lundi 30 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 20

Chapitre 20


Taille de police


Le permis d’inhumer avait été délivré la veille et les deux petites victimes devaient être mises en terre ce mercredi après-midi après une cérémonie commune en l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.
Le genre de cérémonie dont aucun détail n’échapperait aux divers enquêteurs.
Ça peut même être parfois très instructif, comme on disait à l’école de police.
Mais, Isabelle savait que ce serait pour elle une épreuve supplémentaire. Elle détestait les enterrements, et ceux de mômes encore plus.
Pour l’instant, elle s’apprêtait à interroger Sabrina Claron.
Comme elle avait dix-huit ans, elle avait pu la convoquer comme témoin. Pour dix heures. Mais ce n’est pas elle qu’elle aurait préféré interroger. Plutôt la petite Corinne Cangros.
Quand le standard l’appela, elle crut que c’était pour lui annoncer l’arrivée de Sabrina.
En fait, Mme de Saint-Fort souhaitait lui parler de toute urgence.
Aussi sa surprise fut-elle grande quand Christelle de Saint-Fort, l’aînée, fut introduite dans son bureau.
Elle était telle qu’Isabelle ne put la dissimuler. Ce qui eut pour heureux effet de mettre en confiance sa visiteuse.
– Vous m’avez prise pour une salope ou une garce, hein ? lui jeta-t-elle tout de go.
Le hochement de tête d’Isabelle Cavalier hésitait entre le oui et le non.
– De toute façon, je suis heureuse de vous voir.
– Moi aussi, dit la jeune attachée parlementaire. Ça me soulagera et je le dois aussi pour ma sœur.
– Vous êtes venue à Paris pour l’enterrement cet après-midi ?
– Oui. Mais surtout pour avoir un prétexte de vous rencontrer car je n’ai guère envie de voir ma famille…
– Vos parents ? la coupa Isabelle.
– Mes parents et les autres…
Isabelle Cavalier sentit que ce devait être très complexe, comme toute histoire de famille.
– Ce que j’ai à vous dire n’est pas facile, poursuivit la jeune femme. D’ailleurs, ça ne concerne pas directement les meurtres… du moins, je ne pense pas. Vous savez, depuis ma majorité je ne voyais quasiment plus ma famille et je connaissais à peine ma petite sœur. Je ne sais rien de ses aspirations ou de ses relations…
Le capitaine Cavalier l’encouragea du regard.
– En fait, ce que j’ai à vous dire ne vous aidera pas à résoudre ces meurtres, mais cela peut vous éclairer d’un jour particulier notre milieu, à mieux saisir certaines choses.
Christelle de Saint-Fort semblait se confronter à de douloureux souvenirs.
– J’espère que ma sœur n’aura pas subi dans sa courte existence ce que j’ai eu à subir… mais je n’en suis pas certaine, voyez-vous, poursuivit la jeune femme la voix étranglée d’émotion. Moi, j’ai pensé à me sauver, mais je n’ai pas songé un seul instant à sauver les autres… C’est pour ça que je suis là.
Isabelle crut bon d’intervenir pour vider l’abcès de la douleur.
– Un certain Bernard Bonnot, préfet de son état, ça vous dit quelque chose ?
La jeune femme sursauta de surprise.
– Comment le savez-vous ? Je veux dire, pourquoi me citez-vous ce nom ? Bien sûr que je connais. Trop, hélas !
Le capitaine Cavalier préféra jouer franc-jeu. Ce pouvait faire gagner du temps à tout le monde.
– Il a à faire quelque chose dans cette histoire, mais nous ne savons pas encore quoi précisément. Alors, vous voyez, vous pouvez nous aider plus que vous ne le pensiez…
– Merde alors ! dit la jeune femme. C’est pire que ce que je croyais…
C’était effectivement complexe et Isabelle Cavalier eut parfois du mal à suivre le récit de Christelle de Saint-Fort et à en croire ses oreilles.
Les histoires de cul sous toutes ses formes et en famille, elle connaissait, et même dans sa propre chair, mais, là, c’était du grandiose dans l’infamie et la veulerie.
Bernard Bonnot habitait alors un duplex quai Voltaire. Confortable. Cent cinquante mètres carrés.
Les deux cousines, Mme de Saint-Fort née Louise-Marie de Pouldieu du Fouët et Mme Cangros née Éloïse de Pouldieu du Guen, étaient de longue date les maîtresses attitrées de Bernard Bonnot. Conjointement en général. Mais Louise-Marie, Mme de Saint-Fort, n’exerçant pas d’activité professionnelle, se rendait parfois seule quai Voltaire.
C’est d’ailleurs un jour qu’elle s’y rendait sans sa cousine Éloïse, un après-midi, qu’elle y emmena sa fille Christelle pour l’initier aux jeux amoureux avec son amant.
Elle venait de fêter ses treize ans.
Par ailleurs, Bernard Bonnot, invitait les couples Saint-Fort, Claron, Cangros et Bernard à des parties fines qui se terminaient en mêlées générales ou singulières.
Mais, dans ces cas-là, Bonnot se complaisait en général dans la situation de voyeur et enregistrait les fins de soirée au caméscope. Son petit péché mignon, entre autres.
– Si votre mère vous a livrée à cet infâme individu, ne pensez-vous pas que sa cousine ait pu faire de même avec sa propre fille Corinne ?
– Tout est possible. Mais je n’ai plus de relation avec ma famille et tous ces gens-là depuis cinq ans. Leur fille était trop jeune à l’époque.
– Et Sabrina Claron ?
– Je ne peux rien vous affirmer pour elle non plus. Mais je ne pense pas que sa mère l’ait « livrée » à Bonnot et aux autres…
– Que voulez-vous dire par là ? demanda Cavalier intriguée.
– Mme Claron était réticente à ses soirées. Elle n’y accompagnait pas souvent son mari…
– Non, je voulais dire par « aux autres »…
– Ah oui ! les autres…
Christelle de Saint-Fort se recroquevilla un instant sur sa douleur. Isabelle respecta son silence et lui proposa un verre d’eau.
– Oui, reprit la jeune femme, en plus des après-midi où ma mère m’emmenait chez Bonnot, j’accompagnais mes parents à ces soirées particulières. Alors vous imaginez, j’étais de la chair fraîche pour tous ces salauds et même la mère Cangros, la salope !
– Vous ne vous êtes pas rebellée ?
– Non, au début non. Je croyais que c’était comme ça les relations sexuelles. Que c’était normal. Vous savez, j’ai même été flattée au début…
– Et un jour…
– Oui, un jour, j’ai compris que ce n’était pas normal, ou que ça pouvait être autrement. Alors, j’ai eu honte, puis j’ai renâclé… je ne me suis pas tout de suite rebellée. Ma mère me disait que j’étais anormale de réagir comme ça. Qu’il fallait au contraire que j’en profite. Que j’avais de la chance. Et puis, quand j’ai vraiment voulu me rebeller, ce salaud de Bonnot m’a sorti les photos qu’il avait de nous et de moi. « Tu veux voir aussi mes cassettes ? » a-t-il dit. Alors j’ai subi jusqu’à l’année de mes dix-huit ans et je me suis barrée loin de tout ça…
Isabelle Cavalier avait une boule en travers de la gorge. Elle comprenait mieux pourquoi les mœurs étaient sur Bonnot et sa « bande ».
– Vous croyez que votre mère a pu entraîner votre sœur chez Bonnot ?
– Oh ! pour du cul ma mère est capable de tout, dit Christelle de Saint-Fort d’un ton désabusé.
Isabelle ne se sentait plus le courage de poser de question. Le visage de la jeune femme était contracté de douleurs anciennes.
Cela dépassait l’imagination du capitaine. Que des gens de la haute pratiquent l’échangisme, cela ne la surprenait pas. Ce n’était d’ailleurs pas nouveau. Mais ce qui l’atterrait, c’était ce qu’elle avait entrevu au cours du récit de la jeune femme.
Ils pratiquaient l’échangisme avec leurs propres filles.
Christelle de Saint-Fort soupira.
– Il faut que je vous dise encore une chose.
– Oui ?
– Je crois qu’Angeline est ma demi-sœur.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que Bernard Bonnot est son père.
Un long silence s’instaura.
Isabelle Cavalier en avait oublié qu’elle avait convoqué Sabrina Claron.
– Excusez-moi, mais je vais devoir recevoir Sabrina Claron.
La jeune femme frissonna et lança à Isabelle un regard craintif.
– N’ayez crainte. Personne ne saura jamais ce que vous m’avez révélé. Je n’ai d’ailleurs pas pris de notes, comme vous avez pu le constater. Mlle Claron attend dans le couloir, vous allez donc vous croiser. Je lui dirai simplement que je convoque tout le monde un à un.
La jeune femme sourit et Isabelle la raccompagna jusqu’au bout du couloir.
Quand elles passèrent à la hauteur de Sabrina Claron, Isabelle nota à la dérobée le regard haineux que celle-ci jeta à Christelle de Saint-Fort.



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dimanche 29 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 19

Chapitre 19





Le mardi 6 janvier, jour de l’Épiphanie pour les chrétiens, de la galette des Rois pour les mécréants, une nouvelle pièce du puzzle vint s’emboîter autour du personnage central.
L’ancien flic reconverti dans la télésurveillance, Harry Godino, le seul témoin dans l’affaire Julie Bernard, se rendit à l’hôtel de Bernard Bonnot en milieu de matinée.
Il en ressortit une heure plus tard.
Vérification faite, le préfet était un de ses clients. La société de l’ex-flic assurait la télésurveillance de son hôtel particulier. Rien de plus normal.
Mais Bernard Bonnot avait des parts dans sa société. C’était déjà plus consistant.
Si l’ex-flic connaissait le préfet et si le lieutenant Toussaint le connaissait également, pour Pierre Cavalier il ne faisait aucun doute que Toussaint et l’ex-flic se connaissaient.
Ils feraient même deux tueurs idéals ! se dit Cavalier. Mais c’était une boutade. Ça semblait trop évident.
Pourtant, il aurait bien aimé connaître la liste de tous ses clients sur le quartier.
Il songea même un instant commanditer le cambriolage du siège social de la société de télésurveillance, située boulevard de Grenelle. Toutefois, cambrioler une société faisant dans la sécurité était une gageure.
Il fallait trouver un moyen légal. Une bonne vieille perquisition dans les règles le moment venu.
Mais tant le commandant Pierre Cavalier que le capitaine Isabelle Cavalier piétinaient chacun de leur côté sur la question de l’arme du crime. Le « collier de perles ». Pourquoi cette arme, si l’on peut employer ce terme pour un collier, précisément ?
Et puis cette information des mœurs qui ébranla Isabelle Cavalier.
Oui, ils avaient bien un dossier sur Bernard Bonnot. Non, ils ne le communiqueraient pas, car c’était une affaire en cours.
Mais pourquoi ?
Parce que la Crim allait foutre leur boulot en l’air avec ses gros sabots.
Mais deux gosses sont mortes, bordel !
Ça ne leur faisait ni chaud ni froid.
– Parce que vous vous méfiez de Toussaint et qu’il est passé chez nous ?
Ses interlocuteurs lui firent comprendre qu’il y avait un peu de ça.
Mais ce n’était pas la seule raison, entre autres.
– Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?
Un familier d’Isabelle Cavalier était concerné par leur enquête. Et, si son identité lui était dévoilée, elle pourrait le prévenir et lui-même en aviser Bernard Bonnot.
– Vous êtes vraiment trop cons. Allez vous faire foutre ! leur lâcha-t-elle de rage.
Ce qui mit fin à ce dialogue de sourds.
Une heure plus tard, il fallut toute la diplomatie de Pierre Cavalier, le poids discret du « Service » et, surtout, ses huit années passées à la Brigade des mœurs, pour qu’il obtienne l’info cachée à Isabelle.
Philippe-Henri Dumontar, le bon Phil, le cher « papa » d’Isabelle, le « Papy » gâteau-gâteux et parrain de Philippine, le « beau-papa » de lui, le commandant Pierre Cavalier, fréquentait Bernard Bonnot en son hôtel. Sans que ni lui ni Isabelle le sachent.
Pierre Cavalier avait promis-juré-craché le secret à ses anciens collègues, mais il ne pouvait taire une telle information à Isabelle. Elle avait le droit de savoir.
« Ce vieux, c’est une cata ambulante, un emmerdeur-né… »
C’était évident, non ?
Alors pourquoi Isabelle se mettait-elle à chialer et à embrasser leur fille à l’en étouffer en lui répétant : « Ma pauvre petite… » ?
Comme si elles étaient devenues soudainement orphelines.


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samedi 28 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 18

Chapitre 18





Pierre Cavalier avait fait mettre sous surveillance l’hôtel particulier du préfet Bernard Bonnot dès le début de matinée.
Les grands moyens avec des hommes sûrs du « Service ».
La découverte de l’existence de Bernard Bonnot et de ses liens de vassalité avec Pierre-Marie de Laneureuville et ses vieux réseaux issus de la guerre froide changeait toute la donne initiale. Ou l’éclairait d’un nouveau jour. Paradoxalement, en l’obscurcissant.
La seule chose concrète était le message d’« en haut », dont il se souvenait des termes exacts à la virgule près.
« On vous demande de neutraliser ce dingue au collier… Il représente un danger pour l’État… Mais ne le neutralisez que quand il aura été identifié avec certitude. Faites pour le mieux, mais il faut absolument qu’on soit débarrassé de ce dingue. D’accord ? »
« Neutraliser », il n’avait pas besoin de traduire. Il suffisait simplement que le meurtre d’État prenne la forme d’une mort accidentelle ou naturelle.
Et il y avait le choix. Chaque pays ayant son style et chacun de leurs services sa marotte.
En ce qui concerne la mort naturelle, la technique du « parapluie bulgare » avait été nettement améliorée.
Les asphyxies au gaz étaient moins courantes depuis la généralisation du tout-électrique et les explosions de gaz étaient devenues de moins en moins crédibles. De plus, il y avait toujours des risques collatéraux.
Les produits chimiques étaient nettement plus efficaces.
Le suicide avait ses aléas, mais ils étaient facilement contrôlables. Non-communication des résultats de l’autopsie, dossier égaré…
L’état dépressif offrait un grand choix. En fait, toute la palette des mille et une façons de se suicider. Du revolver type Magnum 357 – radical et donc trop souvent utilisé par facilité, ce qui rendait son emploi de moins en moins crédible – à la pendaison, en passant par la défenestration, la noyade, les barbituriques et tutti quanti.
Pour l’accidentel, il y avait bien évidemment la perte de contrôle du véhicule provoquée par le chauffard introuvable, le choc avec un camion tout aussi introuvable, la « glissade » sur le quai du métro ou à l’arrêt d’autobus, le piéton renversé par un chauffard prenant la fuite et qu’on ne retrouverait jamais.
Également toutes les formes de meurtres ordinaires : un cambrioleur surpris dans son art et qui perd les pédales, l’accident de chasse – de plus en plus rare et présentant de nombreuses difficultés –, le tueur fou de passage, le fameux rôdeur, le criminel évadé, etc.
Il y avait également son versus terroriste.
Du temps de la guerre froide, on avait même pu laisser se défouler les groupes terroristes dits révolutionnaires sur des « gêneurs ». Avec le double avantage de ne pas avoir à le faire soi-même et à profiter politiquement de l’indignation de l’opinion publique. Mais ça remontait au siècle dernier et il ne fallait plus y songer, à moins qu’un jour, après être parvenu à infiltrer et contrôler des groupes islamistes… Mais il ne fallait pas trop rêver.
Donc, « neutraliser » ce dingue au collier qui pouvait être le même tueur que quelques années plus tôt, ou un autre. Qui « représente un danger pour l’État »…
Ça, c’était nouveau.
Et ne le neutraliser que « quand il aura été identifié avec certitude ».
Il pouvait donc y avoir doute sur son identité. Ce qui signifiait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Que celui qui devait être identifié n’était pas un simple tueur, ni même un serial killer ordinaire. Car quel intérêt politique y aurait-il à le liquider plutôt que de le livrer à la justice ?
Ce que l’on demandait au « Service », c’était d’éliminer une gêne, quelqu’un qui en savait trop et représentait une menace réelle ou potentielle, ce qui revenait au même. Ou quelqu’un ayant échappé à tout contrôle.
« Faites pour le mieux » !
Le commandant Cavalier esquissa un léger sourire.



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vendredi 27 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 17

Chapitre 17





Les diverses surveillances furent levées dans la nuit de dimanche à lundi. Excepté celle concernant le lieutenant Toussaint.
Le commissaire Antoine ne pouvait mobiliser plus longtemps ses hommes sur cette affaire et de Laneureuville risquait d’en avoir vent par l’intermédiaire des réseaux qu’il contrôlait encore. Des restes de l’époque où police politique conjuguait à la fois polices parallèles et malfrats.
Isabelle Cavalier était décidée à entendre de nouveau Sabrina Claron et Corinne Cangros. Mais une information, qui lui fut communiquée dès son arrivée au Quai des Orfèvres ce lundi matin, attira son attention.
Angeline de Saint-Fort avait une sœur aînée. Christelle de Saint-Fort, vingt-trois ans, attachée parlementaire au Parlement européen.
Il y avait même son numéro de téléphone.
Elle le composa aussitôt mais tomba sur l’annonce du répondeur.
Isabelle raccrocha sans laisser de message.
À la troisième tentative, à dix heures vingt, elle obtint son interlocutrice.
Le capitaine Cavalier sentit de la réticence dans la voix de Christelle de Saint-Fort dès qu’elle eut décliné ses fonctions.
– Vous appelez pour ma sœur ?
Isabelle Cavalier présenta ses condoléances, s’excusa de l’importuner, mais elle avait pensé que, peut-être, Angeline avait pu se confier à sa grande sœur.
– Vous comprenez, nous sommes à la recherche du moindre élément…
L’attachée parlementaire la coupa.
– Vous savez, je vois rarement mes parents et ma sœur et moi nous étions comme des étrangères avec nos sept ans d’écart. Je crains de ne vous être d’aucune utilité…
Isabelle eut l’impression que Christelle de Saint-Fort avait hâte de mettre fin à l’entretien. Elle ne sentait aucune émotion dans sa voix.
« Pourtant, c’était sa petite sœur, et elle a été assassinée », se dit Isabelle.
Puisque Christelle de Saint-Fort ne manifestait pas d’émotion, le capitaine Cavalier décida d’abandonner son ton compassionnel.
– Vous devez savoir que votre sœur a été violée post-mortem ?
Un silence.
– Je l’ignorais, finit par dire l’aînée des Saint-Fort avec une voix nettement moins assurée.
– Moi, l’état de vos relations avec votre famille, j’en ai rien à foutre, poursuivit brutalement Isabelle. La seule chose qui m’importe, c’est qu’une gamine de seize ans a été tuée et violée. Presque une môme. En tant que femme, ça me donne la haine, quelle que soit la victime, et en tant que femme-flic une immense envie de justice. Je ne supporte pas l’idée qu’un assassin de femme ou un violeur puisse rester impuni. Mais je conçois parfaitement que tout cela puisse vous laisser indifférente. Excusez-moi, mademoiselle de Saint-Fort, de vous avoir importunée.
Isabelle Cavalier raccrocha sans laisser le temps à son interlocutrice de répondre.
« Qu’elle mijote, la salope ! » se dit rageusement Isabelle.



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mercredi 25 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 16


Chapitre 16





Ce dimanche 4 janvier, rien ne bougea avant seize heures trente.
Le lieutenant Toussaint venait d’être relevé par un collègue de la Crim pour la surveillance de Philippe-Henri Dumontar.
Philippe-Henri n’était sorti qu’en fin de matinée pour acheter son pain rue Nicot. Depuis, il n’était pas ressorti de son domicile.
Le lieutenant Gilbert Lenoir des Stups, qui avait relevé un de ses collègues une heure plus tôt pour la double surveillance du professeur et de Toussaint, choisi de filer Matthieu Toussaint.
Celui-ci remonta à pied la rue Saint-Dominique jusqu’à l’avenue Bosquet, qu’il traversa pour s’engager ensuite dans une petite rue parallèle.
Il pénétra sous une porte cochère et alla jusqu’au fond de la cour où se dressait un immeuble de quatre étages qui se révéla être un hôtel particulier.
Lenoir attendit cinq minutes après que Toussaint y eut pénétré mais préféra ne pas traverser la cour pour éviter de se faire remarquer. Il releva seulement le numéro d’immatriculation de la 607 Peugeot garée dans la cour. Avec un peu de chance, c’était celle du propriétaire.
En cinq minutes, le commissaire Antoine obtint le nom de son propriétaire au fichier des cartes grises.
Une demi-heure plus tard, après être entré sur plusieurs bases de données à l’aide de son ordinateur portable, Pierre Cavalier imprimait le curriculum vitae de celui-ci.
Bernard Bonnot, cinquante-trois ans, préfet en disponibilité pour convenance personnelle depuis deux ans.
Il avait alors hérité de son père, un des commissaires-priseurs les plus en vue de la place de Paris, un patrimoine des plus confortables. Comprenant cet hôtel particulier dont les deux premiers étages avaient servi de bureaux et les deux autres d’appartements.
Pierre Cavalier garda pour lui ce qu’il découvrit dans la base du « Service ».
Bernard Bonnot était un proche de Pierre-Marie de Laneureuville, l’actuel garde des Sceaux et grand manipulateur de l’ombre, qui avait tenté de prendre le contrôle du « Service » et s’était vu évincé de sa direction au profit de Pierre Cavalier.
Une photo accompagnait le curriculum vitae.
Isabelle n’en crut d’abord pas ses yeux.
C’était l’homme qu’elle avait croisé sur le palier des Bernard lorsqu’elle leur avait rendu visite en fin de matinée le 1er janvier, jeudi.
– Ben dis donc, dit Antoine, sur quoi on est tombés ? Que du beau monde… Mais je vais manquer d’hommes pour rajouter une nouvelle surveillance. Comme il y a déjà la Crim et les Stups sur le coup, si tu veux, j’appelle des potes de mœurs en renfort ? »
C’était une boutade, mais Isabelle ne le prit pas pour telle.
Elle reniflait une sale piste nauséabonde.
Mais que venait faire Phil là-dedans, ou, plutôt, à quoi servait-il ?


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vendredi 20 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 15

Chapitre 15





Philippine, trois ans et demi, sut détendre l’atmosphère du petit déjeuner du dimanche matin par tout un jeu subtil de grimaces et de facéties.
Pourtant, la matinée avait mal commencé.
Antoine s’était levé en geignant. Deux nuits passées sur leur foutu canapé lui avaient « cassé » les reins et le chat de Philippine l’avait empêché de dormir par ses ronronnements dans le creux de l’oreille.
Ce qui avait entraîné les pleurs de Philippine qui ne supportait pas la moindre critique de son Titi. Et une repartie cinglante d’Isabelle :
– C’est mon appartement, ici, pas un PC de campagne pour flics en délire !
Pour une fois, Pierre avait su avoir la réaction adéquate face à la probable escalade.
Il avait filé faire provision de croissants et de brioche. Et il avait vu grand.
Mais il avait tout faux. Il n’avait pas prévu qu’Isabelle déciderait au même moment d’entamer un régime draconien pour perdre les cinq cents grammes « de trop » qu’avait décelés sa balance au lever. Après le pipi pour être au plus juste.
Pour Isabelle, un mètre soixante-huit et toute menue, le poids c’était l’obsession quotidienne. Le poids et la justice.
– Tu veux que je devienne une grosse vache comme ta mère ! avait-elle lâché.
Mais la tension lui donnait faim. Deux croissants grignotés du bout des lèvres et la grâce enchanteresse de Philippine firent le reste.
Même Antoine retrouva la parole et sa jovialité légendaire.
– Dites, c’est marrant, jeta-t-il au milieu de la mastication générale, ces familles elles n’ont pondu que des filles !
Il crut s’être planté, comme souvent. Car seule Philippine poursuivit sa mastication bruyante et brouillonne.
Isabelle et Pierre le fixaient bouche bée.
Antoine battit en retraite.
– J’ai dit une connerie, ou quoi ?
Ses deux amis hochèrent la tête dans un même mouvement.
– Non, fit Isabelle la première.
– Et des filles uniques, poursuivit Antoine se sentant encouragé.
– C’est pas con, intervint Pierre. C’est un point commun. Et le second, c’est qu’ils sont tous de hauts fonctionnaires…
– Le deuxième, le reprit Isabelle, car il y a un troisième point. Leur localisation géographique.
– Et un quatrième, dit Antoine, leurs filles fréquentent le même lycée.
– Nous en aurions un cinquième si les quatre familles qui nous intéressent se fréquentaient entre elles, avança Pierre.
– Oui, mais les Bernard ne semblent pas connaître les Saint-Fort, ni une des deux autres familles, objecta Isabelle.
– Et nous en aurions un sixième, insista Pierre si la petite Julie fréquentait les trois autres jeunes filles…
– Mais les Bernard ne peuvent identifier les relations de leur fille, opposa Isabelle.
– Ou ne veulent pas, intervint Antoine.
Isabelle attaqua un bout de brioche machinalement.
Chacun était plongé dans ses pensées de flic. Isabelle fut la plus rapide. Comme souvent quand il s’agissait d’un puzzle aux pièces semblant venir de jeux différents. C’est ce qui lui permettait de faire la différence avec les « gros bras/petit pois », comme elle se disait.
– Bingo ! fit-elle.
Le regard des deux hommes montrait qu’ils étaient largués. Ils avaient un bon train neuronal de retard. « Ils ont qu’à moins boire et fumer ! » se dit Isabelle en pensant aux cendriers et divers breuvages de la veille et du vendredi soir. « Ça les embrume. »
Elle remua le fer dans la plaie masculine.
– J’ai la solution.
– Tu te fous de nous ? dit Pierre en pensant qu’elle avait encore sûrement raison.
– C’est impossible ! enchaîna Antoine goguenard.
– Alors je me la garde ! triompha Isabelle.
– Non, vas-y, fit Pierre.
– On ne sait jamais ! blagua Antoine.
– À une condition, alors. Que vous ne restiez pas plantés toute la journée ni devant votre jeu d’échecs…
Les deux hommes firent une moue d’approbation.
– …ni devant la télé.
– Tu es dure avec nous, ma belle, fit Antoine résigné.
– C’est OK pour nous, confirma Pierre.
Isabelle remua à nouveau le fer.
– C’est tout simple.
Les deux hommes se regardèrent.
Leur train n’avait même plus de retard. Il était carrément en panne. « En berne, la quéquette ! » se dit joyeusement Isabelle.
– Eh oui, les mecs, c’est tout simple. Il faut partir de l’hypothèse que les quatre familles se connaissent et que les quatre jeunes filles également…
– Ça, on aurait pu le trouver ! dit Antoine en haussant les épaules.
– Oui, peut-être, avec un peu de temps. Mais l’essentiel, c’est que l’on veut nous embrouiller. D’un côté Julie Bernard, de l’autre Angeline de Saint-Fort, au milieu un assassin qui assassine au hasard. Ça, c’est ce qu’on veut nous faire croire. Mais le mec qui est derrière tout ça, c’est pas un détraqué lambda. C’est une tête d’œuf…
– Quand même pas un énarque ? objecta Antoine. Il faut pas être sorti de Polytechnique pour tuer vicieusement…
– Pourquoi pas ? le coupa Pierre. Il faut éplucher les quatre familles une à une.
– Il faut surtout faire craquer une des deux gamines, Corinne et Sabrina. C’est plus facile, dit Isabelle qui avait le sentiment de tenir les choses bien en main à présent et d’avoir domestiqué les deux mecs.



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Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 14

Chapitre 14





Le samedi 3 janvier, aucune information pertinente n’était encore remontée des diverses filatures et surveillance.
Les Bernard, avenue de Suffren, recevaient des visites de condoléances. De même la famille de Saint-Fort.
Mme Cangros, née Éloïse Pouldieu du Guen, resta toute la journée auprès de sa cousine née Pouldieu du Fouët – Mme de Saint-Fort.
Rien de plus naturel pour ces familles aux liens de sang si étroits.
Les Claron se manifestèrent également près des Saint-Fort. Peut-être les connaissaient-ils par l’intermédiaire de leur fille Sabrina, l’aînée du groupe d’amies qu’elle formait avec Corinne Cangros et Angeline de Saint-Fort. Mais aucune des deux amies « survivantes » ne sortit ce jour-là de chez elle ni n’accompagna ses parents chez les Saint-Fort.
Philippe-Henri Dumontar ne sortit pas non plus de la journée de son appartement.
Phil, lui, était surveillé à la fois par le lieutenant Toussaint de la Crim et par lieutenant Gilbert Lenoir, qui surveillait les deux.
Isabelle Cavalier tournait en rond autour de la table du salon-salle à manger, ce qui commençait à énerver les deux hommes assis sur le canapé et en train de jouer une interminable partie d’échecs. Pierre et le commissaire Antoine.
Elle, ce qui l’exaspérait, c’est qu’ils pussent rester impassibles alors que tant de choses étaient en jeu. Attendant tranquillement assis sur leur cul que la solution de l’énigme leur tombe toute seule du ciel. Et qu’elle-même était à bout de nerfs et ne supportait déjà plus l’attente de ce week-end qui lui semblait être le plus long de son existence.
De temps en temps, elle arrêtait son manège et se rendait dans la chambre de sa fille pour voir si tout se passait bien.
La baby-sitter qu’elle avait fait venir pour s’occuper de Philippine ne lui répondait même plus quand elle lui demandait pour l’énième fois de la journée : « Ça va ? »
Elle se contentait de hocher la tête en continuant de regarder des dessins animés avec la petite.
En revenant cette fois-ci dans le salon, elle se planta à hauteur du jeu d’échecs, entre les deux hommes.
– Et Euh-Euh ? fit-elle.
– Quoi, Euh-euh ? répondit Pierre sans lever les yeux du jeu.
– Il n’est même pas venu me présenter ses vœux…
– Et alors ? dit Pierre en haussant les épaules.
– Hé ! il a peut-être pas envie de finir puceau ! fit Antoine goguenard.
Isabelle Cavalier se détourna en haussant les épaules. « Qu’est-ce que ça peut être cons, des mecs, parfois ! »
Elle traîna un fauteuil devant la fenêtre et s’y assit en leur tournant ostensiblement le dos.
Elle rejeta la tête en arrière et croisa les bras sur sa poitrine. Comme à l’école. Sa position favorite pour se concentrer.
Un assassin ? deux assassins ?
Si l’assassin ou l’un des assassins n’était pas Phil, peut-être fallait-il le rechercher dans l’entourage des familles des victimes. Mais les Saint-Fort et les Bernard ne semblaient pas se connaître. Les deux affaires étaient liées sans être liées. C’est ce qui agaçait Isabelle Cavalier. À moins qu’un fil invisible…
Isabelle se sentait sans ressource.
– Mais il y a bien un assassin au moins, bordel !
Elle s’était exprimée à haute voix.
– Tu dis ? fit son mari sans se détourner de son jeu.
– Rien, je réfléchis toute seule.
– Alors, fais-le en silence, s’il te plaît. Tu nous déconcentres.
Isabelle Cavalier faillit bondir de fureur.
Elle se contint en respirant profondément et lentement puis se leva d’un mouvement félin, tel une chatte délaissant le moelleux d’un coussin pour partir en chasse.
Isabelle se dirigea d’abord vers la porte du salon pour la fermer et vint s’agenouiller devant le plateau d’échecs.
– Ça a l’air vachement intéressant, votre jeu, les mecs ? dit-elle d’une voix enjôleuse et en balayant d’un revers de la main les pièces du plateau avant qu’ils aient pu se douter de quoi que ce soit.
La soirée fut pourrie.
Les deux mecs ne cessèrent de lui faire la gueule.
Isabelle, elle, était radieuse.
Il n’y avait pas de raison que ce samedi soit seulement pourri pour elle.


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jeudi 19 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 13

Chapitre 13





Isabelle Cavalier fut surprise, en rentrant chez elle vers dix-huit heures, d’y trouver son mari en compagnie d’Antoine, leur ami commissaire aux Stups. Quarante-sept ans, fonceur, grande gueule, jovial, fidèle en amitié mais manquant singulièrement de subtilité.
« Il ne l’a quand même pas invité à dîner ce soir ! » se dit Isabelle en grimaçant un sourire à Antoine.
– Alors, ma belle, besoin d’un coup de main ? lança Antoine d’un ton jovial.
Isabelle ne comprenait pas. Ou trop bien.
– Qu’est-ce que tu as bien encore pu raconter sur mon enquête…, commença-t-elle d’un ton agressif en foudroyant son mari du regard.
– Stop ! dit Pierre en portant ses mains devant lui comme pour se protéger. J’ai des nouvelles pour toi…
– Nous ! corrigea Antoine.
– Oui, nous avons des nouvelles pour toi, reprit Pierre.
– Bonnes ou mauvaises ? demanda Isabelle d’un ton méfiant tout en ôtant son blouson.
– Ça dépend, fit Pierre. Mais assieds-toi, tu vas en avoir besoin.
Il attendit qu’Isabelle se fût assise sur le canapé pour poursuivre.
– Voilà, ton lieutenant Toussaint, le Matthieu qui vient des mœurs, je me suis renseigné sur lui… J’ai quand même passé huit ans dans cette boutique et j’y ai conservé de bons potes.
– Et alors ? s’impatienta Isabelle.
– Eh bien, il y jouissait d’une fort mauvaise réputation. Il a demandé sa mutation à temps, sinon il allait se faire virer. Ce serait un véreux.
– Mais comment serait-il arrivé chez nous avec une telle réputation ?
– Oh ! quelqu’un l’aura pistonné ou donné une dernière chance…
Isabelle Cavalier s’était renfrognée. Elle voyait de moins en moins clair dans tout ça.
– Et Antoine, qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?
– Il a demandé à Gilbert Lenoir d’organiser une filature de ton Matthieu Toussaint.
– Mais, s’il se rend compte qu’il est filé, ça peut faire scandale, protesta Isabelle. On n’a vraiment pas besoin de ça en ce moment ! Vous êtes barges, ou quoi ?
– Mais non, ma belle, dit Antoine en s’asseyant près d’elle. On va mettre un peu de coke dans sa bagnole. S’il se rend compte de la filature et veut se rebiffer, eh ben, on a de quoi la justifier !
– Tous les deux, vous êtes vraiment pas des flics normaux ! fit-elle en esquissant un sourire. Mais ça va donner quoi de le filer ? Moi, c’est l’assassin – ou les assassins – qu’il me faut…
– Écoute, reprit Pierre, tout ça sent le coup fourré. Ton Toussaint mènera peut-être quelque part. Par ailleurs, j’ai demandé à Antoine de mettre discrètement sous surveillance les deux amies de la seconde victime, Angeline de Saint-Fort, ainsi que leurs parents, sans oublier les Bernard…
– Mais c’est dingue, tout ça ! s’emporta Isabelle. Vous allez me mettre dans le caca. Ce sont tous des hauts fonctionnaires avec des relations et des réseaux pas possible ! C’est un coup à se faire virer…
– Je croyais que tu voulais démissionner ? la coupa ironiquement son mari.
– Oui, mais avant, je veux aller jusqu’au bout de mon enquête moi-même ! Avec mes méthodes ! Pierre Cavalier regardait sa femme avec tendresse, songeant à son entrevue avec l’émissaire de l’Élysée et combien elle pouvait être à mille lieues de l’idée d’un coup tordu monté contre eux deux – et visant peut-être le « Service ».


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mercredi 18 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 12

Chapitre 12





À treize heures et quart, Isabelle Cavalier termina l’audition du témoin qui prétendait avoir vu un individu suspect près de l’immeuble de l’avenue de Suffren où avait été assassinée la petite Julie Bernard. Un ex-policier reconverti dans une société de télésurveillance. Harry Godino. Quarante-cinq ans.
Son témoignage était précis. C’était celui d’un professionnel.
Il se rendait à un rendez-vous pour négocier un contrat important dans un immeuble voisin. Il avait croisé la route de cet individu au regard « bizarre ». C’étaient ses termes.
Taille moyenne. Un mètre soixante-dix. Calvitie prononcée. Rondouillard. Habillé correctement. Portant beau. Mais, surtout, ce regard, « comme ailleurs ».
C’était quand même peu précis, se dit Isabelle Cavalier.
Le lieutenant Toussaint avait lancé tout le monde sur la piste abandonnée de l’ancien suspect. Mais Derosier avait raison, il ne fallait pas se précipiter. On risquait de commettre la même erreur que par le passé et d’aboutir à un cul-de-sac, tout en continuant de laisser courir le véritable assassin.
Pourtant, le comportement de Phil avait été si étrange et il était si troublant qu’il se soit trouvé à proximité des lieux des crimes à l’heure où ils avaient été respectivement commis…
Et que déduire de l’analyse des deux prélèvements de sperme puisqu’ils provenaient de deux individus différents ?
Pouvait-on avoir affaire à deux assassins agissant de la même façon et complices ?
Chacun choisissant sa victime au hasard dans le quartier ?
Mais l’arme du crime était identique dans les deux crimes et il fallait imaginer deux colliers de perles en bois parfaitement identiques ou un seul que les deux complices utilisaient à tour de rôle…
Deux dingues dont les routes se seraient croisées et qui avaient décidé de semer la terreur de concert…
Et si Phil avait un comparse, une sorte de double ?
Il fallait absolument qu’elle revoie Phil et les deux amies d’Angeline de Saint-Fort. Mais pas maintenant. Elle voulait d’abord revoir ses notes posément et étaler toutes les pièces du puzzle.


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mardi 17 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 11

Chapitre 11





Ce même vendredi 2 janvier, le commandant Pierre Cavalier avait été appelé, peu de temps après son arrivée rue des Saussaies, dans le bureau du directeur.
Un visiteur l’y attendait. Énarque poli et élégant mais plein de suffisance.
– Je vous laisse, dit le directeur en s’éclipsant de son propre bureau une fois les présentations faites.
Le visiteur s’assit nonchalamment d’une fesse sur le bureau directorial dans une attitude conquérante.
Cavalier se dit qu’il n’arriverait jamais à se faire à ces « émissaires » de l’Élysée. En un sens, sa démission tomberait bien. Il en serait débarrassé !
Avec eux, on ne savait jamais qui parlait.
La demande ou la décision transmise par l’émissaire provenait-elle réellement du chef de l’État ou était-elle une interprétation plus ou moins fidèle d’un vague souhait supposé ? Était-ce un ordre ou un simple message à l’origine ?
Les questions pouvaient être sans fin et tous les jeux permis. Et, en cas de bavure, comme pour le Rainbow Warrior, personne n’aurait jamais rien dit ni demandé.
Un « service » ne reçoit jamais d’ordre écrit.
Pierre Cavalier contourna l’émissaire et alla s’asseoir le plus naturellement du monde dans le fauteuil du directeur.
Ce qui eut l’avantage de désarçonner le visiteur et de lui rappeler qu’il n’était qu’un « coursier ».
L’émissaire leva sa fesse du bureau et un tic de la bouche fit comprendre à Cavalier que le message était passé.
Son attitude devenue déférente le lui confirma.
Il avait manifestement compris qu’il n’avait pas que le commandant Cavalier de la Direction centrale des Renseignements généraux, affecté à la section des « affaires spéciales », en face de lui, mais le nouveau patron officieux du « Service » – tout aussi officieux puisqu’il ne figurait dans aucun organigramme de l’État.
D’ailleurs, s’il était là, c’est qu’« on » – « en haut lieu », comme disait le directeur – avait besoin du « Service ».
Pierre Cavalier ne rompit pas le silence qui s’était installé.
Manifestement, l’émissaire semblait chercher ses mots. « Tout est dans la formulation du message », se dit Cavalier en souriant à lui-même derrière son masque d’impassibilité.
– Voilà, commença par dire l’émissaire, on (il appuya sur le « on », ce qui était tout à fait inutile) vous demande de neutraliser ce dingue au collier…
Cavalier faillit sursauter et demander pour quelle raison.
Il craignit que son interlocuteur ne décèle sa surprise, mais celui-ci était tout à son laïus.
– Il représente un danger pour l’État…
« Mais c’est quoi ce micmac ? se demandait Cavalier. Phil, un danger pour l’État ! »
L’émissaire avait repris de l’assurance.
– Mais ne le neutralisez que quand il aura été identifié avec certitude. Faites pour le mieux, mais il faut absolument qu’on soit débarrassé de ce dingue. D’accord ?
Le commandant Cavalier opina du chef. Cela ne l’engageait en rien.
Il se sentait plus léger et déchira mentalement sa lettre de démission.
Il avait quelques coups de téléphone à passer.


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lundi 16 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 10

Chapitre 10





Le commissaire principal Derosier n’arrêtait pas de répéter : « C’est bien ennuyeux. » Sur tous les tons. Au point qu’on aurait pu croire qu’il prenait des cours de diction.
Isabelle Cavalier avait entraîné une demi-heure plus tôt le lieutenant Toussaint avec elle dans le bureau du commissaire.
Dès qu’elle eut nommé Philippe-Henri Dumontar, le commissaire s’était aussitôt lancé dans sa litanie.
Lui aussi devait savoir qu’il se retrouverait dans le collimateur des médias. Fin novembre dernier, il avait échappé de peu à la démission forcée lors de l’arrestation de son fils pour « proxénétisme aggravé »*. Alors, cette fois-ci, avec toute la brigade « mouillée »…
Un silence pesant s’établit à la fin de l’exposé du capitaine Cavalier.
Derosier hocha gravement la tête.
Isabelle Cavalier était livide et avait les traits creusés. S’efforçant de rester pro jusqu’au terme de la procédure.
– Dès que j’aurai entendu le témoin, je procéderai à l’arrestation du suspect, monsieur, dit-elle d’une traite.
– Vous êtes sûre du témoin ? demanda le commissaire. Car nous n’avons que sa description vague d’un suspect pour nous remettre sur cette piste.
Il s’adressait au capitaine Cavalier, mais le lieutenant Toussaint crut bon d’intervenir.
Il rongeait son frein depuis le début de la matinée et n’avait qu’une hâte. Arrêter ce salopard qu’il avait débusqué !
– C’est quelqu’un de sûr, monsieur, c’est un ancien policier, lâcha-t-il d’un ton plein d’assurance.
Isabelle Cavalier ne se souvenait pas d’avoir lu cette précision dans le rapport. « Encore quelque chose qui m’a échappé ! » se dit-elle avec amertume.
Derosier regarda par-dessus ses lunettes ce lieutenant qui lui était antipathique. Trop jeune loup aux dents longues à son goût.
Il avait envie à la fois de lui donner une leçon et de gagner du temps pour réfléchir aux implications de la mise en accusation de Philippe-Henri Dumontar.
– Écoutez, dit-il, entendez ce témoin, mais, moi, je veux plus de preuves. Alors on n’arrête pas Dumontar tout de suite…
– Mais il peut commettre d’autres crimes entre-temps ? protesta le lieutenant.
– Non, lieutenant, car vous allez le filer vingt-quatre heures sur vingt-quatre, lâcha le commissaire sur un ton patelin.
Isabelle Cavalier lança un bref regard de remerciement à son supérieur.
La pendulette du bureau indiquait onze heures trente.

* Voir Pleurez, petites filles...



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dimanche 15 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 9

Chapitre 9





Isabelle Cavalier put tenir jusqu’à ce que la petite fût couchée. Ensuite elle craqua et chercha le réconfort dans les bras de son mari, le seul des deux hommes de sa vie qui lui restât. Pleurant et reniflant jusqu’à ce que ses larmes se tarissent d’elles-mêmes avant de pouvoir parler.
– Tu comprends, nous n’avons jamais eu d’autre piste que celle de Phil à l’époque. C’était notre seul vrai suspect. Et mon témoignage a même été déterminant dans l’abandon de cette piste. Alors que c’était lui l’assassin ! Tu te rends compte de ma connerie…? Et il faut que ce soit ce lieutenant à peine débarqué chez nous qui établisse un lien entre notre ancien suspect et la description du suspect du crime de la petite Julie Bernard faite par le témoin… J’étais tellement aveuglée par mes sentiments pour Phil que j’ai même pas été capable de faire ce rapprochement évident. Merde ! pourtant ça se voit comme une verrue en plein milieu du visage. C’est Phil notre assassin ! Et il ne s’est même pas défendu quand j’ai été le voir… Il est ailleurs.
– Tu vas l’arrêter toi-même ? demanda Pierre Cavalier.
– Oui, dit nerveusement sa femme, et après je donnerai ma démission de la police.
Pierre ne dit rien.
Philippe-Henri Dumontar, l’honorable agrégé de lettres, était à la fois un assassin – même pas ordinaire, il fallait qu’il ait fait de la « série » – et le parrain et « grand-père » de leur fille baptisée Philippine en son honneur !
Pierre imagina un instant les titres des médias.
« Un couple de policiers protégeait un serial killer ! » « Deux officiers de police complices du Père Noël tueur ! » « La police a-t-elle sciemment soustrait un des assassins les plus recherchés de France à la justice ? » « Un assassin partage l’intimité d’un couple de policiers »…
Même son rôle d’indicateur des Stups finirait par ressortir. Avec les photos des fêtes et « pots de flics » au Relais angevin.
Ils allaient tous deux, Isa et lui, se trouvaient dans l’œil du cyclone médiatique. Et il y aurait des éclaboussures. Le moindre flic ayant croisé le chemin de Philippe-Henri serait mouillé.
Isa avait raison. Elle n’avait d’autre choix que de donner sa démission dès qu’elle aurait déféré Phil à la justice.
Lui-même en ferait de même. Pour son honneur de flic et, surtout, pour sauver son couple.
– Tu te souviens, dit-elle ? Quand, je t’ai présenté Phil, tu as exprimé des réserves à son égard. « Je ne le sens pas », tu disais. Moi, pauvre conne, j’ai pris ça pour de la jalousie entre mecs. Surtout que lui aussi était des plus réservés à ton égard. Et je comprends ses raisons maintenant, à ce vieil enfoiré ! Tandis que toi, c’était l’intuition d’un pro… Mon pauvre chéri, d’en quoi je t’ai embarqué !
– Je serai avec toi, ma chérie, dit-il en déposant de tendres baisers sur ses yeux humides de larmes.


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samedi 14 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 8

Chapitre 8





Il était presque treize heures trente lorsque Isabelle Cavalier sonna chez Philippe-Henri Dumontar.
Elle dut sonner plusieurs fois avant que Phil ne daigne ouvrir. Elle pensa même qu’il était peut-être absent. Après tout, il avait pu rencontrer l’âme sœur et souhaiter cacher ses amours…
Phil entrouvrit la porte et la fit entrer dans l’appartement comme à contrecœur.
Il avait un regard étrange, bizarre.
– Phil, qu’est-ce qui se passe ?
– Je te l’ai dit. Je me sens patraque en ce moment et j’ai envie d’être seul.
Isabelle avait envie de pleurer. Il lui parlait comme à une étrangère.
– Qu’est-ce que tu as fait de ta journée hier ? lui demanda-t-elle sèchement.
– Ça te regarde ? rétorqua-t-il d’un ton hargneux.
– Oui, ça me regarde ! Je ne sais pas si tu es au courant, mais l’assassin au « collier de perles », le « Père Noël tueur », vient de frapper à nouveau. Deux fois. Hier après-midi et cette nuit…
– Et alors ? la coupa-t-il.
– Et alors ? et alors ? C’est toi qui me demande ça ? s’emporta Isabelle. Mais tu es à nouveau soupçonné comme tu l’avais été à la suite du meurtre de ta cousine…
– Lointaine…, fit-il en haussant les épaules. Je ne savais même pas qu’elle existait ! En tout cas, je n’ai pas tué.
– Un témoin a donné la description d’un suspect après le meurtre de l’avenue de Suffren hier après-midi et le lieutenant de la Crim qui travaille avec moi a tout de suite songé à toi, à cause de la ressemblance…
– C’est absurde !
– Absurde ou pas, tu es dans le collimateur et tu vas être interrogé, cuisiné, peut-être… Et n’oublie pas que c’est grâce à moi que tu n’as plus été suspecté après notre rencontre en 98…
Un sanglot étouffa la voix d’Isabelle.
– Ne te mets pas dans tous ces états, lui dit-il en lui tapotant le bras. Je n’y suis pour rien.
Isabelle Cavalier sursauta de répulsion sous le contact de la main de Phil.
– Je n’y suis pour rien, répétait-il avec une étrange lueur dans le regard.
Ils étaient assis dans la cuisine et se regardaient à présent comme si aucune tendresse n’avait jamais existé entre eux.
– Reprenons, dit Isabelle après avoir ravalé ses armes. Qu’as-tu fait hier après-midi ?
– Si ça peut te faire plaisir…, répondit Philippe-Henri d’une voix morne.
– Ça me fera plaisir. Alors ?
– Je me suis baladé au Village suisse en début d’après-midi puis je suis rentré chez moi.
– Par où ?
– J’ai descendu l’avenue de Suffren et j’ai traversé le Champ de Mars.
– Ensuite ?
– Ensuite, je me suis reposé et j’ai été dîné chez Gérard Langlot au Relais angevin… Tu te souviens ?
Isabelle fit un effort pour ne surtout pas se souvenir.
C’est là qu’ils se donnaient leurs rendez-vous, rue Cler. C’est là qu’ils avaient fêté son mariage et la naissance de Philippine, c’est là que…
« Le salaud, se dit Isabelle, il veut me baiser au sentiment ! »
Elle vrilla son regard dans le sien. Du moins, elle tenta. Car elle ne trouva qu’une absence dans le regard de Philippe-Henri.
– Ensuite ? demanda-t-elle comme rageusement.
Il haussa les épaules.
– Ensuite ? Ensuite, j’ai été assisté au feu d’artifice…
– Où ?
– Sur le Champ de Mars, comme d’habitude ! fit-il en haussant les épaules à nouveau.
– Et tu es rentré à quelle heure ?
– Pas avant deux heures… j’ai un peu traîné sur le Champ, si tu veux tout savoir.
– Et tu étais où quand tu as assisté au feu d’artifice ?
– Ben, vers le milieu, vers la place Jacques-Rueff…
Isabelle Cavalier voyait un des piliers essentiels de son monde affectif s’écrouler.
– Et tu as fait quoi ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
– Qu’est-ce que tu veux que j’aie fait ! s’indigna Philippe-Henri.
Isabelle ne parvenait pas à pleurer.
Quelque chose venait de mourir en elle.
Ils restèrent un long moment face à face. Sans échanger un mot.
Isabelle ne sut jamais, dans l’état de confusion où elle se trouvait quand elle reprit sa voiture, comment elle avait pu conduire jusqu’à son domicile, rue du Commerce.


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vendredi 13 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





– Je vous dépose quelque part ? proposa Isabelle Cavalier au lieutenant Toussaint en se retrouvant sur le trottoir de l’avenue de Suffren.
Le lieutenant déclina son invitation.
– Non, je suis dans le coin. Je vais marcher un peu.
Elle lui donna rendez-vous pour le lendemain matin dix heures. Pour faire le point.
– Convoquez-moi ce témoin qui a soi-disant vu un individu suspect après le crime de la petite Julie, ajouta-t-elle avant de claquer la portière.
Isabelle descendit jusqu’à la Seine puis obliqua vers le boulevard de Grenelle pour rejoindre la rue du Commerce.
Mais, machinalement, arrivée à la hauteur de la station La Motte-Picquet, elle tourna à gauche sous le métro aérien, se dirigeant vers l’École militaire.
Il fallait qu’elle parle avec Phil. Plus précisément, qu’elle vérifie son emploi du temps.
Qu’elle fasse son boulot.


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jeudi 12 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





Avenue de Suffren, Isabelle trouva une place sur un bateau juste au bas de l’immeuble des Bernard.
Il était onze heures trente.
Quand ils sortirent de l’ascenseur, ils croisèrent sur le palier un homme d’une cinquantaine d’années, chapeauté et élégant.
Il sortait de l’appartement des Bernard et s’excusa fort civilement en passant devant eux.
Isabelle Cavalier eut un léger pincement au cœur. La silhouette de l’homme lui évoqua furtivement celle de Phil.
M. Bernard était resté sur le seuil de la porte et invita les deux policiers à entrer aussitôt.
« Encore un haut fonctionnaire », se dit Isabelle en pénétrant dans l’appartement.
M. Bernard, quarante-cinq ans, sorti de l’ENA dans la botte, était un brillant sous-directeur du ministère des Finances.
Isabelle Cavalier avait été chapitrée par le grand patron en personne. Du « doigté », particulièrement avec Bernard.
C’était avant l’autre crime. Mais il l’aurait chapitrée de la même façon pour les Saint-Fort. Ou alors il aurait pris directement l’enquête en main.
Julie Bernard avait quatorze ans.
Mme Bernard était encore sous le choc et gardait la chambre.
Le médecin de famille lui avait administré un puissant sédatif.
M. Bernard semblait un père désemparé et ne voyait dans le meurtre de sa fille qu’une malheureuse fatalité.
Une gamine pleine d’avenir, brillante, précoce même pour son âge puisqu’elle était en troisième et figurait dans les premiers de sa classe.
Le même lycée que la seconde victime, Angeline, et ses deux amies. Mais c’était normal puisqu’elles habitaient toutes quatre le même quartier.
– Jolie comme un cœur et précoce, répétait M. Bernard.
Le capitaine Cavalier s’abstint de lui révéler qu’elle avait eu une relation sexuelle peu avant sa mort.
C’était inutile pour l’instant. Cela eût brouillé l’image de la jeune morte dans le travail de deuil des parents.
Elle n’en avait même pas informé le lieutenant Toussaint. Mais la gamine était bougrement précoce. À moins qu’elle n’eût subi cette relation sous la menace d’une arme ou d’un chantage quelconque.
Les salopards n’étaient jamais en manque d’imagination.
– Mais votre fille revenait de chez une amie, d’après votre premier témoignage. Vous devez connaître cette amie ?
– Non, dit M. Bernard comme surpris de la nature de la question. Je ne la connais pas.
– Mais elle n’avait que quatorze ans, insista le capitaine Cavalier. Vous deviez connaître ses relations.
– Pas le moins du monde, dit M. Bernard en hochant la tête. Ma femme et moi faisions entière confiance à notre fille. Nous ne cherchions pas à la fliquer… enfin, à la contrôler abusivement, se reprit le haut fonctionnaire des finances.
« Un peu léger », se dit Isabelle Cavalier en jetant un bref regard au lieutenant. Mais celui-ci semblait se désintéresser de la question.
Elle s’entêta.
– Vous ne connaissez aucune des amies de votre fille. Aucune ne venait donc jamais chez vous ?
– Si. Mais ma femme et moi n’étions pas toujours là. Nous en connaissions certaines de vue. C’est tout.
– Vous pourriez au moins nous les décrire…
M. Bernard sembla réfléchir un instant.
– Écoutez, capitaine, j’estime que ce serait inutile. Ces descriptions seraient trop imprécises et elles vous conduiraient à interroger inutilement des jeunes filles de la meilleure société, pour rien, sinon jeter le trouble ou le discrédit dans leurs familles et leur entourage. Dans notre monde…
Isabelle ne l’écoutait plus.
« Dans notre monde », on ne baise pas, on ne se drogue pas, il n’y a pas d’escrocs mais que des gens de bonne compagnie, on n’assassine pas, on ne viole pas, il n’y a pas d’inceste et toutes ces saloperies pédophiliques… et, surtout, on déteste le scandale. Alors, c’est l’omerta classieuse, se dit-elle amèrement.
Elle comprenait mieux le sens des recommandations du grand patron.
Elle prit congé de M. Bernard la mine renfrognée et sans renouveler ses condoléances.
Les circonstances ne lui permettaient pas de le secouer un peu pour obstruction à la justice, mais, si celle-ci n’était pas encore égale pour tous, Isabelle Cavalier voulait une police égale pour tous.
Alors, elle ferait son boulot jusqu’au bout et sans salamalecs.
Son premier tour d’horizon, elle l’avait fait dans la délicatesse. Le deuxième risquait d’être plus brutal.


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samedi 7 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 5 (suite et fin)

Chapitre 5 (suite et fin)





Elle ne se fit pas prier pour raconter leur début de soirée dans une brasserie de la place de l’École-Militaire.
Oui. Elles n’étaient que toutes les trois.
– Nous étions inséparables.
Elles s’étaient ensuite rendues sur le Champ de Mars pour le feu d’artifice. À la hauteur de la place Jacques-Rueff. Puis Angeline les avait quittées. Elle avait envie de « faire pipi ».
– Je vous retrouve, avait-elle dit.
Mais elles ne s’étaient pas retrouvées et ses deux amies avaient pensé qu’Angeline avait dû rentrer directement chez elle.
– Elle était un peu fantasque, vous savez, dit Sabrina Claron.
Non. Isabelle Cavalier ne le savait pas.
– Et puis, on avait un peu bu et fumé un joint, vous savez.
Isabelle fronça les sourcils.
– Mais, je vous en supplie, ne le dites pas à mes parents, l’implora-t-elle.
Cette fausse nunuche commençait à lui taper sur le système.
– Tenez-vous à notre disposition comme témoin, jeta sèchement Isabelle Cavalier en prenant congé.
La jeune fille se figea.
– Vous êtes la dernière personne à avoir vu Angeline de Saint-Fort vivante.
– Mais, je ne suis pas la seule ! protesta Sabrina Claron.
– Je sais. Je vais d’ailleurs rendre visite immédiatement à votre amie Corinne Cangros.
Le capitaine Cavalier et le lieutenant Toussaint remontèrent la rue Amélie jusqu’à la rue de Grenelle.
Il était près de neuf heures quinze lorsqu’il sonnèrent à l’interphone de l’immeuble de la rue Duvivier où habitaient les Cangros.
Appartement cossu comme les deux précédents. Mais la décoration de celui-ci était minimaliste.
Les parents Cangros, tous deux hauts fonctionnaires. Madame au ministère de l’Éducation nationale, monsieur à l’Unesco.
Elle, quarante-sept ans, lui quarante-huit.
S’étaient connus à l’ENA.
Accueillants et paraissant sincèrement attristés.
Leur fille, Corinne, dix-sept ans, pleurait à chaudes larmes.
Elle était en terminale littéraire également. Même lycée et même classe que Sabrina Claron.
Mais Corinne parut à Isabelle Cavalier nettement plus sympathique que sa condisciple.
Son récit de la soirée recoupait celui de Sabrina Claron.
À quelques détails près. Comme le « joint ».
Les parents assistant à l’entretien, ça pouvait se comprendre.
Mme Cangros proposa une collation aux deux policiers.
Le capitaine Cavalier accepta avec gratitude.
Mme Cangros les traita avec une courtoisie désuète fleurant la vieille noblesse de province.
Isabelle remarqua, intriguée, une ressemblance de traits entre elle et Mme de Saint-Fort.
La conversation de Mme Cangros lui confirma son intuition.
– Nous sommes d’autant plus peinés que Mme de Saint-Fort est ma cousine. Mais elle est née de Pouldieu du Fouët et moi de Pouldieu du Guen.
Tandis qu’elle conversait avec la maîtresse de maison, Isabelle Cavalier nota que le lieutenant Toussaint semblait avoir conquis la sympathie de M. Cangros.
Ce dernier s’adressait à lui avec une certaine familiarité.
Les deux policiers remercièrent vivement les Cangros pour leur accueil et Isabelle tenta de trouver, en vain, des paroles réconfortantes pour la petite Corinne.
En débouchant dans la rue de Grenelle, Isabelle Cavalier fit part de son sentiment à Matthieu Toussaint.
– C’est curieux. Les deux gamines ont fait exactement le même récit…
– Vous vous faites des idées, capitaine.
– Vous croyez ?
– Elles ont simplement dit la vérité sans se jeter dans des digressions.
– Peut-être…, fit Cavalier pas pleinement convaincue.
Ils revinrent sur leurs pas pour reprendre la voiture d’Isabelle. Chacun dans ses pensées.
Cavalier la mine sombre. Toussaint l’air satisfait d’on ne sait quoi. Peut-être tout simplement de lui-même.
La visite qu’ils allaient rendre aux parents de la première victime ne l’enchantait guère. Elle se sentait épuisée.



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Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





Isabelle Cavalier se rendit en voiture chez les parents de la dernière victime, rue Saint-Dominique, après avoir appelé le lieutenant Toussaint pour qu’il la rejoigne en bas de leur immeuble.
Après avoir dépassé l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, elle dirigea instinctivement son regard vers les fenêtres de l’appartement de Philippe-Henri. Sur sa gauche.
Elle trouva une place pour se garer vers le restaurant Chez Thoumieux et fit à pied la cinquantaine de mètres qui lui restait à parcourir.
Elle s’étonna de trouver le lieutenant Matthieu Toussaint au bas de l’immeuble.
– Vous êtes déjà là ?
– J’habite le quartier, dit-il en guise d’explication.
Il esquissa un léger sourire qu’il voulait charmeur.
« T’es mal tombé, mon coco », se dit le capitaine Cavalier.
Les parents d’Angeline de Saint-Fort reçurent les deux policiers dans un salon rococo aux tentures violine. Du plus mauvais goût quoique l’ameublement fût de prix.
L’ambiance évoqua irrésistiblement au capitaine Cavalier l’antichambre d’une cocotte des années vingt du siècle dernier.
Mme de Saint-Fort, née Louise-Marie de Pouldieu du Fouët, se tenait les épaules voûtées dans un profond fauteuil.
Elle devait avoir la quarantaine mais le chagrin brouillait son âge. Elle était anéantie.
M. de Saint-Fort, Hervé-Pierre, la cinquantaine – cinquante et un ans précisément, devait apprendre plus tard Isabelle Cavalier –, s’efforçait de faire front au malheur.
Il les reçut debout. Raide comme un piquet. Mais il était court sur pattes et légèrement enveloppé, et son port altier rendait un effet comique involontaire.
M. de Saint-Fort appartenait au corps consulaire et il était détaché depuis deux ans à l’administration centrale du Quai d’Orsay.
Il avait tendance à s’adresser au lieutenant Toussaint et à ignorer le capitaine Cavalier.
« Un macho de la haute », pensa instantanément Isabelle Cavalier.
D’ailleurs, il avait l’air de se soucier comme d’une guigne du chagrin de sa femme.
– Dans notre monde, nous ne sommes pas habitués à ce genre de drame…, disait-il.
Isabelle traduisit par « ça fait tache dans le décor ».
Elle ignora délibérément M. de Saint-Fort et s’adressa délicatement à sa femme pour lui demander des précisions sur les relations de sa fille. Plus précisément sur ses deux amies avec lesquelles elle avait réveillonné.
Isabelle Cavalier n’en tira pas grand-chose.
Mme de Saint-Fort avait éclaté en sanglots et répétait sans cesse :
– Je veux voir ma petite fille. Quand me laissera-t-on aller la voir…?
Angeline était une ado apparemment sans problème. À seize ans, elle était en première et sa scolarité était normale.
Le capitaine Cavalier renouvela ses condoléances au couple avant de prendre congé.
Les deux policiers remontèrent à pied la rue Saint-Dominique vers la rue Amélie.
Il était presque huit heures du matin.
Sabrina Claron, dix-huit ans, élève de terminale littéraire, était une des deux amies de la victime.
Le père, inspecteur d’académie. La mère prof de français.
Mme Claron, fin de quarantaine, attristée, sans plus.
– Quand je pense que ça aurait pu arriver à ma fille…
M. Claron, cinquante ans et quelconque mais se jugeant important, les recevant comme des inopportuns, limite égoutiers venant réclamer leurs étrennes.
– Ma fille n’a rien à voir avec tout ça et je ne vois pas en quoi…, commença-t-il en s’adressant à Matthieu Toussaint.
– C’est à moi d’en juger, le coupa sèchement le capitaine Cavalier. Votre fille est majeure et je l’interroge ici ou je la convoque à la Brigade criminelle.
– Mais…
– Et sans votre présence, s’il vous plaît.
Elle échangea un bref regard avec le lieutenant qui fit sortir les parents du salon en les accompagnant.
Sabrina était brune, élancée, jolie et genre étudiante modèle. Un peu trop sainte-nitouche aux yeux d’Isabelle Cavalier.
Elle semblait peinée pour son amie Angeline, mais le capitaine Cavalier eut la curieuse impression qu’elle en faisait trop.


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vendredi 6 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Isabelle Cavalier fut réveillée par la sonnerie de son portable à quatre heures du matin. Elle n’avait dormi que trois heures et demie.
Le corps d’une jeune fille de seize ans avait été retrouvé une heure plus tôt dans les fourrés du Champ de Mars, près du manège, côté avenue de La Bourdonnais.
Étranglée et violée, d’après les premières constatations. Probablement après sa mort puisqu’elle ne semblait pas s’être défendue.
– J’arrive, dit Isabelle d’une voix blanche.
Elle arriva quarante minutes plus tard sur les lieux.
L’équipe technique était déjà au travail à la recherche du moindre indice.
– Nous avons contacté la famille, dit le gradé de la BAC de nuit du VIIe. Il semble qu’elle soit venue assister au feu d’artifice avec deux amies. Nous avons leurs noms et adresses.
Il tendit son calepin au capitaine Cavalier.
La victime habitait chez ses parents rue Saint-Dominique.
L’une de ses amies, dix-huit ans, également chez ses parents, rue Amélie. La seconde, dix-sept ans, rue Duvivier. Le même secteur.
Isabelle Cavalier frissonna de froid et de fatigue.
Le gradé proposa au capitaine un peu de café.
Isabelle accepta la proposition avec reconnaissance.
Il demanda à l’un des ses hommes d’aller chercher la Thermos dans leur véhicule.
– Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est encore notre tueur de cet après-midi, non ?
– Je le crains, je le crains, répondit tristement Isabelle.
– En tout cas, c’est un malin. Il a réussi à déjouer le dispositif de surveillance.
Le capitaine Cavalier hocha la tête et se dirigea vers le médecin légiste, le rouquin qu’elle avait déjà croisé à Noël.
Il avait achevé ses premières constatations.
– À ce rythme-là, on risque pas de pointer au chômage ! lui lança-t-il d’un ton revenu de tout.
Isabelle grimaça. Elle ne trouvait pas ça drôle.
Le médecin haussa les épaules.
– Si vous croyez que ça m’amuse ! Vous, vous allez faire jouer vos petites cellules grises, mais moi je vais aller fouailler dans tout ça, dit-il en indiquant d’un mouvement de tête le corps de la jeune fille assassinée. Les mômes, c’est pas mon trip, capitaine…
Isabelle eut un faible sourire et lui tapota le bras.
– Et la mort ? demanda-t-elle.
– Oh ! c’est encore le dingue au collier et la petite a probablement été violée après sa mort… Tiens, ça me fait penser que la gamine de cet après-midi, eh bien, j’ai retrouvé du sperme dans son vagin. Mais elle n’a pas été violée. Elle semble avoir eu une relation consentante une heure ou deux avant sa mort.
Isabelle Cavalier arqua ses sourcils d’étonnement.
– Je n’ai pas encore établi mon rapport, vous ne pouviez donc pas le savoir, capitaine. Mais, à ce rythme-là, autant que vous me donniez votre numéro de portable pour que je vous communique l’info en temps réel.
Le capitaine hocha la tête. Non, il ne s’agissait pas de cela. Elle n’avait rien à lui reprocher.
Elle venait simplement de réaliser que dans les dix meurtres attribués au tueur au « collier de perles », aucune de ses victimes n’avait été violée. Même pas une tentative.
– Ce n’est peut-être pas le même tueur, dit-elle.
– Ah ! ça, je vous le dirai quand j’aurai comparé les prélèvements de sperme de cet après-midi et de cette nuit…
– Non, le coupa le capitaine Cavalier. Ce n’est peut-être pas notre tueur d’avant.
Le médecin afficha une moue dubitative.
– Ça ne veut rien dire. Votre tueur, il n’a peut-être pas voulu mourir puceau !
Isabelle Cavalier pinça les lèvres et jeta un regard noir au toubib.
– Qu’est-ce que vous pouvez être coincée, vous ! lâcha-t-il en retournant auprès du corps.


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jeudi 5 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





Isabelle Cavalier était rentrée chez elle, rue du Commerce, vers vingt et une heures.
Pour une fois, elle aurait aimé que son mari l’emmène réveillonner dans un restaurant de fruits de mer du quartier, vers le Village suisse ou l’École militaire. Mais, dès qu’on parlait restaurant, Philippine, du haut de ses trois ans et demi, répondait Mac Do, « pour les cadeaux et qu’ils aiment les enfants ».
Isabelle n’avait pas du tout envie de dîner au Mac Do du coin et son mari lui avait fait la surprise de ramener des petits plats de chez un traiteur.
Mais Isabelle n’avait pas faim. Elle était très malheureuse et avait surtout envie de pleurer.
Elle craignait que Phil ne sorte de sa vie, d’une façon ou d’une autre.
Pourtant, le soupçonner à nouveau, c’était une sacrée foutaise. Cela n’avait strictement aucun sens. Il avait été blanchi de tout soupçon.
Isabelle éprouva l’envie de se retrouver dans les bras de son mari et de faire l’amour. Après, ça irait mieux.


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mercredi 4 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 2 (suite et fin)

Chapitre 2 (suite et fin)





Isabelle Cavalier retourna dans son bureau et demanda à un lieutenant récemment débarqué à la Crim, Matthieu Toussaint, trente et un ans, de jeter un regard neuf sur les anciens dossiers concernant le tueur au « collier de perles ».
– C’est curieux, dit le lieutenant deux heures plus tard, mais le signalement de l’assassin donné par le témoin fait penser à ce vieux prof qui avait été soupçonné après l’assassinat de la petite Dumontar au bois de Boulogne le 14 juillet 96…
Isabelle Cavalier eut l’impression d’avoir reçu un violent coup au plexus. Elle manqua d’air et se retint des deux mains au rebord du bureau pour ne pas vaciller.
Le lieutenant la regardait avec étonnement.
– Quelque chose qui ne va pas, capitaine ? demanda-t-il avec une légère pointe d’inquiétude.
Isabelle Cavalier s’efforçait de se ressaisir. Il fallait absolument qu’elle dise quelque chose.
– Ce n’est rien, lieutenant. C’est la fatigue.
– Ah !
– Quant à ce professeur qui fut soupçonné, M. Philippe Dumontar, il a été mis totalement hors de cause par la suite. C’était une fausse piste et c’est mon approche du sujet qui nous a permis à l’époque de l’écarter comme principal suspect…
Pourquoi avait-elle dit « principal suspect » au lieu de « suspect » tout court ? C’était stupide. Cela pouvait laisser croire qu’il pouvait toujours faire un éventuel suspect.
– D’ailleurs, s’empressa-t-elle de poursuivre, c’est parce que nous avons passé trop de temps derrière ce professeur à vouloir le coincer que nous avons loupé l’assassin en négligeant les autres pistes…
– Lesquelles ? demanda le lieutenant zélé.
Isabelle Cavalier resta un instant interdite. C’était une bonne question. Car il n’y avait jamais eu d’« autres » pistes.
– Celles que l’on aurait pu éventuellement trouver, lieutenant, dit-elle d’un ton qu’elle voulut dégagé.
– Pourtant, insista le lieutenant, il n’y avait pas d’autre piste que celle-là…
Une boule d’angoisse et de doute se mit à yoyoter dans le gosier du capitaine Cavalier.
Quand elle avait téléphoné à Phil en fin de matinée pour l’inviter à réveillonner, elle lui avait trouvé une voix bizarre.
Il avait décliné l’invitation en disant qu’il se sentait patraque.
– Tu devrais voir un médecin, lui avait-elle dit.
– Non, non, ça ira. Je ferai un petit tour dans le quartier cet après-midi pour prendre l’air et je me coucherai de bonheur ce soir.
– Mais promets-moi de venir demain midi si tu te sens mieux ?
– Je ne te promets rien, Isa.
Jamais Phil ne lui avait parlé ainsi. Quelque chose devait le contrarier ou alors il était réellement mal-en-point.
– Écoute, avait-elle ajouté anxieuse, je ferai un saut chez toi…
– Non, l’avait-il coupée, j’ai envie d’être seul, Isa.
Isabelle Cavalier avait failli en pleurer de déception.
Jamais Phil, le père qu’elle avait adopté et qui était devenu, par voie de conséquence, le parrain et le « grand-père » de sa petite Philippine, l’homme qu’elle chérissait le plus après son mari, ne l’avait traitée aussi cavalièrement.
Elle avait eu l’impression de l’avoir importuné, dérangé même.
Le lieutenant toussota. Il semblait attendre une réponse de sa part.
– La piste a définitivement été écartée, lieutenant. Cet homme est devenu un de mes proches et l’ami de la plupart de mes amis policiers. Nous le tenons tous en grande estime. Alors, oubliez-le…
Isabelle Cavalier était surprise d’avoir mis si peu de conviction dans son ton. Elle d’habitude si prompte à reprendre la moindre critique à l’égard de Philippe Dumontar.



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mardi 3 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 2


Chapitre 2





Le capitaine Isabelle Cavalier se trouvait dans son bureau du 36, quai des Orfèvres lorsque la nouvelle de ce nouveau meurtre parvint à la Brigade criminelle.
– Ça va pas recommencer ! dit le patron en pensant plus à la pression de la hiérarchie qu’aux éventuels meurtres.
Cela avait été un véritable cauchemar. La Crim avait été prise entre le marteau de la direction du ministère et l’enclume des médias. Et ce n’avait pris fin qu’avec la cessation des crimes.
Pour quelle raison, d’ailleurs ? Un serial killer, ça ne se lasse pas.
Alors on avait estimé que l’assassin était mort. De mort naturelle ou accidentelle.
Il avait encore pu quitter la région parisienne ou la France. Mais aucun crime semblable n’avait été répertorié où que ce soit.
Bien sûr, chaque région et chaque pays avaient continué d’avoir leur quota d’étranglés et d’étrangleurs. Mais ça restait dans le répertoire classique. Aucune trace d’un tueur utilisant un collier de perles.
– De toute façon, observa Isabelle Cavalier, nous avons la réponse. Il est bien vivant.
Et, pour une fois, la brigade anticriminalité du VIIe avait un témoin.
Qui avait aperçu non loin du lieu du crime un individu dont le comportement lui était apparu suspect. L’individu était de type européen, de taille moyenne et rondouillard, à la calvitie prononcée, ayant entre cinquante-cinq et soixante ans. Et il avait un étrange regard.
Personne n’osa évoquer la possibilité d’un tueur « imitateur ». Parfois, ça peut arriver. Le nouveau venu dans l’univers des serial killers obtient ainsi quelques meurtres d’avance si le meurtrier qu’il imite n’a jamais été identifié.
Ça fait grimper la cote. Ça lui permet de jouer d’emblée dans la cour des grands du crime en brûlant les étapes intermédiaires.
Mais, en l’occurrence, les traces de strangulation étaient trop parfaites pour qu’il y eût doute. Et concordaient précisément avec celles des crimes précédents.
L’arme était donc identique. Un collier de perles en bois. De grosses perles.
Et la victime présentait une des caractéristiques essentielles des victimes précédentes. Elle était de taille inférieure à un mètre soixante-dix et de type menu.
L’âge semblait peut importer pour le tueur, mais la victime avait quatorze ans. Ce qui en faisait sa plus jeune proie.
L’assassin avait commis son crime peu avant seize heures. Alors que les gens vaquaient à leurs courses en ce 31 décembre.
Au pied de l’ascenseur dans le hall d’entrée d’un immeuble de l’avenue de Suffren.
La victime y habitait chez ses parents. Le père haut fonctionnaire.
D’après celui-ci – la mère n’était pas en état de témoigner –, la petite revenait de chez une amie. Donc, l’assassin l’avait surprise dans le hall.
Le commissaire principal Derosier convoqua tout son petit monde pour faire le point. Enfin, ceux qui étaient présents un 31 décembre.
Le capitaine Isabelle Cavalier fut immédiatement désignée pour prendre la direction des investigations.
– Vous êtes la plus à même de mener cette enquête puisque vous avez travaillé sur les crimes précédents, déclara d’emblée le commissaire au soulagement des collègues du capitaine qui ne se voyaient pas privés, eux, de réveillon.
Isabelle Cavalier se sentit flattée. À l’époque des derniers crimes, elle n’était que lieutenant. Et elle avait à cœur, en tant que femme, de reprendre ce dossier et de mettre enfin la main sur cet assassin de femmes.
– Mais, monsieur, objecta-t-elle, je suis déjà en charge de l’enquête sur les crimes de Noël, l’affaire de l’égorgeur et celle du pavillon des Lilas…
– Ça peut attendre. Nous n’avons pas de pistes sérieuses pour ces crimes, tandis que, là, nous avons un témoin.
Les quelques membres de la brigade présents marquèrent leur étonnement. Il était exceptionnel qu’on leur retire un os à ronger. C’était pas le genre de la maison. Et ils ignoraient que cette affaire avait été définitivement réglée à leur insu*.
Le commissaire principal haussa les épaules.
– C’est comme ça et ça vient d’en haut.
* Voir Sous le faux étendard du Prophète.


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lundi 2 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (Chroniques croisées XIII), par Alain Pecunia, Chapitre 1

Ce treizième épisode des « Chroniques croisées » s’intitule curieusement Sous le signe du rosaire (Le Retour) – curieusement car il s’agit également du mien après vous avoir lâchés en juillet. Mais quoi de plus naturel que je revienne aujourd’hui parmi vous en ce 2 novembre, jour des morts, puisque nous traitons de « romans noirs » !
Pourtant j’aurai préféré une autre histoire car Sous le signe du rosaire (le sixième épisode) ne vous avait pas emballés plus que cela alors qu’il est mon préféré dans une large mesure.
Il m’est cependant impossible de ne pas suivre l’ordre chronologique des aventures du couple Cavalier pour le meilleur et le pire. Alors tant pis pour moi !



Après plusieurs années d’« inactivité », le tueur au rosaire signe de nouveaux meurtres.
Les soupçons se portent sur Philippe-Henri Dumontar, ex
-serial killer
devenu le sympathique « papy » de la famille Cavalier.
Le capitaine Isabelle Cavalier de la Crim se trouve plongée dans une sordide affaire de mœurs dont les protagonistes appartiennent au « beau monde » parisien.
Mais pourquoi demande-t-on au commandant Pierre Cavalier, le nouveau responsable du « Service » et commandant aux RG, d’éliminer le tueur ?



Chapitre 1





Le Président s’apprêtait à adresser aux Français les traditionnels vœux du 31 décembre.
Cette allocution constituait, avec le défilé militaire du 14-Juillet et le Salon de l’agriculture, un des trois temps forts de son année politique. Du moins pour lui.
Ce soir, ses vœux prendraient un relief tout particulier. Il en ronronnait d’avance de plaisir tel un chat de gouttière lové sur un coussin soyeux au coin du feu.
Tout allait pour le mieux. Les Américains s’enlisaient en Irak, l’hécatombe de la canicule n’était plus qu’un lointain souvenir et la lutte contre l’insécurité enregistrait de francs succès.
Même les Corses restaient tranquilles, c’est dire !
Et Jospin pouvait toujours tenter de préparer sa résurrection politique pour les futures présidentielles. Il n’était pas encore assez âgé pour faire un outsider crédible.
Le Président zappait tranquillement sur les diverses chaînes en attendant la fin des préparatifs pour son intervention.
Il venait juste de se caler sur un dessin animé de Disney Channel lorsque la sonnerie du téléphone posé près de lui retentit.
Il maugréa. Reposa sa canette de bière sur le guéridon. On ne pouvait vraiment pas lui foutre la paix cinq minutes. Surtout ce jour-là !
– Monsieur le Président, la Une, il y a un flash info ! dit la voix inquiète d’un de ses assistants.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? pesta le Président.
– Vite, regardez !
Tout en se positionnant sur la Une, il se dit qu’il faudrait qu’il rappelle au petit D…, ce petit trou-du-cul, d’être un peu moins familier. Ce n’était pas parce qu’il faisait, à défaut d’autre chose, un excellent partenaire de causette le dimanche après-midi qu’il pouvait se croire permis d’user d’un tel ton à son égard. D’ailleurs…
La progression neuronale de la pensée du Président fut soudainement stoppée net. Un court-jus comme il arrive parfois aux personnes d’un certain âge sous le coup d’une forte émotion. En général, une mauvaise nouvelle.
Frappé de stupeur, il resta scotché au fond de son fauteuil, la bouche ouverte limite décrochement de mâchoire.
« Un nouveau crime vient d’endeuiller cette malheureuse fin d’année, déjà marquée par cinq meurtres sur Paris et sa proche banlieue les 24 et 25 décembre, ainsi que par l’explosion d’un immeuble à Montreuil qui aurait pu avoir de tragiques conséquences.
« En effet, nous venons d’apprendre par une dépêche de l’Agence France Presse que le tueur fou “ au collier de perles ”, surnommait également le “ Père Noël tueur ”, qui n’avait plus fait parler de lui depuis fin 97, aurait à nouveau frappé.
« Rappelons que ce sinistre individu, à qui l’on attribue une dizaine de crimes commis entre 1992 et 1997, n’a jamais été retrouvé et que certaines informations laissaient à penser qu’il s’était peut-être enfui à l’étranger ou était même décédé*.
« Hélas ! tout indique, d’après les premières constatations, que le “ Père Noël tueur ” serait de retour parmi nous cinq ans plus tard… »
– Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir me pourrir la vie ! marmonna le Président avant d’exploser de fureur. L’Intérieur ! Qu’on m’appelle l’Intérieur ! hurla-t-il.
Il vit arriver le petit D…, faux cul comme pas un et qui devait attendre sa réaction derrière la porte.
Sa façon de marcher en serrant les fesses et en se dandinant comme un canard l’insupportait de plus en plus.
– Oui, monsieur le Président…, minauda le jeune assistant.
– Appelez-moi l’Intérieur ! aboya le chef de l’État en se levant. Et dites à la télé que je retarde mon allocution !
– Mais c’est impossible, monsieur le Président ! C’est programmé…
– Mais qu’est-ce que vous voulez que je leur dise après ça ? « Tout va très bien madame la marquise »…
– Faites comme si de rien n’était, monsieur le Président, si je puis me permettre cette suggestion, répondit le jeune assistant sans se démonter. Vous pourrez toujours dire ensuite que vous ne saviez rien, que vous n’étiez pas au courant.
Le Président sembla réfléchir.
– Mais c’est pas con ça ! C’est même pas con du tout…, lâcha-t-il après avoir sommairement pesé le pour et le contre.

* Voir Sous le signe du rosaire.

© Alain Pecunia, 2009.
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