lundi 27 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 15

Chapitre 15





Il s’était à peine installé à son bureau de la mairie de D… que la secrétaire lui passa un appel soi-disant urgent. Alors qu’on était samedi après-midi et qu’il était seul dans la mairie avec la secrétaire et le premier adjoint.
– J’espère que tu as passé une bonne nuit, dit la voix. Profite de ton week-end. Tout condamné a droit à un répit avant l’exécution de la sentence.
Clic.
Il resta cloué dans son fauteuil. Manqua d’air.
Il porta la main à son col pour desserrer sa cravate. Machinalement.
Il n’en portait jamais quand il était à la mairie.
Pour faire simple et proche de ceux « d’en bas ». La nouvelle ligne.
– Ça va, Alex ? s’enquit son premier adjoint. Tu es tout pâle. Une mauvaise nouvelle ?
Il se ressaisit et recomposa son masque.
– Non, ce n’est rien. J’ai mal dormi et je suis surchargé de boulot à mon cabinet.
L’adjoint était en train de lui expliquer que le plus urgent était ce dossier sur l’assainissement d’eau, mais qu’il fallait à tout prix qu’il trouve le temps pendant le week-end de faire un passage à la maison de retraite. Justement, le dimanche après-midi était idéal. C’est le moment où il y a le plus de visites. Surtout que les familles s’y montrent plus souvent que de coutume depuis l’hécatombe de l’été. Elles ont vachement culpabilisé et leurs vieux font tout pour les surculpabiliser. Tu peux leur faire confiance, ils ont les médias de leur côté ! Alors, on est sûr d’engranger un double bénéfice politique.
– Mais j’y suis déjà aller pour le repas de Noël et pour les Rois la semaine dernière…, protesta Alexandre Caillard.
– Oui, mais le pédé socialo aussi. Alors il faut que tu te démarques en en faisant plus que lui. Enfin, c’est ce que je te conseille…
Caillard n’en avait strictement rien à foutre.
Son seul problème, c’était ces putains d’appels.
Et comment, d’ailleurs, pouvait-il savoir qu’il était là ? Il venait à peine d’arriver.
Qui pouvait le trahir ?
On n’est jamais trahi que par les siens, dit l’adage.
Dany ?
Mais elle était trop conne pour ça. Elle devait d’ailleurs l’avoir oublié depuis longtemps, son Jean Lestrade.
Tout comme lui.
Avant ces putains d’appels.
Son fils ?
Il était taré-débile !
Il leva un regard lourd de suspicion vers son adjoint.
Trop con ! Efficace, mais con.
Il l’avait choisi parce qu’il était sûr qu’il ne caresserait jamais l’idée de lui piquer son fauteuil.
Il secoua la tête.
Non. Exclu.
Alors, l’ex-ministre socialo ? Ce pédé.
Là, c’était déjà plus solide.
Mais comment aurait-il pu savoir ?
Peut-être était-il la cible d’une magouille au sein de la majorité, tout compte fait.
Il gambergea quelques minutes sur cette hypothèse tandis que son adjoint récitait le nouveau catéchisme environnemental sur l’assainissement d’eau.
Fait chier, ce con !
De toute façon, quelle que soit l’hypothèse, ça ne pouvait venir que du « Service ».
Mais qui, bon Dieu ?
Il assena un coup de poing sur la table.
L’adjoint et la secrétaire sursautèrent dans le même temps.
– Vous estimez que le coût du projet est exorbitant ? demanda l’adjoint d’un ton craintif après avoir toussoté.
Alexandre Caillard ne l’entendit pas. Tout comme il n’avait pas eu conscience d’avoir frappé la table du poing.
Il venait enfin de trouver à qui appartenait la voix.
C’était celle de Jean Lestrade.
– Mais, putain, c’est impossible ! Je l’ai vu se faire écrabouiller, dit-il à haute voix en s’affaissant dans son fauteuil.
Le premier adjoint et la secrétaire échangèrent un regard entendu et quittèrent le bureau sur la pointe des pieds.
– Mais, putain, c’est évident ! cria Alexandre Caillard en se levant d’un bond, tout excité, alors que l’adjoint refermait la porte précautionneusement en baissant les yeux avec une moue attristée.


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dimanche 26 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 14

Chapitre 14





Alexandre Caillard se ressentait encore de son cauchemar de la nuit lorsqu’il prit son petit déjeuner.
Dany et son bâtard de fils le regardaient bizarrement. Il se dit qu’il devait avoir une sale tête.
Puis Jean fila dans sa chambre sans avoir ouvert la bouche une seule fois. Comme sa mère, d’ailleurs.
Tout en pliant sa serviette, il annonça à sa femme son intention de se rendre en début d’après-midi à D…, le bourg des Yvelines dont il était le maire.
– Ça me changera les idées, dit-il, et j’ai trop négligé mes administrés ces derniers temps. Lundi, j’ai conseil et nous pourrions y passer le week-end. Qu’en penses-tu ?
Elle haussa les épaules. Ce pouvait être un acquiescement.
L’ancien presbytère avec son jardin de curé était son principal havre de paix.
Il se reposait pour la bonne marche de la mairie sur son premier adjoint, mais D… n’était situé qu’à une trentaine de kilomètres de Paris et il pouvait s’y rendre dans la journée en tant que de besoin.
D’ailleurs, depuis la mort de François Cavalier, il caressait l’idée de briguer un mandat de député ou de s’investir plus avant dans la vie du canton pour – pourquoi pas ? – parvenir au saint des saints de la vie parlementaire, le Sénat.
Après la notoriété et la célébrité, il souhaitait la notabilité.
Il en oublia quelques instants cette histoire de coups de fil anonymes. Quand le téléphone sonna.
Mais c’était Nathalie.
– Ça va, papa ? T’as passé une bonne nuit ?
Pourquoi lui demandait-elle ça ? Mais il était si heureux de l’entendre qu’il fit l’impasse.
– Bien sûr, ma chérie, répondit-il tendrement. Tu as quelque chose à me dire ?
– Non, je t’appelais juste comme ça. Je ne sais pas pourquoi, mais je m’inquiète un peu pour toi en ce moment. Je ne te trouve pas dans ton assiette.
– Je t’assure, tout va bien. À propos, nous passons le week-end à D… Tu pourrais nous y rejoindre, non ?
Il sentit une hésitation dans la voix de sa fille.
– Je verrai. J’ai beaucoup de travail en ce moment.
Quand elle eut raccroché, il se sentit déçu.
Depuis un an, elle l’appelait régulièrement, mais il ne la voyait guère.
Il se traita d’égoïste. La pauvre, elle avait du mal à guérir de sa déception amoureuse. C’était sûrement ça.
Ses nouvelles fonctions de substitut du procureur l’accaparaient également beaucoup trop.
Peut-être se noyait-elle dans le travail pour oublier.
Il devait lui parler.



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samedi 25 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 13

Chapitre 13





Alexandre Caillard se réveilla en sueur, en pleine crise de tachycardie.
Le cauchemar avait été horrible.
Il avait poussé un cri de bête blessée à mort avant de s’éveiller.
Il se trouvait sur le quai de la station Saint-Michel aux côtés de Jean Lestrade et celui-ci le poussait sous la voiture de tête à l’entrée de la rame.
Jean Lestrade lui souriait méchamment. Mais il n’avait pas de visage.
Juste une tête de mort. Une vraie. Qu’avec les os.
Jamais ça ne lui était arrivé. Jamais.
– Eh ben, mon Minou…, fit sa femme en pénétrant dans sa chambre vêtue de la nuisette rose qu’il trouvait si ridicule. T’as fais un mauvais cauchemar ?
Comme s’il pouvait y en avoir de bons !
– Tu as poussé un cri à réveiller les morts. Ça m’a glacé les sangs, ajouta-t-elle en frissonnant.
Il lut de l’inquiétude dans son regard. Ce qui le surprit. Ce n’était pas son genre.
– Je vais te chercher un verre d’eau, dit-elle pleine de sollicitude.
Quand elle revint, elle cala son oreiller et l’aida à boire.
– Tu veux que je reste dormir avec toi cette nuit ?
Il était en état complet d’hébétude. Il acquiesça.
– S’il te plaît, se surprit-il à marmonner.
Elle souleva le drap et vint se lover contre lui.
– Je vais t’apaiser, mon Minou. Ne t’inquiète pas. rendors-toi, je suis là…
Ce n’était plus arrivé depuis qu’ils faisaient chambre à part. Depuis près de vingt ans.
Alexandre Caillard songea fugacement que tout allait de travers depuis ces foutus appels anonymes.
Juste comme il se rendormait dans les bras grassouillets de sa femme.


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vendredi 24 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 12

Chapitre 12





Il s’enfonça dans son fauteuil crapaud de cuir fauve, allongea ses jambes devant lui et aspira lentement la première bouffée de fumée de son barreau de chaise.
Il l’avait choisi précautionneusement dans son humidificateur marqueté de superbe facture qu’il s’était offert l’année précédente pour fêter la conclusion heureuse d’un dossier difficile.
Quand les choses allaient de travers, comme en ce moment, c’était sa parade. Évoquer une affaire à l’heureux dénouement – et il avait le choix !
Il en oubliait les pressions, les coups tordus et autres chausse-trappes qui lui avaient permis d’atteindre son objectif quand le poids de sa renommée n’y suffisait pas.
Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus à mettre la main à la pâte pour ce type de basses œuvres. Le « Service » y pourvoyait.
Ensuite, généralement, le « grand » Me Caillard n’avait plus qu’à conclure. Pour les formalités.
Sauf cette fois-là, dans cette affaire de fausses factures des HLM de L’Avenir-Devant-Soi où il avait fallu que l’association de locataires se constitue partie civile et se fasse représenter par le seul avocat du barreau de Paris qui se prît pour Saint-Just.
L’avocat borné par excellence. Inaccessible à toute pression – même amicale – ou menace – feutrée, évidemment, entre gens de bonne compagnie.
Et il voulait la peau des « mis en examen ». Faire témoigner trois ministres successifs. Rien que ça !
Osant le menacer, lui, Me Caillard, de révélations délicates !
Le petit con. L’inconscient.
Le type qui se trompait d’époque.
Comment s’appelait-il, déjà ?… Ah oui ! Jérôme Mollar… Avec un nom pareil, il avait de quoi être complexé. Ça expliquait le personnage.
À trente-cinq ans, il était resté un obscur de la profession et il avait cru trouver là son heure de gloire.
Alexandre Caillard ne l’avait croisé que deux fois.
La dernière fois, en sortant du bureau du juge d’instruction.
Tout à coup, il se souvint que cet imbécile lui avait lâché :
– Toi aussi tu tomberas sous le métro.
Merde, mais c’est vrai ! Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
À l’époque, il avait demandé à François Cavalier de faire « jouer » le « Service » car le type était totalement incontrôlable et nuisible. Mais il n’avait pas établi alors de rapport avec Jean Lestrade. Cette si vieille histoire.
Et, depuis ces maudits coups de fil surgis du passé, pas plus, car le type était mort. Proprement. Pas même un bouton de culotte à mettre dans une boîte.
Juste le week-end suivant.
Le « Service » avait fait fissa.
Faut dire que ça urgeait, car le dossier de Mollar était solide.
Mais chacun a son point faible. Ou pratique un hobby dangereux.
Lui, Mollar, c’était la voile, son point faible.
Quelle que soit l’époque de l’année, il filait le week-end à Trouville pour bichonner son petit voilier de croisière et lui faire faire des ronds dans l’eau quand le temps le permettait.
C’était sa résidence secondaire.
Le Vertueux qu’il l’avait appelé son voilier, ce con !
Alors, quand le rafiot avait explosé dans la nuit de samedi à dimanche à la veille de Noël, la cause en parut évidente aux enquêteurs.
Explosion de gaz à bord.
Exit le gêneur.
Le dossier compromettant avait été récupéré la même nuit dans son cabinet. Sans laisser la moindre trace d’effraction.
Mais personne n’avait songé à enquêter plus avant sur son passé et ses relations.
Quand la solution d’un problème est évidente, c’est fou ce qu’on peut être négligent.
C’est vrai que François Cavalier avait tendance à pécher par excès d’assurance depuis quelque temps.
C’est d’ailleurs ce qui avait causé sa perte, pensait Alexandre Caillard.
Il se leva pour prendre un annuaire de Paris dans l’intention d’y chercher un éventuel Mollar.
À quoi bon ? se dit-il. Il était divorcé depuis plusieurs années avant de s’évanouir en particules et sa disparition n’avait pas fait de vagues – si l’on peut dire.
Faut jamais mourir une veille de fête.


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jeudi 23 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 11

Chapitre 11





– Mon Minou, le téléphone a sonné plusieurs fois en fin d’après-midi, mais, chaque fois que je décroche ça raccroche. Tu pourrais m’expliquer ?
Alexandre Caillard ne supportait plus cette voix doucereuse que prenait sa femme pour l’asticoter sur ses prétendues conquêtes qui devenaient, avec le temps, plus prétendues que réelles.
Après cette journée de merde, il se sentit au bord de l’explosion.
Il reposa sa fourchette avec le morceau de viande qu’il s’apprêtait à avaler sur le rebord de son assiette, ferma les yeux et tenta de se rasséréner.
– Mon Minou, minauda juste à ce moment son taré de fils en ricanant bêtement.
Il ne put s’empêcher de lui envoyer sa main dans la figure.
Le taré se mit à couiner comme un goret que l’on égorge et se leva d’un bond en s’emparant de l’assiette de blanquette de veau pour la lancer à la tête de son père.
D’une main incertaine, l’autre tenant plaquée sur le nez sa serviette de table pour retenir le sang qui en pissait.
Alexandre Caillard, quoique surpris, esquiva l’assiette avec habileté.
Dont le fracas contre la desserte au service de cristal fut recouvert par le braillement strident de Dany qui hurlait en trépignant et en portant les mains à ses oreilles.
La bonne à tout faire ghanéenne contemplait ce spectacle de sauvages bouche bée et les bras ballant le long de son tablier blanc.
– Je vais te crever, putain ! hurla le bâtard en s’emparant d’une main tremblant de fureur du couteau à dessert.
Maître Caillard, remparé derrière sa chaise, défiait son fils du regard.
– Parricide ! hurla-t-il.
– Non ! cria Dany, flageolante, tout en tentant, mollement, de s’interposer.
– Vieux con ! cracha le fils.
– Taré ! jeta le père en reculant d’un bon pas tout en traînant la chaise devant lui.
– Madame ! Monsieur ! supplia, en vain, la bonne.
– Je vais te crever, fumier !
– Essaie donc, connard ! surenchérit le père tout en reculant à nouveau d’un bon pas.
Son taré de fils n’était pas bien épais, mais son mètre quatre-vingts déployé l’impressionnait.
Il ne supportait pas que son bâtard le dominât de dix centimètres par la taille.
« Normal que le cerveau n’ait pas suivi », se disait-il souvent pour rétablir l’équilibre.
Le téléphone sonnait avec insistance depuis plusieurs secondes.
Soudain, chacun se figea dans son attitude.
La bonne prit sur elle d’aller décrocher le combiné.
Elle eut une moue dubitative en raccrochant quelques secondes plus tard.
– Y’a personne, dit-elle en haussant les épaules.
Alexandre Caillard éprouva soudainement une forte lassitude et ignora un ultime ricanement de défi de son fils.
Il avait hâte d’aller s’enfermer dans son bureau. Seul havre de paix dans cet appartement.
Il l’avait conçu à l’identique du bureau de son cabinet. Pour favoriser la concentration, avait-il prétendu.
En fait, uniquement pour oublier, dès qu’il y pénétrait, qu’il se trouvait dans l’appartement familial.


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mercredi 22 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 10 (suite et fin)

Chapitre 10 (suite et fin)





Alexandre Caillard éprouva la désagréable sensation d’être revenu quarante ans en arrière et de se trouver devant le commissaire franquiste José Perez.
Déstabilisé, sa superbe assurance en lambeaux.
– J’ai reçu des menaces et je demande votre protection, finit-il par dire la bouche sèche.
L’autre arqua les sourcils.
– À quel titre ?
– Mais… mais c’est lié à nos activités… enfin, avec votre père, bafouilla-t-il maladroitement. Et, comme vous êtes le successeur…
Le commandant eut un sourire ironique.
– On vous aura mal renseigné, cher maître. Si vous continuez de recevoir des appels anonymes et vous sentez menacé, je vous conseille de vous adresser à la PJ. Je crains de ne rien pouvoir faire pour vous.
– Vous ne pouvez pas me lâcher…, protesta-t-il la voix tremblante.
– Je ne vous lâche pas, cher maître. Je ne vous connais pas, c’est différent.
– Mais…
– Je n’assumerai pas les dérives du passé et je ne veux même pas faire l’inventaire des crimes qui ont pu être commis sous couvert de ce que vous nommez le « Service ». Je tourne la page.
Alexandre Caillard s’était senti humilié, outragé.
Le pire affront qu’il n’eut jamais essuyé.
Il eut un sursaut d’orgueil qui tourna court.
– Mais…
Il savait qu’il ne pouvait pas se dresser contre le « Service ». Ceux qui l’avaient tenté en été sortis anéantis, broyés – parfois au sens propre.
En sortant du bureau du commandant Cavalier, Alexandre Caillard prit conscience de sa solitude et de sa vulnérabilité.
Sottement, il pensa appeler des amis journalistes. Mais que pouvait-il leur révéler sans se condamner lui-même ?
Et quel quotidien ou hebdo hexagonal oserait publier un dossier sur le « terrorisme d’État » ? En éprouverait même l’envie ?
La levée de boucliers serait unanime.
Seule la presse étrangère pouvait se permettre de mentionner « le goût des dirigeants français – François Mitterrand, notamment – pour le terrorisme d’État
* » sans encourir les foudres des bonnes âmes et se faire traîner en justice pour diffamation.
Et que pouvaient les anciens du « clan Cavalier » ?
Développer un pouvoir de nuisance pour tenter de déboulonner le nouveau patron ?
Alexandre Caillard était sans illusion.
Chacun filerait doux. Ayant trop à perdre.
En fin de compte, lui seul était dans la merde.
S’il continuait sur cette pente, il allait finir parano.
Après avoir imaginé que Pierre-Marie de Laneureuville en voulait à sa peau, il en venait à présent à se demander si le commandant Cavalier n’était pas le deus ex machina de cette machination dont il était victime.
Peut-être le fils Cavalier savait-il pour Lestrade.
Mais qu’en avait-il à foutre ?


* ABC, Madrid, « La supériorité française prise en défaut », par César Alonso de los Ríos, in Courrier international n° 669 (28 août-3 septembre 2003, p. 7).







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mardi 21 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 10

Chapitre 10





En fin d’après-midi de ce même jour, Alexandre Caillard descendit les marches de l’escalier du Palais de Justice en maugréant.
Il venait de perdre une plaidoirie qu’un débutant eût remportée haut la main.
Le président lui avait même jeté un regard consterné.
Laneureuville l’obsédait, phagocytait ses pensées.
Il consulta une nouvelle fois sa montre-bracelet.
Dix-sept heures dix.
Il avait rendez-vous à dix-huit heures trente avec le commandant Pierre Cavalier. Au 11, rue des Saussaies. Le siège de la Direction centrale des Renseignements généraux.
Alexandre Caillard eût préféré un lieu de rendez-vous plus discret, mais le commandant avait fait la sourde oreille à sa demande de rencontre « discrète » lorsqu’il lui avait téléphoné.
À quatorze heures, en arrivant au Palais, il s’était décidé à appeler un ancien patron de la Direction. Un des « frères » de sa loge. L’actuel vénérable depuis le suicide de François Cavalier.
Une loge bien particulière, qui regroupait les principaux membres du « clan Cavalier ». Les « têtes », seulement.
Leur conversation fut brève et sibylline.
– Règle ça avec son fils, lui avait simplement répondu son interlocuteur après l’avoir écouté.
Alexandre Caillard fut étonné.
Le seul fils qu’il connût de François Cavalier était un éminent orthopédiste qui semblait à mille lieues des arcanes du « Service ».
– Mais non. L’autre. Celui qui vient de prendre la succession du « Vieux ».
– Appelle-le de ma part. J’ai eu l’occasion de le rencontrer il y a une dizaine de jours.
Le commandant Cavalier avait été affable mais distant quand il l’avait appelé.
À présent qu’il se trouvait assis en face de lui, il le trouvait tout aussi poli mais encore plus distant.
À peine s’il lui avait serré la main quand il s’était présenté comme un vieil ami, « très vieil ami de votre père que j’ai très bien connu ».
Il aurait peut-être dû se montrer moins condescendant devant ce blanc-bec qui semblait susceptible.
Dès qu’il avait précisé, tout sourire, qu’il avait été « un de ses collaborateurs les plus proches », l’autre s’était raidi.
– Notre ami commun a dû vous dire…, commença-t-il en se demandant si le vénérable n’était pas devenu sénile en l’aiguillant sur ce Cavalier-là.
Qui le coupa sèchement.
– La personne à laquelle vous faites allusion est une simple connaissance et un ancien responsable de la maison à présent à la retraite. Mais que puis-je pour vous concrètement ?


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lundi 20 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 9

Chapitre 9





– Merde, merde et merde !
Alexandre Caillard assena un violent coup de poing sur son bureau et appela son cabinet pour prévenir sa secrétaire qu’il serait en retard et lui demander d’annuler les rendez-vous de la journée.
« C’est un coup tordu, se dit-il. Quelqu’un veut ma peau. »
Mais qui pouvait connaître les conditions exactes de la mort de Jean Lestrade.
Dany, sa femme, n’en avait eu que l’intuition.
L’homme qui l’avait poussé sous la rame était mort dans l’explosion prématurée de la charge qu’il était en train de placer contre un relais de télévision au fin fond de la Bretagne, au début des années soixante-dix.
Le chauffeur de la 406 était décédé dans un banal accident de la circulation.
Et François Cavalier, qui avait supervisé l’élimination de Lestrade, s’était suicidé, en plein exercice de ses fonctions de ministre de la Justice, le jeudi 17 juillet de l’été 2003
*.
Il y avait encore l’ancien commissaire franquiste José Perez. Mais lui aussi était décédé. D’un simple cancer de la prostate. En 1989.
Un instant, Alexandre Caillard songea au clochard qui avait prétendu avoir vu un homme pousser Lestrade à l’entrée de la rame dans la station. Pour se remémorer aussitôt que Cavalier avait pris soin de le faire éliminer quelques semaines plus tard. Par précaution.
Une rixe entre cloches autour d’une poubelle pour un morceau de chiffon.
C’est vrai, François Cavalier ne laissait rien au hasard. C’était un grand pro. Presque à l’égal de Pierre-Marie de Laneureuville, qui avait fini par avoir sa peau.
Ce qu’il avait pu deviner de leur rivalité l’avait toujours intrigué.
Pendant plusieurs décennies, le grand patron des basses œuvres, le maître incontesté du coup tordu, avait été Xavier Cavalier, dit « le Vieux ». Le père de François qui, contrairement à son fils, venait de mourir de mort naturelle. À quatre-vingt-seize ans. Le 25 novembre. Simplement débranché après avoir survécu à la canicule.
Pierre-Marie de Laneureuville, de trois ans l’aîné de François Cavalier, avait été le supérieur de ce dernier durant de longues années. Dès le début des années soixante.
Donc, logiquement, Laneureuville était le commanditaire de l’élimination de Lestrade. Tout au moins, il ne pouvait ne pas être au courant.
Mais connaissait-il pour autant son rôle à lui, Alexandre Caillard ?
Il était en droit de le supposer. Et, en conséquence, s’attendre au pire de sa part.
Alexandre Caillard avait toujours été à la remorque de François Cavalier. Il lui devait tout.
Cavalier l’avait même appelé à ses côtés à la Chancellerie au titre de conseiller technique. Et, depuis trois ans, il était un des avocats des laboratoires Crindos, une des bases du « Service ».
Pour Laneureuville, il appartenait au « clan Cavalier ». Le clan ennemi. Et, depuis des années, les deux clans se livraient une guerre sans merci faite de chausse-trappes pour prendre la succession du « Vieux ».
Le fruit de ses réflexions ne réjouissait pas Alexandre Caillard, mais, au moins, il avait identifié la menace.
Ce qui ne la supprimait pas pour autant, reconnaissait-il lucidement.
La sonnerie du téléphone le surprit dans ses pensées.
Il hésita à décrocher et se ravisa en pensant que ce devait être sa secrétaire.
– Papa.
Entendre la voix de sa fille le décrispa instantanément.
Nathalie avait toujours été la bulle d’air de son existence. Sa plus grande joie. Sa seule vraie réussite personnelle.
La seule part de vérité de sa vie faite de faux-semblants.
– Oui, ma chérie.
– Ça va ? Tu as l’air soucieux.
– Non. C’est rien. Je suis sur un dossier difficile.
– Tu ne me caches rien ?
– Bien sûr que non, ma chérie. Comment pourrais-je te cacher quoi que ce soit ? Tu es la princesse de ma vie. Tu le sais bien.
À trente-quatre ans, elle était toujours un amour de fille.
La seule chose qui le tracassait, parfois, c’était qu’elle ne fût pas encore mariée.
Oh ! c’était purement égoïste de sa part. Il aurait aimé avoir des petits-enfants.
Il y a quelques années – il ne se souvenait pas trop –, elle avait entamé une relation stable et sérieuse qui semblait avoir brutalement cessé l’année dernière.
Pendant quelque temps, il l’avait trouvée bizarre. Elle n’avait plus eu tout à fait le même comportement à son égard. Comme si elle le repoussait.
Il avait mis ça sur le compte de la déception amoureuse. Sagement. Car tout avait fini par se remettre en ordre.
Mais Nathalie était secrète et ne leur avait jamais présenté ses relations. Peut-être se confiait-elle à sa mère ? Il en doutait.
La porte de son bureau s’ouvrit brutalement.
Quand on parle du loup…
– C’est qui ? demanda, hargneuse, Dany toujours en peignoir de bain.
Il sourit. Pensant que la mère et la fille étaient le jour et la nuit.
L’une était un tonneau bosselé et l’autre la grâce incarnée. Un mètre soixante-quinze, cinquante-deux kilos. D’une beauté diaphane. De longs cheveux d’or…
– C’est qui ?

* Voir Un vague arrière-goût.




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dimanche 19 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 8 (suite 2 et fin)

Chapitre 8 (suite 2 et fin)





Le seul point noir de cette existence fut, l’année de ses quarante ans, en 1986, la naissance de son fils. Enfin, celle du fils de Dany. Car, là, il était sûr et certain de ne pas en être le père puisqu’il ne couchait plus avec sa femme depuis deux ans.
D’un commun accord, ils se servaient l’un de l’autre pour jouer le couple échangiste.
Question de standing. C’était plus classe que la promiscuité, pas toujours de bon aloi, socialement parlant, de leurs anciennes partouzes post-soixante-huitardes.
Avec l’échangisme, si l’on rencontrait quelques anciens et anciennes de Mai, il s’agissait au moins de ceux qui avaient réussi. Donc du même milieu.
On était entre soi. On ne mélangeait plus les torchons et les serviettes.
Bien sûr, il avait tenté de questionner Dany sur l’identité du père. Tenté seulement, car elle l’avait vite stoppé d’un : « Ça ne te regarde pas ! » hargneux.
Pour couronner le tout, elle décida de prénommer ce bâtard Jean. Rien que pour l’emmerder.
Dany avait quarante-deux ans à la naissance de son fils.
C’est à cette époque, peu après l’accouchement, qu’elle commença à se laisser aller physiquement.
Elle avait déjà commencé à s’empâter, mais là ce fut le pompon, le début de sa marche – par paliers – vers les quatre-vingts kilos pour son mètre soixante-neuf. Avec une nette tendance à picoler.
Et le début d’une haine de plus en plus sourde à l’égard d’Alexandre Caillard qui n’en comprenait pas la raison puisqu’ils vivaient librement leur vie d’un commun accord et qu’il s’était accommodé de l’existence de ce bâtard qu’elle lui avait pondu dans le dos.
Accommodé. C’était le mot juste, car, tout en l’éduquant comme son propre fils, il n’avait jamais éprouvé la moindre affection pour ce fils-là. Et, avec l’adolescence de ce petit con, la réciproque se manifestait de plus en plus.
Mais Alexandre Caillard n’y voyait pas un juste retour des choses. Seulement de l’ingratitude. Ce qui envenimait leurs rapports « père-fils » et les rendait de plus en plus conflictuels.
Il s’arrêta de tourner en rond dans son bureau et se demanda pourquoi il en était venu à penser à son fils.
À cause de leur engueulade d’hier soir ?
Ce n’était pourtant pas la première et ce ne serait sûrement pas la dernière.
Ils étaient aussi arrogants l’un que l’autre.
– Un chien ne fait pas un chat, mon Minou, minaudait sa pouffiasse de mère.
Rien que pour le plaisir de le narguer.
Il s’ébroua en haussant les épaules et se concentra à nouveau sur sa préoccupation essentielle.
Ce putain de coup de fil anonyme.
Cette curieuse voix surgie d’un lointain passé et qu’il s’efforçait en vain d’identifier.
Pourtant, elle avait quelque chose de familier.
Il avait déjà entendu cette voix. Il en était sûr.
En fait, il y avait eu deux appels.
Le premier la veille, vers dix-sept heures. À son cabinet de la rue du Cherche-Midi. Alors que sa secrétaire venait de faire entrer son avant dernier rendez-vous. Maud. Une ancienne maîtresse, épouse d’un sénateur socialiste, qui lui demandait de prendre en main son divorce.
Le genre d’affaire merdique en soi. Surtout que ledit sénateur appartenait à la même loge que lui-même.
Elle était enragée. La haine lui déformait le visage. À un point tel qu’il crut que son récent lifting allait lâcher quand elle cracha :
– Aide-moi à en tirer un max, Alex ! Ce pédé me trompe avec son attaché parlementaire. Un type de vingt-huit ans. C’est ignoble !
Alexandre Caillard afficha le masque protecteur de sa profession.
Apparemment poli mais absolument indéchiffrable.
Se demandant ce qui était « ignoble ».
D’ailleurs, il connaissait trop le penchant du sénateur pour les lolitas pour prêter le moindre crédit aux propos de Maud.
Il était bien placé pour le savoir.
Le sénateur le sollicitait toujours – et plus souvent que de raison – quand une de ses liaisons avec une mineure tournait mal.
Pain béni pour le « Service ».
Et il n’était pas le seul parlementaire à avoir ses « faiblesses » charnelles. Dérives des plus variées où la couleur politique ne rentrait pas en ligne de compte et que le « Service » encourageait parfois quand il ne les organisait pas.
La sonnerie de sa ligne perso lui sembla une perche salvatrice tendue par le Grand Architecte.
– Tu te souviens de Jean ?
La question le surprit bêtement. Il pensa tout d’abord à son fils.
– Jean ? dit-il sans réfléchir. Mais c’est mon fils…
– Non, je te parle de l’autre…
Et l’inconnu avait raccroché. Le laissant groggy.
Il avait ensuite subi la logorrhée matrimoniale de Maud dans un état de totale apathie que celle-ci interpréta comme une approbation muette.
Une demi-heure plus tard, sa secrétaire mit fin au soliloque de la femme du sénateur en venant annoncer d’un ton aigre l’arrivée de son rendez-vous suivant.
– Je n’en attendais pas moins de toi. Merci, Alex, dit Maud en se retirant vivement sous le regard d’inventaire de la secrétaire.
Il ne se souvenait même pas de ce qu’elle avait pu lui raconter ni de ce qu’il avait pu lui promettre.
En tout cas, il pouvait compter sur sa secrétaire et maîtresse occasionnelle pour ne pas lui trouver de rendez-vous avant six bons mois.
Et puis, ce matin, chez lui, ce deuxième appel. Plus inquiétant. Alors qu’il avait difficilement trouvé le sommeil et qu’il avait fallu que le fils de Dany le provoque pendant tout le dîner en le menaçant de se présenter dans la même circonscription que lui sur une liste trotskyste aux prochaines municipales.
– Tu te souviens de la mort de Jean ? avait demandé la même voix.
Mais ce n’était pas une question.
Il s’était tu.
– Tu vas payer, avait repris la voix.
Il s’était énervé.
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? avait-il crié.
L’autre avait déjà raccroché.


© Alain Pecunia, 2009.
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samedi 18 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 8 (suite 1)

Chapitre 8 (suite 1)





Un soir, il eut même la surprise de tomber sur une réunion de groupe mao dont le secrétaire était François Cavalier.
Puis tout s’accéléra quand, jeune avocat, il devint au début des années soixante-dix l’un des défenseurs attitrés des gauchistes. Sous la pression, à présent « amicale », de François Cavalier.
Plus spécialement des « terroristes ».
Une curieuse nébuleuse d’idéalistes et de provocateurs patentés, qui excitait les convoitises manipulatrices de nombreux services tant hexagonaux qu’étrangers dont c’est là la raison d’être.
D’abord dans la région toulousaine, chez les précurseurs d’Action directe. Mais ça restait malgré tout du menu fretin.
Ils étaient du genre bricolos et pas très finauds.
Dès qu’il y en avait trois de réunis, on était sûr de trouver un pur, un indic, un flic.
Faut dire que le « Service » y faisait défiler ses nouvelles recrues pour les aguerrir à la manipulation et leur donner une formation sur le tas. Ils appelaient ça « l’immersion en milieu hostile ».
C’était peinard, en un sens. Il y avait de bons côtés. Avec de bons plans.
C’était une époque où il était plus facile de baiser en se présentant comme un « Che » en puissance qu’en sortant sa carte barrée de tricolore.
Et ça jactait des nuits entières !
C’en était même parfois écœurant de facilité. Certaines recrues du « Service » finirent par craquer et préférèrent renoncer. Elles ne supportaient plus ce sale boulot de manipuler des « innocents », alors qu’ils baisaient les mêmes copines et se passaient le même joint.
– Ils sont trop cons ces révos. Ils sont dangereux que pour eux-mêmes, disaient certains.
Lui-même fut soulagé de passer au stade supérieur – la pêche au gros – quand son début de notoriété « révolutionnaire » l’amena à fréquenter les milieux nationalistes basques et à rencontrer de nombreux militants de l’ETA réfugiés en France dont il devint le défenseur.
C’est fou ce qu’on peut faire confiance à son avocat !
Il ramenait à François Cavalier des informations qui valaient leur pesant d’or. Et le « Service » savait être reconnaissant envers ses serviteurs.
Plus tard, quand le gouvernement socialiste espagnol envoya ses « escadrons de la mort » sur le territoire français pour éliminer ces mêmes militants, il eut l’occasion de revoir l’ancien commissaire franquiste José Perez. À présent sous-directeur d’un service de police espagnol supervisant ces « éliminations ».
La première fois qu’il le revit, ce fut au cours d’un voyage à Madrid où il accompagnait François Cavalier.
Ils furent reçus somptueusement et Cavalier le chargea de transmettre régulièrement à Perez les coordonnées en France des militants réfugiés. Que lui-même, Alexandre Caillard, recueillait grâce à ses multiples connaissances dans le milieu.
De temps à autre, l’« éliminé » était un de ses clients.
Ce fut un grand moment de volupté dans sa vie.
Jamais le double jeu ne lui procura autant de plaisir et de satisfaction morale.
Car il œuvrait au salut de la jeune démocratie espagnole.
Ironie du destin.



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vendredi 17 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 8

Chapitre 8





C’était fin octobre. À la sortie de la fac de droit d’Assas.
Alexandre Caillard l’avait tout de suite reconnu. De toute façon, on ne pouvait pas oublier son regard hautain et condescendant comme malgré lui. Des yeux bleus en bille d’acier qui inquiétaient dès qu’une lueur rieuse en jaillissait.
Ils avaient à peu près la même taille, un mètre soixante-dix. Mais François Cavalier avait trois ans de plus que lui.
Quand il lui serra la main, Alexandre Caillard ne put retenir un frisson.
Ce type avait une peau froide de serpent. Un tueur-né.
Il avait été très clair.
– Tu ne poses jamais de question, tu exécutes les ordres et tout se passera bien. Je suis ton chef de groupe.
Il l’avait interrogé sur ses relations avec ses anciens camarades du groupe anar franco-espagnol et Alexandre Caillard avait dû reconnaître qu’elles étaient plutôt distendues.
– Alors, tu les resserres, lui avait-il dit d’un ton qui n’admettait pas la réplique, tu les fréquenteras plus assidûment et tu m’informeras chaque quinzaine de leurs projets. S’il y a urgence, note ce numéro où tu pourras toujours laisser un message, de jour comme de nuit.
Il avait voulu demander : « C’est tout ? » Mais il s’était retenu en se mordillant la lèvre. « Ne pas poser de question. »
Évidemment, ce n’était pas tout.
Au fil des mois, assez rapidement d’ailleurs, François Cavalier lui demanda d’essayer d’influer certaines décisions du groupe.
C’est alors qu’Alexandre Caillard attrapa le virus du plaisir de la manipulation.
C’était facile. Surtout que les camarades lui faisaient entière confiance.
Curieusement, c’est cette confiance même qui avait déclenché en lui un curieux processus de mépris à leur égard.
Au début, il avait craint que son double jeu ne soit découvert. À un point tel qu’il lui avait parfois été difficile de trouver le sommeil. Puis il s’était vite rendu compte qu’il était insoupçonnable. « Ils sont trop stupides et cons pour ça », s’était-il dit.
Il avait même eu des idées de coups tordus. Qu’il avait suggérées à François Cavalier.
Parfois, ils en avaient ri ensemble. Mais « on » ne cherchait qu’à contrôler le groupe. Pas à le faire tomber.
– Plus tard, pourquoi pas ? disait mystérieusement Cavalier tout en le félicitant de ses idées.
Alexandre Caillard se sentait alors son égal.
Il en oubliait qu’il était lui-même manipulé.
Puis mai 68 arriva.
Il s’éclata. Reçut pas mal de coups de matraque en jouant le jeu sur les barricades. Fut parfois embarqué et baisa tout ce qu’il put.
Pour lui, mai 68 fut une révélation sexuelle.
Il n’était pas le seul dans son cas.
Il entraîna Dany dans de folles soirées. Elle ne se fit pas prier.
Il s’en foutait. Ça le libérait de son mariage.
Mais il ne sut jamais s’il était réellement le père de leur fille qui naquit neuf mois après juin.
Dany et lui firent semblant.
De toute façon, il adora sa fille et le doute fut un prétexte pour multiplier ses expériences.
Et Dany ne mouftait pas puisqu’elle en profitait de son côté.
Ils se vivaient simplement comme un jeune couple moderne.
Dans le même temps, il joignait l’utile à l’agréable.
De copine en copine, il put aller de groupe en groupuscule et y pêcher de multiples informations. Et rien ne vaut les relations de baise dans ce domaine.



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jeudi 16 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 7 (suite et fin)

Chapitre 7 (suite et fin)





Alexandre Caillard sentit un nœud coulant se resserrer autour de sa gorge.
Il se sentit totalement impuissant et piégé de partout.
Eux. Elle…
Il n’avait pas songé un seul instant à protester de son innocence.
Pourtant, ce n’est pas lui qui avait tué Jean Lestrade.
Mais, le plus dur, ce fut l’incinération de Lestrade au Père-Lachaise, où Dany le traîna.
Les parents Lestrade.
– Il était si content ce soir-là quand il est parti de chez nous en disant qu’il avait rendez-vous avec toi…
Et le regard embué de sa sœur Odile et de son frère Bernard qui lui souriaient.
– Tu étais son meilleur ami…
Et les copains du groupe qui lui tapèrent affectueusement sur l’épaule.
– C’est dur pour toi, hein !
Et Dany qui chialait comme si elle avait été sa veuve.
Et ses propres parents qui avaient tenu à l’accompagner à la cérémonie.
Sa mère, surtout.
– Tiens le coup, mon grand…
Mais le point d’orgue de ce cauchemar, ce furent ses fiançailles en septembre.
En petit comité. Ses parents et la mère de Dany. Un couple d’amis habitant l’immeuble. Une collègue de Dany.
C’était d’une tristesse à crever.
Il eut l’impression de vivre ses propres funérailles lorsque les mères fixèrent la date de mariage pour juin 67.
Alors, en octobre, quand il fut contacté, ce fut pour lui une bouffée d’oxygène.
Presque.
Un autre type de galère.
Pourtant, il leur devait ce qu’il était devenu dans la vie.
Un grand ténor du barreau et une des personnalités les plus en vue..
Mais c’est là que ça coinçait. Il leur devait tout.



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mercredi 15 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





Alexandre Caillard fut de retour chez lui vers 23 h 30. La 403 l’avait laissé sur le trottoir de la mairie, place Gambetta, et il avait remonté l’avenue l’esprit cotonneux. Il se sentait entre parenthèse.
Évidemment, Dany ne dormait pas.
Elle était même assise tout habillée sur le canapé-lit.
Il lui trouva un air bizarre. Elle avait les yeux rougis, comme si elle avait pleuré.
Elle s’étonna qu’il soit rentré si tôt. D’un ton sec.
Caillard se surprit lui-même.
– Il n’est pas venu, dit-il en prenant un air désolé pour lequel il n’eut pas à se forcer. Je ne comprends pas. J’ai poireauté jusqu’à vingt-deux heures trente devant la fontaine. J’avais l’air con à attendre comme ça…
Elle le dévisagea d’une façon étrange.
– T’as dû être déçu, mon Minou ?
– Bah, il a dû avoir un contretemps. De toute façon, il rappellera.
– Tu as l’air bizarre. T’es contrarié, hein ?
Il haussa les épaules et détourna son regard.
– Je suis surtout crevé.
Elle ravala un sanglot.
– Quand même, j’aurais bien voulu que ce soit réglé pour nous deux. Qu’il sache…, dit-elle après un temps.
Alexandre Caillard ne comprit pas le sens de ses paroles.
Qu’est-ce qu’elle peut être chiante, pensa-t-il tout en ôtant sa veste.
Alexandre Caillard eut du mal à trouver le sommeil.
La mort de Lestrade résolvait un problème, mais il ne se sentait pas soulagé pour autant.
Le bruit mat du corps heurté par la cabine résonnait. Désagréable. Incongru.
Et cette conne qui se lovait contre lui en croyant au grand amour…
Il trouva enfin le sommeil en songeant qu’il faudrait qu’il s’en débarrasse en douceur. Le plus vite possible. Dès cet été.
Comme ça, plus rien ne le rattacherait à Lestrade.
Mais tout foira dès le lendemain.
RTL en fit des tonnes sur le suicide du jeune activiste anarchiste Jean Lestrade tout juste libéré de prison.
Et Dany se branchait sur RTL dès le réveil.
Et il fallait que ce con de reporter interviewe un poivrot qui prétendait avoir vu quelqu’un pousser le jeune homme.
– C’est comme j’vous l’dis. Je somnolais sur le banc juste à côté et j’ai bien vu ce que j’ai vu ! braillait le clochard.
Ce fut l’hystérie.
Des larmes. Des cris. Puis des crises de spasmophilie successives. Entrecoupées de longs sanglots ou de phases d’atonie complète.
Il crut qu’elle allait virer dingue.
Il la gifla. Elle le griffa et le laboura de coups de pied et de coups de poing.
Une vraie furie.
Avec un regard dément à vous en foutre la frousse.
Et « mon Jeannot » par-ci, « mon Jeannot » par-là. Comme si elle en était encore amoureuse. De l’irrationalité à l’état pur.
Puis, tout à coup, elle se précipita à nouveau sur lui et le saisit à deux mains par le col de sa chemise en le secouant.
– Assassin ! C’est toi qui l’as tué ! hurla-t-elle en affermissant sa prise avec une force qu’il n’aurait pu lui soupçonner et qui l’empêchait de dégoiser le moindre mot.
Il ne parvint à s’en débarrasser qu’en lui donnant un coup de genou dans le bas-ventre.
– T’es dingue, ou quoi ! brailla-t-il affolé et en lui donnant des coups de pied.
Elle resta quelques minutes recroquevillée sur elle-même après qu’il se fut lassé de la frapper.
Pleurant à nouveau.
– Je ne suis pas dingue, murmura-t-elle en lui jetant un regard de haine. Tu l’as tué. Je le sens. Je le sais. Et tu vas le payer, Alex…
Alexandre Caillard faillit se jeter sur elle et l’étrangler pour qu’elle se taise.
Mais il eut peur.
Les voisins avaient dû entendre toute cette sarabande.
Il tenta de se calmer en se disant que le plus urgent, pour le moment, était de l’amadouer.
– Tu vas le payer, poursuivait-elle d’une voix rauque et lourde de menaces. Tu vas m’épouser ou alors tout le monde saura…


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mardi 14 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





En sortant de la station, l’inconnu, qui n’avait pas desserré son étreinte sur son bras gauche, entraîna Alexandre Caillard vers une 403 grise stationnée une cinquantaine de mètres plus haut sur le boulevard.
– Nous allons vous déposer près de chez vous, dit-il en lui ouvrant la portière arrière.
Lui-même s’installa à côté de l’homme qui se tenait au volant et qui semblait être sa copie conforme.
Puis il se tourna à demi vers Alexandre Caillard.
– Nous attendons quelqu’un et nous y allons. Il ne va pas tarder, lui dit-il en guise d’explication. Ça va mieux ?
Caillard hocha la tête en signe d’assentiment. Mais il se sentait bizarre, comme ailleurs. Dans un mauvais rêve.
– Tiens, le voilà, justement, dit le chauffeur en faisant démarrer le moteur de la 403.
Alexandre Caillard tourna la tête vers l’homme d’une vingtaine d’années qui venait d’ouvrir la portière opposée et prenait place à son côté, derrière le chauffeur.
– Enchanté de faire votre connaissance, dit-il en lui tendant la main.
Alexandre Caillard la serra machinalement.
– Tout est OK, dit le nouveau venu en s’adressant au chauffeur et à l’inconnu du quai.
Puis il se tourna vers Caillard tandis que la 403 s’insérait dans la circulation.
– J’étais en bas pour superviser, expliqua-t-il. Pour empêcher les problèmes, si vous voulez. Bon, tout s’est parfaitement passé et nous vous ramenons chez vous.
Alexandre Caillard hocha la tête.
Le nouveau venu tentait de saisir son regard et de capter son attention.
– Dorénavant, reprit-il, vous n’entendrez plus parler du commissaire Perez. Je serai votre contact. Pour l’instant, profitez de vos vacances et oubliez tout ça. Nous nous reverrons en octobre.
Caillard hochait la tête machinalement.
Il ne comprenait pas tout ce que lui disait le nouveau venu.
Dans son esprit, l’élimination de Jean Lestrade était un point final. Une façon de se débarrasser de son passé et de tourner la page. Jamais il n’avait envisagé quoi que ce soit d’autre.
Pourquoi un contact ? Pour quoi faire ?
Qui étaient ces trois inconnus.
– Vous êtes français ? demanda-t-il timidement.
Le chauffeur et l’inconnu du quai rirent gaiement.
Le nouveau venu souriait franchement. Mais son sourire exprimait la tranquille assurance du félin.
– Ne vous inquiétez pas, dit-il, nous sommes français et nous appartenons à un service français. Mais nous avons parfois des intérêts communs avec le service de Perez, comme aujourd’hui. Pour échanger des informations ou un coup de main. Les Espagnols nous ont beaucoup aidés pour neutraliser nos activistes de l’OAS qui s’étaient réfugiés en Espagne. Ils se sont retournés contre eux après les avoir soutenus et, en échange, nous avons neutralisé leurs activistes antifascistes réfugiés chez nous. Malheur aux vaincus !
Puis il lui sous-entendit qu’il n’aurait pas à regretter sa collaboration « patriotique ». Qu’il en verrait son existence grandement facilitée.
– Nous ferons de vous un grand avocat, conclut-il en lui tapotant le bras.
Alexandre Caillard s’efforça de sourire.
Il n’avait pas le choix. Depuis le début il était piégé. À présent, il se retrouvait pieds et poings liés.
Des inconnus jouaient avec lui et le mettaient sur des rails – il frémit à cette évocation et entendit résonner le bruit mat du corps de Lestrade heurté par la cabine.
Qui était mort sans même un cri.


samedi 11 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





Jean Lestrade revint à Paris le 3 juillet.
Le 4, il téléphona chez les parents Caillard pour parler à leur fils. À l’heure du déjeuner.
Mme Caillard lui demanda de rappeler vers dix-neuf heures trente, Alexandre devant venir dîner ce soir-là avec… mais elle se tut, se rendant compte in extremis qu’elle avait failli mentionner Dany Morieux.
Lestrade rappela donc à dix-neuf heures quarante.
– Jeannot, quelle joie ! dit Alexandre Caillard en reconnaissant la voix de son ami.
Celui-ci voulait passer le voir chez lui.
– Écoute, vieux, j’ai une meilleure idée. On se retrouve à vingt et un heures devant la fontaine Saint-Michel et on fête ça dignement, hein ! On a tellement de choses à se dire…
Dany n’était pas encore descendue de leur chambre de bonne.
– Dînez sans moi, dit-il à sa mère. Dis-lui que je vais voir Jeannot et que je vais tout lui expliquer pour nous deux. Je l’ai promis à Dany.
– Sois prudent, mon chéri.
Alexandre Caillard trouva la réflexion de sa mère stupide et haussa les épaules.
Il dévala les trois étages et se retrouva à vingt heures cinq place Gambetta.
Il dut patienter cinq minutes que la cabine téléphonique fût libre, puis il appela le numéro que lui avait donné le commissaire José Perez.
Alexandre Caillard lui annonça son rendez-vous avec Jean Lestrade à vingt et une heures.
Il était à la fois anxieux et tout excité.
– Parfait, dit le commissaire qui lui demanda d’attendre un instant.
Caillard entendit la voix étouffée du policier s’adresser en français à une autre personne.
Ce fut bref.
– Écoute, dit le commissaire qui le tutoyait pour la première fois, tu vas prendre un pot avec lui dans le coin, vous faites vos retrouvailles et, vers vingt-deux heures, tu lui proposes de prendre le métro à Saint-Michel pour aller voir ses autres camarades qui lui ont réservé une surprise. Direction…. Châtelet. Et tu laisses faire. Vous vous mettez sur le quai en fin de rame. D’accord ?
Alexandre Caillard fut à l’heure pile à son rendez-vous.
Jean Lestrade l’attendait depuis dix minutes.
Leurs retrouvailles furent chaleureuses.
Lestrade préféra déambuler le long des quais en bavardant plutôt que de s’attabler dans un bistrot du quartier.
Caillard regardait de temps à autre sa montre.
– T’as un autre rendez-vous ? finit par le blaguer Lestrade. Je croyais que nous avions toute notre soirée ?
– Justement, les camarades t’ont préparé une petite réception pour ton retour. Nous devons nous retrouver chez Pablo à République. Il faudrait qu’on prenne le métro vers vingt-deux heures pour être à l’heure pour la fiesta.
En à peine une heure, ils avaient parlé de tout et de rien à bâtons rompus.
Du lycée, de la prison, des camarades.
L’air malheureux, Caillard dit à Lestrade combien il avait eu honte d’être le seul à s’en tirer.
– Comment ça ? fit Lestrade étonné.
Alexandre Caillard se rendit compte de sa bévue. Qu’il aurait mieux fait de fermer sa grande gueule. Que Lestrade n’avait jamais su qu’il avait été envoyé pour le réceptionner sur le quai du port de Barcelone.
Maintenant, il devait le lui expliquer. Sans lui dire qu’il avait paniqué.
Il avait simplement appliqué les consignes.
« S’il y a le moindre problème, tu décroches », lui avait dit Pablo.
Il vit le regard de Lestrade s’assombrir.
– Je n’étais pas au courant, lâcha-t-il laconiquement.
Mais il le connaissait suffisamment pour savoir qu’il allait se mettre à gamberger.
« Il n’y avait vraiment pas d’autre solution », se dit Alexandre Caillard tout en regardant sa montre.
Il était moins dix de vingt-deux.
– Faut qu’on y aille, dit-il à Lestrade sans parvenir à mettre dans son intonation tout l’entrain qu’il aurait souhaité.
Jean Lestrade sourit.
– Et à propos, t’as des nouvelles de Dany ?
Alexandre Caillard se raidit.
Il croyait échapper à cette explication après celle déjà suffisamment pénible pour lui de sa mission de réception.
– Oh ! Dany, tu sais…, fit-il en haussant les épaules.
– Putain, dit Lestrade en commençant de descendre les marches du métro, qu’est-ce qu’elle était chaude, tu ne peux pas savoir ! Un sacré coup, la garce ! Mais elle me gonflait avec ses idées de mariage et de gosses. J’avais dix-sept ans et elle dix-neuf. C’était le cadet de mes soucis, mais, elle, elle ne pensait qu’à ça !
Arrivé sur le quai, Lestrade se rendit compte que son ami restait indifférent à son évocation de Dany.
D’habitude, il aurait été le premier à en rire avec lui.
– Putain, je plains le mec sur lequel elle mettra définitivement le grappin ! conclut-il dans une ultime tentative pour dérider Alexandre Caillard qu’il sentait de plus en plus crispé.
Caillard était en train de se dire qu’il n’avait vraiment rien à regretter. Qu’il haïssait Lestrade à un point tel qu’il avait hâte que tout soit fini le plus rapidement possible. Mais il n’osait pas jeter de regard alentour pour repérer le ou les envoyés du commissaire.
Il avait simplement fait comme le commissaire le lui avait recommandé. Se tenir le plus près possible du bord du quai.
– Putain, disait Lestrade, tel que je te connais, je croyais que tu te la serais faite…
Alexandre Caillard avait fermé les yeux dès l’instant où il avait entendu la rame surgir du tunnel.
Un homme de taille moyenne et râblé, la trentaine, qui attendait la rame et se tenait un peu en retrait de Lestrade et de Caillard, s’était approché d’eux quelques secondes plus tôt.
Il se mit juste derrière Lestrade et le poussa brusquement.
Alexandre Caillard rouvrit les yeux en se reculant instinctivement au moment même où la cabine de la voiture de tête percutait Lestrade.
Le temps que le machiniste réagisse, Jean Lestrade fut traîné sur toute la longueur du quai.
Il y avait suffisamment de monde dans la station pour que la pagaille soit complète.
Alexandre Caillard vomit sans avoir à se forcer et crut qu’il allait tourner de l’œil.
L’inconnu le prit par le bras en lui murmurant :
– C’est fini. Tout va bien.
Puis il l’entraîna vers la sortie en lui tenant toujours fermement le bras.
Personne ne leur avait prêté attention.
Les usagers s’étaient agglutinés sur le quai à l’avant de la cabine. Là où le corps de Jean Lestrade se donnait en spectacle sur les rails.
Enfin, ce qu’il en restait.
Le machiniste, en état de choc, sanglotait dans sa cabine.


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vendredi 10 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





C’était le 26 juin 66.
Alexandre Caillard traîna un moment sur les quais, allant d’un bouquiniste à l’autre. Retardant le moment de rejoindre sa chambre de bonne de l’avenue Gambetta, dans l’immeuble où habitaient ses parents, un peu au-dessus du métro Pelleport.
Depuis le début de l’année, Dany vivait avec lui.
Elle avait un travail de secrétaire dans une société d’assurance et sa paie était suffisante pour le dispenser de trouver des petits boulots pour ses faux frais, l’ordinaire étant assuré par ses parents.
Évidemment, Dany, qui avait deux ans de plus que lui, ne songeait que mariage et était parvenue à se glisser dans les bonnes grâces des parents Caillard.
Il s’était retrouvé piégé par la commodité et la facilité, mais Alexandre Caillard n’envisageait pas le mariage pour autant.
Dès son droit terminé, il la larguerait.
D’ailleurs, depuis un an, il faisait tout pour ne pas se la coller sur le dos à vie.
Puisqu’elle refusait de prendre la pilule, il ne lui faisait jamais l’amour sans mettre une capote. Sauf pour les pipes ou pour la prendre par-derrière, bien sûr.
Quand il rentra enfin vers dix-neuf heures trente, il la trouva recroquevillée sur le canapé-lit, en larmes.
Ce n’était pas son genre.
Il se demandait d’ailleurs ce qui pouvait l’émouvoir à part l’idée du mariage et d’avoir des gosses.
– Jean va rentrer, finit-elle par hoqueter.
Alexandre Caillard fut subitement inquiet.
– Comment le sais-tu ? demanda-t-il l’air naturellement étonné.
– La radio… RTL…
– Quand ?
– Tout à l’heure, au flash, dit-elle en reniflant.
– Non, s’énerva-t-il malgré lui. Quand rentre-t-il ?
Elle haussa les épaules.
– D’un jour à l’autre, sûrement…
Danielle se remit à pleurer de plus belle.
Alexandre Caillard s’assit sur le lit.
– C’est bien qu’il soit libéré…, commença-t-il.
– Mais qu’est-ce que je vais pouvoir lui dire ? sanglota-t-elle.
Il la regarda, étonné.
– Ben, que nous vivons ensemble et que nous nous aimons, ma chérie. Il n’y a plus rien entre lui et toi. D’ailleurs, tu ne lui as jamais écrit.
– Tu comprends pas. Je l’ai aimé et je vis avec son meilleur ami… Qu’est-ce qu’il va penser de moi ? Je l’ai quand même laissé tomber !
Alexandre Caillard fut un instant désarçonné.
– Mais nous nous aimons et nous allons fonder une famille. Je le lui expliquerai. Il comprendra.
– Oh oui ! mon Minou. Tu lui expliqueras, hein ?
– Bien sûr.
– Mais quand même, je vais être gênée quand il viendra te voir ici… Qu’est-ce qu’il va penser ?
Alexandre Caillard lui caressait les cheveux et répétait : « Ne t’inquiète pas », tout en pensant que le flic espagnol avait raison, que ce serait mieux pour tout le monde. Et le plus vite possible.



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Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 3 (suite et fin)

Chapitre 3 (suite et fin)





Alexandre Caillard sentit une mauvaise sueur froide lui dégouliner dans le bas des reins. Juste au-dessus de l’élastique de son slip. Il frissonna.
– Vous m’écoutez ? disait le commissaire qui le secouait par la manche.
– Oui…, finit par balbutier Caillard.
– Ressaisissez-vous ! lui ordonna-t-il à voix basse. Vous allez nous faire remarquer avec cette tête-là, ajouta-t-il en jetant un regard vers le comptoir du bistrot du Quartier Latin où ils s’étaient donné rendez-vous.
Le commissaire José Perez éprouvait un profond mépris pour Alexandre Caillard. Ce lâche qui avait trahi ses camarades le plus facilement du monde, par simple trouille, quasiment au quart de tour. Et qui faisait maintenant dans son froc.
Il se demandait si cette rencontre n’était pas une erreur. Il se mit à douter que Caillard fût en état de lui être utile.
– Il sait, pour moi ? demanda Alexandre Caillard d’une voix blanche.
Le commissaire haussa les épaules.
– Personne de chez nous ne le lui a dit, mais il peut s’en douter s’il n’est pas trop bête, ou le soupçonner.
Il ne pouvait saisir le regard de Caillard. Depuis qu’il lui avait appris la « nouvelle », le jeune homme gardait la tête baissée.
Le commissaire patienta en tournant machinalement sa cuillère dans la tasse de café qui était à présent refroidi. Il lui laissait le temps de parvenir par lui-même à la conclusion logique.
Ça tardait. Caillard restait sonné.
Le policier décida de l’aider.
– C’est une tête brûlée, dit-il négligemment en continuant de touiller son café froid. Il va sûrement remuer beaucoup de choses et déranger pas mal de gens.
Il marqua une pause.
Alexandre Caillard avait relevé la tête. Mais il ne donnait pas l’impression d’être sorti complètement de ce qui était pour lui une sorte de cauchemar.
– Qu’en pensez-vous, vous qui l’avez bien connu ? reprit le commissaire. En plus, il n’est pas exclu qu’il veuille prendre contact avec son ex-petite amie…
Le commissaire José Perez pouvait suivre le cheminement des pensées de Caillard sur son visage poupin. Quasiment à livre ouvert.
Alexandre Caillard sortit de son mutisme.
– C’est la merde…
– Je ne vous le fais pas dire. Et c’est parfaitement résumé. Je dois reconnaître que votre situation n’est pas si facile et que je me sens une part de responsabilité à votre égard. Mais nous pouvons peut-être nous rendre service.
Le commissaire vit dans le regard de son vis-à-vis que sa proposition avait éveillé de l’intérêt. Caillard avait besoin d’une bouée à laquelle se raccrocher.
Le policier jeta la bouée.
– Il faut qu’il disparaisse. Ce serait mieux pour tout le monde. Vous ne croyez pas ?
La réaction de Caillard ne se fit pas attendre.
Il hocha la tête. Comme de contentement.
Il en était écœurant, estima le commissaire qui, pourtant, en avait vu d’autres.
Il n’avait pas dit : « Oh oui ! » comme un gosse auquel on propose une sortie agréable. Mais c’était tout comme. Il n’y avait qu’à voir ce sourire qui s’épanouissait sur sa face aux traits un peu mous.
« Comme toujours, se dit le policier, il n’y a que le premier pas qui coûte. » La suite ne poserait pas trop de problèmes.
Alexandre Caillard se rembrunit.
– Mais comment ? demanda-t-il, une pointe d’inquiétude dans la voix.
Le commissaire sourit largement.
– N’ayez crainte. Vous n’aurez qu’un petit rôle. Personne ne pourra vous reprocher quoi que ce soit. Et puis, seul vous et moi serons au courant…
Alexandre Caillard n’avait pas l’intention de lâcher sa bouée.
Il hocha la tête.
– Le plus tôt sera le mieux, reprit le policier. Dès qu’il sera à Paris et prendra contact avec vous, appelez-moi à ce numéro.
Il lui tendit une carte de visite au nom d’une société espagnole d’import-export.
– Ne lui laissons pas le temps de remuer le passé, ajouta-t-il en lui tapotant le bras.



© Alain Pecunia, 2009.
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mercredi 8 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





C’est comme ça qu’il s’était fait piéger en cette fin de matinée du 6 avril 1963.
Les trois camarades qu’il avait donnés furent arrêtés, deux le jour même, dont son ami Jean Lestrade, et le dernier le lendemain.
« De toute façon, s’était-il dit, Jean ne pouvait être qu’arrêté et il aurait réagi comme moi s’il s’était retrouvé dans ma situation. »
Et puis, il s’agissait de sa peau, et on n’a qu’une vie.
Les lâches prêtent toujours leurs pensées aux autres.
L’Héroïsme, c’est pour ceux qui ont de la chance.
La seule chose qui l’ennuyait était que ses camarades pussent l’apprendre. Mais, quand il rentra à Paris, ils le félicitèrent de sa chance et les arrestations furent mises sur le compte d’un malheureux enchaînement de hasards.
Alexandre Caillard s’étonna de ne pas éprouver de remords ou de tourment quelconque à l’égard de son ami – les deux autres étaient des camarades qu’il connaissait à peine. Et, si sa conscience ne trouvait rien à redire, c’était bien la preuve qu’il n’avait rien à se reprocher. Cela le conforta dans sa conviction qu’il avait simplement fait le bon choix dans une situation difficile.
Il fit même chorus avec l’un des responsables, Pablo, quand celui-ci évoqua la possibilité que l’un des trois qui venaient d’être arrêtés ait pu donner les deux autres.
– Toi qui le connais bien, tu penses que Jean aurait pu faire ça ? lui avait-il demandé en aparté.
Il eut la sagesse de ne pas se porter garant de son ami. D’ailleurs, il ne l’enfonça pas non plus.
Alexandre Caillard se contenta d’une moue dubitative.
Consoler la copine éplorée de Lestrade lui parut la chose la plus naturelle. De toute façon, il avait toujours eu envie de coucher avec. Mais, la conne, même si elle n’était pas farouche, elle y tenait à son Jeannot. En plus, elle le voyait presque en héros. Il lui avait fallu tout un travail de sape pour parvenir à ses fins. Mais tout s’accéléra quand il lui révéla, comme à contrecœur – « Je ne sais pas si je dois te le dire » –, que les camarades se posaient des questions à propos de Jean.
Les nécessités naturelles firent le reste.
En fait, s’il faisait le bilan, d’avoir voulu baiser Dany, c’était la seule chose qu’il ait eu à réellement regretter dans son existence. Car, ensuite, il n’avait jamais pu s’en dépêtrer et, par le chantage, elle l’avait mené devant le maire quatre ans plus tard. En 67.
Un an après cette merde de juillet 66.
Il ne pensait pas que Jean Lestrade sortirait si tôt.
Depuis ce mois d’avril 1963, il avait profité de la vie un max, s’éloignant imperceptiblement de ses anciens camarades anars pour ne plus les fréquenter qu’épisodiquement.
– Jean a peut-être donné mon nom. Il faut que je sois prudent, avait-il dit.
Mais il manifestait sa noblesse d’âme en s’inquiétant deux fois l’an du « sort des camarades emprisonnés ».
Au moment des deux événements pouvant donner lieu à des grâces ou des remises de peine. Noël et la fête nationale espagnole le 18 juillet, date anniversaire du soulèvement franquiste de 1936.
Mais Alexandre Caillard était tranquille. Avec ses quinze ans de taule, c’est pas demain la veille qu’il allait sortir, Jean Lestrade.
Aussi, lorsqu’il apprit, fin juin 66, qu’il allait être élargi, tout d’abord il n’en crut pas ses oreilles.
– Vous blaguez ? dit-il au commissaire José Perez qui l’avait contacté pour le rencontrer de toute urgence et qui venait de lui annoncer la nouvelle de la libération de Lestrade.
Le policier espagnol le regarda avec commisération.
Il fallait vraiment être con pour croire qu’il pût se déplacer pour venir blaguer avec un pauvre mouchard.
Alexandre Caillard eut vite fait de se rendre compte que ce n’était pas une blague.
Depuis le 6 avril 63, il n’avait revu le policier qu’une seule fois.
Il ne lui avait même rien demandé. Il profitait d’un séjour à Paris pour prendre de ses nouvelles.
Alexandre Caillard se sentit paniquer.
Il avait la trouille.
– J’ai préféré vous apprendre moi-même la nouvelle. La presse va sûrement en parler, disait le commissaire d’une voix qui lui semblait lointaine.


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mardi 7 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 2 (suite 2 et fin)

Chapitre 2 (suite 2 et fin)





C’est le genre de question qu’affectionne particulièrement le policier.
– D’abord, votre passeport, répond-il en tendant le bras, comme gage de votre bonne foi. Ensuite, que nous bavardions, simplement, comme des amis que nous allons devenir, ajoute-t-il avec un sourire mi-doux, mi-féroce tout en dodelinant de la tête.
Alexandre Caillard sort son passeport de la poche intérieure de sa veste.
– Mais je n’ai rien à vous dire, dit-il en le tendant maladroitement au policier. Je ne sais rien.
– Je sais, dit le commissaire d’un ton compréhensif. On croit ne rien savoir, mais on en sait toujours plus qu’on ne le croit. Et ce que vous savez nous intéresse beaucoup.
– C’est la première fois que je viens en Espagne, dit Alexandre Caillard.
– Ça, nous le savons. Mais, voyez-vous, monsieur Caillard, nous voudrions que les choses se passent vraiment bien entre nous. Il y a un train vers treize heures pour la France, pour Paris. Il peut partir sans vous ou avec vous, dit le policier en détachant ses mots. Bavardons un peu et je vous raccompagnerai jusqu’à la frontière que vous passerez discrètement... Mais je garderai votre passeport, comme gage.
Alexandre Caillard réalise seulement à ce moment-là qu’il s’exprime en un très bon français, sans accent aucun.
– Vous savez, dit le policier comme s’il avait lu dans ses pensées, je connais très bien la France, vos amis anarchistes. J’y passe beaucoup plus de temps qu’en Espagne. La France est un peu ma deuxième patrie. J’admire beaucoup votre de Gaulle. C’est un grand chef pour le peuple français.
L’autre policier, le plus jeune, âgé d’une trentaine d’années, s’est rapproché et assis au côté d’Alexandre Caillard depuis quelques instants.
– Juan Antonio, dit le commissaire qui s’appelle José Perez, je te présente notre nouvel ami, Alexandre.
Le jeune inspecteur lui tend la main en souriant.
Alexandre Caillard ne se rend pas compte qu’il la lui serre. Ses pensées sont contradictoires. Il se sent impuissant, seul, loin des copains, à la merci de ces deux hommes. Qu’ils aient pu le trouver en ce lieu lui semble incompréhensible. Il se sent découragé, lâche. Mais il ne veut pas aller en prison.
Alexandre Caillard n’a touché ni à son café ni à son sandwich.
Aucun serveur n’est venu s’enquérir de la commande des deux policiers.
Le commissaire Perez sort un calepin qu’il pose sur la table devant Alexandre Caillard.
– Écrivez-moi les noms de ceux qui opèrent actuellement, dit-il en le tapotant d’une main et en tendant un stylo à bille à Alexandre Caillard.
Mécaniquement, il inscrit trois noms.
Le commissaire reprend son calepin et regarde son collègue en souriant.
– Nous avions les mêmes, dit-il au jeune homme en souriant largement tout en rangeant son calepin. Vous voyez, c’est un bon début pour une saine collaboration.



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lundi 6 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 2 (suite 1)

Chapitre 2 (suite 1)





Alexandre Caillard ne les a pas remarqués.
Il est en train de commander un café et un sandwich au jambon au serveur nonchalant au long tablier, en essayant de faire comprendre qu’il est pressé.
De prisa, por favor, dit-il.
Les deux hommes se jettent un regard entendu.
Le plus jeune vient s’asseoir à quelques mètres d’Alexandre Caillard.
Il s’installe de manière ostentatoire parallèlement à la table. Se rejetant en arrière sur sa chaise en équilibre sur deux pieds et allongeant ses jambes devant lui dans la travée, comme pour en interdire l’accès.
Le plus âgé, la quarantaine, se dirige vers la table d’Alexandre Caillard à qui le garçon vient d’apporter sa commande.
Alexandre Caillard ne réalise pas immédiatement quand il voit l’inconnu s’asseoir en face de lui.
Il va pour mordre son sandwich mais reste la bouche ouverte.
– Du calme, cher monsieur Caillard, dit l’inconnu en posant fermement sa main sur l’avant-bras d’Alexandre. Du calme. Nous allons, nous Espagnols, faire la connaissance des jeunes Français en ce moment. Bien que nous eussions préféré que ce soit en d’autres circonstances.
Un instant, Alexandre Caillard a stupidement pensé qu’il s’agissait d’une erreur.
Il a reçu comme un coup de poing invisible au plexus et se sent mentalement groggy.
– Votre café va refroidir, monsieur Caillard, dit l’inconnu en retirant sa main. Je vous en prie, ajoute-t-il en indiquant de la tête la tasse d’Alexandre.
En s’engageant dans cette action clandestine, Alexandre Caillard a parfois imaginé qu’il pourrait se faire arrêter.
Il l’a imaginé mais ne l’a jamais réellement pensé. Dans cette nuance réside l’erreur. Il ne peut plus, à présent, envisager de se faire arrêter. Il en est totalement incapable. Cela lui est impensable, inconcevable.
Le commissaire le fixe, matois, suivant le cheminement des bribes de pensée d’Alexandre Caillard.
– Mais qui… qui êtes-vous ? articule difficilement ce dernier, qui vient de réaliser pleinement qu’il ne s’agit pas d’une erreur mais de quelque chose de menaçant.
Il dirige son regard vers l’autre inconnu qui, sa chaise toujours en équilibre sur les pieds arrière, le regarde, à demi retourné, avec un sourire carnassier.
– Votre réponse sera la bonne, répond le policier. Mais n’ayez crainte, nous ne vous voulons aucun mal. Nous ne voulons pas gâcher votre bref séjour chez nous. Au contraire, nous aimerions que vous puissiez rentrer en France en ne gardant qu’un bon souvenir de notre hospitalité.
Alexandre Caillard s’efforce de se ressaisir. Vainement.
Un frissonnement le saisit. Il n’est plus dû à la fraîcheur d’un matin d’avril.
Inutilement, il tente de le contrôler, de renouer le fil de sa pensée.
– Vous savez, reprend le policier, les prisons espagnoles ne sont guère réjouissantes. C’est ce que dit votre propagande, n’est-ce pas ? Elle dit aussi que nous sommes des tortionnaires fascistes… C’est vrai, il nous arrive de torturer ces fous et ces criminels qui veulent s’attaquer à l’ordre espagnol qui fait régner la paix civile, ces ennemis de l’Espagne que sont les anarchistes et les communistes. Mais vous n’êtes pas un terroriste. Vous vous êtes seulement laissé entraîner. L’enthousiasme de la jeunesse, dit-il en souriant. Vous n’avez pas commis de crime, alors ne gâchez pas tout. Entendons-nous, tout simplement, conclut-il en durcissant imperceptiblement le ton.
Alexandre Caillard ne sait plus où il en est. Il passe du ludique au réel en chute libre.
Le commissaire, lui, le sait où il en est.
Il est même là pour le rattraper. Amortir la chute.
Appuyé contre le dossier de la chaise, il attend patiemment.
– Que voulez-vous ? demande Alexandre Caillard d’une voix incertaine.


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dimanche 5 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





– Merde, merde, merde…, se répéta Me Alexandre Caillard après le départ de sa femme.
C’était dingue. Ça remontait à près de quarante ans. Trente-sept exactement, se dit-il après un bref calcul mental.
Il avait cinquante-sept ans et ça s’était passé l’année de ses vingt ans. Juste après sa première année de droit – il avait redoublé sa terminale. En juillet 66.
En fait, ça remontait à avril 63.
Il pouvait même remonter à l’automne 62, lorsque, avec son pote de lycée Jean Lestrade, il s’était mis à fréquenter un groupe de jeunes anars franco-espagnols qui avaient projeté de combattre la vague touristique qui commençait de déferler sur l’Espagne de Franco par la pose de pains de plastic ici et là en Europe contre des bâtiments abritant des intérêts espagnols. Comme des banques ou les sièges d’Iberia, la compagnie aérienne espagnole.
Un truc foireux qui avait logiquement foiré.
Le 5 avril en fin de matinée, il était arrivé à Barcelone et avait pris une chambre dans un hôtel de la Plaza Real. Il devait récupérer Jean à sa descente du bateau en provenance de Palma de Majorque, le 6 ou le 7.
La mission de Lestrade consistait à poser deux pains de plastic sur ce paquebot et à repasser immédiatement la frontière en prenant le train.
Pour des raisons connues d’eux seuls, les responsables du groupe avaient décidé que le franchissement de la frontière s’effectuerait, cette fois, clandestinement. Il fallait donc envoyer quelqu’un pour prévenir Lestrade des nouvelles modalités. Quelqu’un qui le connaisse et qui aurait sa confiance.
Caillard devait le conduire dans une planque des environs de Lérida où il attendrait son passeur. Une fois Lestrade en lieu sûr, lui-même repasserait la frontière légalement sans plus attendre.
Pour l’instant, le 6 au matin, à sept heures trente, il est déjà sur le port.
Le bateau doit arriver à huit heures. Mais il n’est toujours pas en vue.
Il sourit en pensant à la surprise que va avoir Jeannot en le trouvant là. Mais il s’attend à ce qu’il fasse la gueule quand il lui apprendra que d’autres bombes doivent exploser simultanément dans d’autres villes espagnoles. Jean Lestrade croit être seul en opération en ce moment. Justement, les responsables lui ont présenté sa mission comme étant une opération « test ».
Une demi-heure plus tard, Alexandre Caillard commence de s’impatienter.
Toujours pas de bateau en vue.
Il se rassérène quand il l’aperçoit au loin vers neuf heures. Puis l’attente lui paraît de nouveau interminable.
Près d’une heure pour que le paquebot soit enfin à quai.
Vers dix heures, alors que celui-ci achève ses ultimes manœuvres d’accostage, une sourde explosion à bord le fait tressaillir.
Il se tient en retrait sur le quai.
Avec la vingtaine de personnes qui attendent le débarquement des passagers, il se retrouve brusquement refoulé à l’extérieur par quelques policiers en uniforme.
Ils restent là agglutinés derrière des barrières métalliques.
La passerelle tarde à être jetée.
Quelques policiers énervés vont et viennent sur le quai.
Les passagers sont agglutinés sur le pont côté quai.
Alexandre Caillard croit apercevoir Lestrade.
Puis il baisse les yeux. Il est soucieux.
Il se dit qu’il ne peut pas rester à attendre comme ça. Que Jean va se faire arrêter.
Il ne panique pas. Juste une angoisse mal définie.
Et de la tristesse, car il ne peut rien pour son ami.
Personne ne le remarque s’éclipser avec son petit sac de voyage.
Il sait qu’il y a un train vers onze heures à la gare de Francia.
Il s’efforce de marcher lentement, mais, imperceptiblement, il allonge le pas comme malgré lui.
Il a hâte à présent d’atteindre la gare.
Il frissonne. Il fait encore frais en ce matin d’avril.
Il soupire de soulagement en pénétrant dans le hall.
Il a faim et prend la direction du buffet.
Il avise une table isolée dans le fond et y prend place.
Il y a peu de monde.
Deux hommes, derrière lui, se sont arrêtés à l’entrée du buffet.


© Alain Pecunia, 2009.
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vendredi 3 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (Chroniques croisées XI) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Me Alexandre Caillard, ténor du barreau parisien à la brillante carrière, est habitué à nager en eaux troubles, mais il ne s’attendait pas à se retrouver aux prises avec un fantôme surgi du passé et d’un quai de métro.
Ni que le « Service », que dirige à présent le commandant Pierre Cavalier, le lâche.
Pourtant…
Mais il est trop tard pour regretter d’avoir voulu jouer aux anarchistes dans sa jeunesse et d’avoir accepté le pacte du Diable.

Ce récit a pour point de départ le « terrorisme » en Espagne au début des années 60 et permet d’en savoir plus sur le père de Pierre Cavalier et les pratiques passées du « Service ».



Chapitre 1





– Dis, mon Minou, c’était qui ce coup de fil ?
Il détestait cette habitude qu’avait sa femme de l’appeler « mon Minou ». À cinquante-sept ans, il trouvait ça ridicule. Surtout que c’était devenu chez elle un tic langagier en toute circonstance, aussi bien en privé qu’en public. Au point que cela avait failli lui coûter ses dernières élections municipales quand ses opposants de l’extrême gauche avaient fait expédier par la poste, à chacun de ses électeurs potentiels, un tract rédigé sous forme de fable de La Fontaine, intitulé « Les Fredaines de Mon Minou », l’histoire d’un matou voluptueux et jouisseur, opportuniste et rusé, avide de pouvoir et de reconnaissance sociale. Moralement immonde, politiquement veule. Visant la royauté d’un minuscule royaume que lui disputait le « Paon paonnant » – ça, c’était une allusion à son adversaire, un ancien ténor du parti socialiste qui avait eu maille à partir avec la justice et qui avait été envoyé là pour se refaire une virginité politique en recommençant au bas de l’échelle. Mais qui tenait toujours à ce qu’on l’appelle « monsieur le ministre ». Même au purgatoire.
Par bonheur pour « Mon Minou », son rival socialiste, le seul sérieux du point de vue de l’arithmétique électorale, qui brandissait sa sexualité tel un étendard de procession, n’était pas en odeur de sainteté, quoique bel homme, auprès de la mère supérieure du couvent sis sur sa circonscription électorale. Les quinze moniales votèrent « Mon Minou » comme un seul homme. Ce qui fit la différence.
Et ça avait tenu à bien peu de chose.
Simplement parce que la supérieure était en conflit avec l’évêché et que l’évêque du diocèse avait ostensiblement marqué une préférence pour l’ancien ministre. Non pas par penchant politique ou sexuel de sa part, bien sûr que non, mais simplement parce que le ministre n’était pas franc-maçon et que « Mon Minou », si. Tout comme lui.
– Tu m’écoutes, mon Minou ?
Le ton sucré qu’avait employé sa femme l’exaspéra, comme chaque fois qu’elle en usait.
Pour une fois, Alexandre Caillard préféra n’en rien montrer.
– Une erreur de numéro. Ça a raccroché, dit-il d’une voix blanche.
Sa femme se planta devant son bureau.
– Encore une erreur ? Tu ne crois pas qu’il y en a beaucoup en ce moment. Ne serait-ce pas plutôt encore une de tes maîtresses ? D’ailleurs, je t’ai entendu parler.
Il la regarda un bref instant par-dessus ses lunettes de lecture demi-lune. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à retrouver dans ce visage boursouflé par l’alcool les traits de celui qu’il avait aimé une trentaine d’années plus tôt. Encore moins s’il baissait le regard sur son corps enveloppé dans un peignoir qui lui découvrait les cuisses. Même Boucher n’aurait pas osé peindre ce corps-là.
– Écoute, Dany, ce n’était pas une de mes maîtresses et je n’ai pas envie de me disputer avec toi. Je n’ai pas la tête à ça en ce moment. J’ai une affaire difficile à plaider.
Il tapota du plat de la main le dossier ouvert devant lui et qu’il était en train de consulter lorsque le téléphone avait sonné quelques instants plus tôt, provoquant l’intrusion de sa femme dans son sanctuaire.
Elle lui trouva un air pitoyable. Qu’elle ne lui avait jamais connu au cours de toutes ces longues années de pauvre vie « commune ». Lui, le grand avocat si sûr de lui, si arrogant, qui n’avait cessé de voler de succès en succès. Maître Caillard ! La terreur des prétoires.
Alexandre Caillard descendit de son piédestal.
– Bon, peux-tu me laisser travailler à présent ? dit-il d’un ton suppliant.
Le visage flasque de sa femme resta inexpressif. Elle dissimula son étonnement.
Danielle Caillard haussa les épaules, resserra la ceinture de son peignoir entrebâillé et se retira en traînant volontairement ses pantoufles.
Ce qui avait le don d’exaspérer son mari. Elle le savait.
– Je te souhaite une bonne journée, mon Minou, lui jeta-t-elle d’un ton mielleux en refermant la porte du bureau.



© Alain Pecunia, 2009.
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