme de Dumontar ? » « Récompense pour qui retrouvera le nœud vert pomme »…
Ils osèrent même afficher le portait-robot, agrandi sur la photocopieuse de l’établissement, au tableau. Avec une flèche et une légende.
« Nous avons retrouvé le nœud vert pomme de Dumontar ! Et devinez qui est l’assassin ! »
Même mes collègues se firent complices de ces facéties cruelles et de mauvais goût.
« Alors, Dumontar, pas encore arrêté ? » « T’inquiète, on t’apportera des oranges ! » « Dis donc, tu cachais bien ton jeu ! »…
Au point que le directeur de l’institution lui-même a dû intervenir et pondre une note de service qui a été lue dans toutes les classes à partir des troisièmes.
« Des bruits infamants courent sur un de nos membres les plus éminents, qui est par ailleurs l’objet de plaisanteries d’un goût douteux de la part de certains élèves et de railleries indignes d’enseignants.
« J’entends que cela cesse immédiatement sous peine de sanctions disciplinaires. Je ne saurais tolérer plus longtemps une telle situation au sein de notre institution que j’ai l’honneur de diriger.
« Je renouvelle toute ma confiance et mon témoignage de grande estime à notre éminent professeur injustement victime de cette odieuse situation… »
Bien évidemment, cela n’empêcha pas durant un certain temps les sourires en coin de mes collègues et les murmures au fond de la classe.
Je ressentais un profond écœurement. J’envisageai même de me mettre en arrêt maladie, moi si consciencieux et si attaché à mon sacerdoce professoral.
Maman m’y encourageait. Mais je savais que c’était par égoïsme.
Ghislaine ne prenait pas parti, comme à son habitude. Elle essayait seulement de me consoler, avec ses pauvres moyens. De plus en plus faibles.
Mais le Dr Lévy me le déconseilla.
– Ne vous laissez pas abattre par ces rumeurs et ces plaisanteries stupides ! Vous étiez en pleine forme juste avant ces crimes odieux. Au point que j’avais renoncé à toute idée de traitement, c’est vous dire !
Il me conseilla de faire face, de me distraire.
– Vous voyez ce que je veux dire, hein ? souligna-t-il d’un regard égrillard.
Quelque chose était cassé en moi. À un tel point que je rendis à maman son rosaire. En lui faisant croire que je l’avais retrouvé par terre sous son lit en faisant le ménage.
J’ai plié l’échine sous son reproche.
– Tu pourrais quand même avoir plus d’attention avec mes affaires !
La seule pensée qui me soutint dans cette terrible épreuve, c’est que la police était toujours sur la piste du « Père Noël tueur » et qu’elle pouvait toujours lui courir après.


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Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 17

Chapitre 17





Je fus bien content de retrouver le Dr Lévy dès son retour de vacances début septembre.
Déjà une nouvelle année scolaire qui commençait. La 97-98. Comme le temps passe !
En plus, il avait lu mon livre pendant ses vacances. Moi qui n’y croyais plus après tant de mois, j’étais maintenant impatient de connaître son jugement sur mon œuvre magistrale.
Je regrettais même de ne pas lui avoir amené le dernier chapitre.
Mais ce fut une grande déception.
– Pourquoi éprouvez-vous ce besoin de vous attribuer tous ces crimes commis par un autre ? me dit-il d’emblée.
Lui, le Dr Lévy, pour qui j’éprouve le plus grand respect, en qui j’ai une totale confiance pour ses bons conseils, n’avait rien compris du tout !
Il voyait même en moi un voleur de crimes !
J’étais abasourdi, atterré.
La seule personne au monde – à part maman, mais pas sur ce sujet – qui eût pu me comprendre ne me comprenait pas.
Il insista sur le fait que je devais immédiatement cesser de vivre par procuration.
– Écoutez, me dit-il, je vous propose de détruire ce manuscrit. Pour votre bien…
– Nooon ! ai-je hurlé. C’est à moi !
Il me l’a rendu avec hésitation. Je l’ai bien senti.
Ça, il n’était pas près de voir la suite !
– Vous savez, monsieur Dumontar, vous m’inquiétez beaucoup. Je me demande si je ne devrais pas vous prescrire un traitement…
Maintenant, il me prenait pour un malade.
Il alla jusqu’à me proposer un séjour d’une semaine ou deux dans une clinique.
– Vous verrez, c’est très bien.
– Et maman, vous y avez pensé ?
– Justement.
– Non et non ! Je ne quitterai pas maman !
– Mais elle est morte, votre maman, monsieur Dumontar, me dit-il d’une voix douce, comme les gens qui parlent à des bébés. Il serait peut-être temps de l’admettre. Vous ne croyez pas ?
– Je ne quitterai pas maman ! je lui ai dit d’un ton catégorique, me mordant la lèvre car j’avais failli ajouter : « et Ghislaine ».
– Il faudra quand même peut-être y penser, conclut-il.
Mais j’ai bien vu qu’il avait peur que je ne revienne pas. J’avais compris depuis longtemps que j’étais une sorte de rente pour lui.
Moi, je ne venais pas le voir pour qu’il me parle comme à un malade, un dément. Je venais pour ses conseils. Alors il avait intérêt à rectifier le tir.
C’est ça le danger des psys. Vous allez chez eux, vous êtes bien portant et tout, et hop ! à force de les fréquenter, vous tombez malade.
Quand je suis rentré à la maison, maman elle m’a dit que tout ça c’était de ma faute.
– Je t’avais prévenu. On ne va pas raconter sa vie à un étranger. Mais tu ne m’écoutes jamais…
Qu’est-ce qu’elle n’aurait pas sorti si elle avait su que l’« étranger » était en plus juif !
Mais elle ne pouvait plus me faire de chantage. « Maman va t’abandonner si tu n’es pas sage ! »
Elle risquait pas de le quitter, son lit !
Tout ça pour dire que c’est à cause du Dr Lévy que j’ai décidé d’en tuer au moins une au plus vite. Pour bien lui montrer qu’il avait eu tort de ne pas me prendre au sérieux. Que je n’étais pas un malade.
J’ai quand même attendu la période de Noël. Elle me parut plus propice que celle de la Toussaint où, pourtant, les cimetières offrent mille et une possibilités. Avec tous ces gens, leur pot de fleurs sous le bras, qui marchent tête baissée sans un regard pour les autres.
Mais je n’aime pas les cimetières. C’est pas vivant. Pour ça, d’ailleurs, que je n’y ai pas mis maman. Elle n’aurait pas supporté le manque de conversation et d’être éloignée de moi.
Et puis, sa grande peur à maman, ça a toujours été d’être enterrée auprès de n’importe qui. Être encadrée d’un côté par un libre-penseur et de l’autre par un « israélite ».
– Tu te rends compte !
Bref, endeuiller un cimetière m’a paru un non-sens, quoique tentant. Tandis que, pendant les fêtes de Noël, un meurtre prend tout son éclat. Il est enguirlandé de mille feux.
Et puis, je pouvais toujours faire la Toussaint une autre année – faute de mieux. Pâques et toutes les fêtes qui s’ensuivaient offraient également pas mal de possibilités. Je n’avais que l’embarras du choix. Ou alors les tirer au sort.
Mais c’est incroyable comme l’on peut inspirer confiance en habit de Père Noël.
On vous croise dans la rue ou un lieu public. On vous regarde mais on ne vous voit pas ! C’est comme jouer à l’homme invisible.
– Vous avez vu quoi ?
– Un Père Noël.
Évidemment, je n’allais pas me mettre à trucider du gnard.
Rien de tel pour vous rendre impopulaire.
Les tueurs d’enfant, c’est vraiment la boîte de pois chiches à la place du cerveau. Ils sont incapables d’envisager toutes les conséquences négatives de leur acte.
Il faut être malade pour faire dans le môme. C’est ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle du crime. Maman, c’est bien simple, elle m’aurait renié si ç’avait été mon champ d’action.
D’accord, ma première victime de Noël n’avait que quinze ans. Mais elle en faisait facilement dix-neuf. Une vraie petite femme. Je pouvais pas deviner.
Et qui me prouve d’ailleurs qu’elle en avait vraiment quinze ? Pourquoi la police elle aurait pas décidé de mentir sur son âge pour me porter tort ? Parce que ça m’a causé un tort réel et considérable, cette histoire. Mon public habituel n’a pas apprécié. J’en ai eu la preuve dès le lendemain en allant prendre ma menthe à l’eau parmi les habitués du bar du Relais angevin.
Une avalanche de critiques. Rien de que la déception dans les propos. Et de la médisance !
– Alors, monsieur Dumontar, qu’est-ce que vous en pensez de cette saloperie d’assassin de mômes ? m’interpella d’emblée Jean le serveur quasiment hystérique.
J’en avais le souffle coupé.
– Hein ! c’est comme nous, vous accusez le choc, poursuivit-il avec un regard entendu.
– Faut être vraiment malade ! enchaîna l’ouvrier serrurier.
– Ah ! se rengorgea le gendarme retraité. Et vous qui l’admiriez presque votre « Jack l’Étrangleur » !
– Par les couilles que je le pendrais ce type-là si je l’avais entre les pognes ! dit le boucher en plaquant ses mains sur ses parties génitales.
– Avec un croc de boucher, j’espère ? surenchérit le retraité.
– Moi, ça me fait gerber ! intervint le patron, Gérard Langlot.
Sa femme – la Christine blondasse que je ne supportais pas – était affalée sur une chaise et essuyait ses larmes du bout de l’index à cause du rimmel.
– Une gamine si mignonne et plein de vie, miaulait-elle.
J’étais mal. Surtout que je ne pouvais pas expliquer le malentendu. « Hé ! écoutez-moi, il faut que je vous explique… »
Même Ghislaine, elle m’a fait la tête. C’est dire !
Et maman !
– Tu n’es plus mon fils ! Sors de ma chambre et arrête de me tripoter comme ça !
– Mais, maman…
– Tais-toi, Philippe-Henri ! Le malheur est entré dans cette maison du jour où tu as ramené cette traînée.
Moi je ne voyais pas le rapport, mais maman s’est mise à sangloter.
C’est simple. Je n’ai même pas osé acheter un journal ou regarder la télé.
De toute façon, j’étais bien placé pour en savoir plus qu’eux.
J’avais pas eu à déambuler longtemps devant les grands magasins dans ma tenue de Père Noël avant de la repérer.
Elle regardait les vitrines animées avec un regard d’extase.
Je ne l’ai pas perdue de vue. Vitrine après vitrine.
Puis elle est rentrée dans le magasin. Direction lingerie au sous-sol.
Pas grand monde. Les rares vendeuses levaient à peine les yeux sur moi à mon passage.
Elle est rentrée dans une cabine d’essayage avec porte coulissante. Bien isolée. Dans une sorte de recoin.
Je me suis faufilé derrière elle.
Surprise. Mais elle a vite souri devant la glace en voyant qu’il s’agissait du Père Noël. Elle ne s’est même pas retournée.
Puis elle s’est figée quand j’ai enserré son cou avec le rosaire de maman. Elle n’a même pas cherché à se défendre, celle-là.
C’est d’ailleurs l’avantage avec les femmes. Rares sont celles qui se défendent. Ou pas trop. À moins de tomber sur une hystérique ou une adepte des arts martiaux. En général, elles sont tout de suite tétanisées.
Je n’ai pas eu à mettre un genou dans ses reins. Ce qui m’a permis de bien me coller à ses fesses et de jouir pleinement.
J’ai repris mon souffle puis je suis sorti sans rencontrer personne. Je me suis même permis le luxe de traîner un peu parmi les étalages du rayon lingerie.
À voir les modèles exposés, on avait l’impression de vivre dans un monde de dévergondées. Comme si toutes les femmes étaient… Mais je ne préfère pas penser à cette image dégradée de la femme. Ghislaine, quand je l’ai déshabillée pour la préparer, elle portait pas ce genre de chose indécente.
Si je n’ai pas voulu lire la presse ni regarder la télé, je n’ai quand même pas pu m’empêcher de voir les gros titres sur les panneaux des marchands de journaux.
« Le Père Noël tueur », « L’assassin au collier de perles bientôt arrêté ! », « Le Père Noël portait un nœud papillon »… « Portrait-robot du tueur en série »… « Le Père Noël a oublié de mettre sa barbe ! »…
Quand j’ai acheté Le Parisien libéré – il est toujours le mieux informé dans ce domaine –, j’ai découvert avec stupeur que, de tous les Pères Noël qui traînaient ce soir-là dans les grands magasins, un seul portait un nœud papillon et n’avait pas de barbe blanche. Et que ce Père Noël-là était le seul à avoir été vu au rayon lingerie. Les vendeuses étaient formelles.
« Le tueur a enfin commis une erreur qui va lui être fatale ! » se glorifiait le directeur de la PJ. Un nouveau, car l’ancien avait été mis à la retraite d’office suite à son fiasco de l’été précédent. « Nous allons enquêter auprès de tous les fabricants et revendeurs de nœuds papillons. De plus, l’assassin a loué ou acheté son costume. S’il l’a loué, il a obligatoirement laissé une caution et il a dû nécessairement présenter une pièce d’identité. S’il l’a acheté, il nous suffit d’interroger les revendeurs. Par ailleurs, et cela va nous faciliter grandement le travail, nous avons son portrait-robot car, autre erreur – et de taille –, il a oublié de mettre sa barbe de Père Noël… »
Ça, c’est vrai, parce qu’elle me grattait. Je n’avais collé qu’une moustache blanche. Mais, avec ma capuche rabattue sur le devant et mes lunettes noires, ça ne leur donnait pas grand-chose. En tout cas, personne ne pourrait me reconnaître.
Quant à l’habit, ils pouvaient toujours courir en tous sens. Je l’avais subtilisé dans un vieux débarras de l’institution où j’enseignais. Et je n’étais pas assez sot pour aller l’y remettre. Ça ferait une couverture pour maman l’hiver.
Il n’y avait que le nœud papillon qui m’ennuyait. Surtout que c’était mon préféré. Le vert pomme. Celui que je portais tout le temps depuis la mort de maman.
Mais je devais absolument m’en débarrasser. On ne voyait que lui en couleur sur le portait robot en noir et blanc.
J’étais quand même vraiment triste de m’en séparer. Avec mes chemises fuchsias, il rendait vraiment bien. D’une grande élégance.
À présent, il me fallait absolument remonter la pente. C’était urgent.
Surtout que maman me tannait. « Répare ta bêtise, Philippe-Henri ! » Et que Ghislaine boudait toujours.
Ma cote était au plus bas, mais j’ai eu une idée géniale pour la remonter. « Un coup gonflé », comme aurait dit Jean.
J’ai étranglé une contractuelle dans le 13e. Le membre d’un corps de métier honni par la population. De quoi redevenir populaire dans le cœur des Parisiens.
Eh bien, erreur ! Parce qu’elle était antillaise. Tout simplement.
Moi, je ne suis pas raciste. Noire, blanche ou jaune –au fait, je n’en ai jamais encore étranglé –, pour moi c’est une femme comme une autre, du pareil au même. Une victime normale.
Non ! « Crime raciste », qu’ils ont crié. Juive – tiens, pourquoi pas ? ça ferait plaisir à maman et elle me pardonnerait sûrement ma bévue quel que soit son âge – ou arabe, j’aurais compris. Mais, alors, là, toute cette histoire pour une Antillaise ! Alors qu’ils sont encore plus français de pure souche que les Niçois et les Savoyards !
Vraiment, la police m’en voulait vraiment. Au point d’user de méthodes déloyales.
J’avais l’impression désagréable d’avoir perdu la main et d’être abandonné par la chance avec ces deux « loupées » coup sur coup.
Je dois l’avouer, entre maman et Ghislaine qui n’ont pas dégoisé un mot et toutes ces manigances de la police en coulisse, j’ai vraiment passé des fêtes de fin d’année pourries.
Absolument.


© Alain Pecunia, 2008. Tous droits réservés.