samedi 31 janvier 2009

Chapitre 11





– Mais qu’est-ce que je vais pouvoir raconter à ce con de Derosier ! dit Cavalier en atteignant le rez-de-chaussée. Je ne vais quand même pas lui parler de poisson qui parle présentement en panne… Leur indic, il est totalement fêlé, oui, il est même bon pour l’HP !
– Écoute, lui dit Lenoir, vérifions la rumeur. Ce sera toujours ça. Il n’y a pas de fumée sans feu.
– Tu veux aller frapper à chaque porte ?
– Au moins le concierge…
– Remarque, ce n’est pas stupide ce que tu dis… Et si on commençait plutôt par ce toubib, là… On est juste devant sa porte…
Ils attendirent patiemment leur tour dans la salle d’attente. Il n’y avait que deux patients avant eux.
Ils furent reçus trois quarts d’heure plus tard par le médecin. Une jeune femme de type méditerranéen d’une trentaine d’années. Le Dr Djamila Kamil.
Au sourire avenant mais qui se referma dès qu’ils se furent présentés.
Le secret médical.
– Mais nous enquêtons sur un viol collectif, docteur, insista Isabelle Cavalier. En tant que femme, vous ne pouvez rester indifférente…
– Je ne suis pas indifférente, rétorqua le médecin. J’anime d’ailleurs le comité de quartier de « Ni putes ni soumises ». C’est vous dire… Si une de mes patientes me confiait avoir été violée ou si je m’en apercevais, je la conseillerais et essaierais de la convaincre de porter plainte, mais je ne téléphonerais pas à la police…
– Vous pouvez au moins nous dire si vous avez entendu parlé d’une rumeur ? demanda Lenoir.
– Non…
Isabelle Cavalier perçut que ce n’était pas un nom définitif. Que le médecin semblait réfléchir.
– Oui…, reprit-elle, il y a effectivement une rumeur qui court… Mais laissez-moi le temps d’en vérifier le fondement…
Le portable du capitaine sonna à ce moment précis.
– Excusez-moi, dit-elle en appuyant sur la touche OK, j’attends des nouvelles de ma petite Philippine…
Pierre rassura brièvement Isabelle et celle-ci présenta à nouveau ses excuses au médecin après avoir éteint son portable.
– Philippine, c’est le nom de votre fille ? demanda le Dr Kamil.
Isabelle Cavalier acquiesça.
– Comme c’est curieux ! J’ai deux filles de cinq et trois ans et l’aînée s’appelle Philippine…
– Pas possible !
– Si ! Et on l’a appelée ainsi parce que mon mari se prénomme Philippe.
– C’est incroyable ! Moi aussi… enfin, c’est son grand-père qui se prénomme Philippe-Henri.
– Oh !
Le lieutenant Gilbert Lenoir fut ahuri de voir les deux jeunes femmes se lancer dans un dialogue « maternel » et féminin à bâtons rompus dans lequel elles se tutoyèrent d’emblée.
Il éprouva la désagréable sensation d’avoir été « oublié » sur sa chaise. De ne pas être là…
Le lieutenant ne pouvait se rendre compte qu’il assistait à la naissance d’une amitié féminine indestructible.
Les deux femmes le savaient, elles.
Mais tous trois ignoraient encore que l’enquête était en train de démarrer à ce moment précis. Grâce à ce pacte féminin.
Après que les deux femmes eurent échangé leur numéro de téléphone et se furent fait la bise, Isabelle Cavalier demanda, juste au moment de partir :
– Que penses-tu de ton voisin du dessus, le Jean Fernandi ?
Le front de Djamila Kamil se plissa.
– Il me met toujours mal à l’aise quand je le croise… Il me rappelle quelqu’un, je ne sais pas qui… ou, plutôt, si, mais c’est quelqu’un qui avait un autre nom, et ça remonte loin…
*.
– Moi aussi, il me met mal à l’aise.
* Voir National, toujours !


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jeudi 29 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 10 (suite et fin)

Chapitre 10 (suite et fin)





Isabelle Cavalier se mura dans un mutisme boudeur jusqu’à la porte du studio de Jean Fernandi.
« Au moins, Phil ne sera pas là ! Il a cours », dit-elle en appuyant sur la sonnette.
Phil n’était pas là, mais Euh-Euh se trouvait dans le studio avec l’indic.
Un Euh-Euh qui lui battit froid. Elle n’eut droit qu’à un « euh… » tout de réserve en guise de bonjour de sa part.
« Bah ! au moins, il n’est pas gênant, lui », se dit-elle résignée.
En s’approchant de la table, elle fit mine d’ignorer la présence du bocal au milieu de celle-ci.
D’un commun accord, ils étaient convenus que le lieutenant poserait les questions. Isabelle Cavalier éprouvait trop de répulsion envers ce bonhomme pour s’adresser directement à lui. Elle ressentait un malaise dès qu’elle était en présence de Fernandi. Surtout quand il parlait de son étrange voix.
– Alors, demanda Lenoir à l’indic, que pouvez-vous nous dire sur cette histoire de tournante ?
Jean Fernandi sembla gêné. Il regarda Euh-Euh comme si celui-ci avait pu lui être d’un quelconque secours.
– Ben, au début, ça allait… mais maintenant nous avons un problème de communication… Pas grave, s’empressa-t-il d’ajouter, mais un problème quand même…
– Euh-euh…
Isabelle Cavalier, qui était restée debout et se tenait en retrait appuyée contre le mur, fronça les sourcils à ces mots. « Ça ne va pas recommencer ! » se dit-elle effarée.
– C’est-à-dire ? demanda le jeune lieutenant sans se démonter.
– Ben… on ne communique plus avec Titi, fit l’indic en désignant le bocal.
Le capitaine eut la satisfaction de remarquer un haut-le-corps imperceptible du lieutenant.
– Ah ! parce que c’est le poisson… là… qui vous informe ?
– Ben oui, mais il veut pas dire les noms. Il m’a mis sur la piste, mais il donne pas les noms.
– Euh-euh…
– Justement, poursuivit l’indic, Phil est venu hier avec Patrice pour essayer de débloquer la situation… Il pensait qu’ils pourraient communiquer ensemble parce qu’ils ont des similitudes de langage, vous comprenez ?
– Euh-euh…
Le lieutenant jeta un regard de désarroi vers le capitaine. Qui lui retourna une mimique ironique d’encouragement.
– Mais la tournante ? s’énerva Lenoir.
– Ben ça, c’est une rumeur…
– Une rumeur ?
– Oui. Mais je n’en sais pas plus puisque Titi est en panne.
– Euh-euh…
– En panne ?
– Euh-euh…
Un long silence s’ensuivit. De méditation pour l’indic et Euh-Euh. De consternation pour les deux policiers.
Qui décidèrent avoir perdu assez de temps comme ça.



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mercredi 28 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 10

Chapitre 10





Le lendemain matin, après une nuit de sommeil récupérateur, Isabelle Cavalier se sentait à nouveau d’attaque mais eut un haut-le-corps en apercevant le bocal de l’ide sur le guéridon du salon.
Elle se dit qu’elle était idiote. Que c’était normal à l’âge de Philippine de rechercher ce type de compagnie. Que ce serait pire dans quelque temps avec un hamster, un lapin nain ou un volatile quelconque. Si ce n’est un chat qui griffera les fauteuils et le canapé du salon et grimpera aux rideaux ou un jeune chiot qui sèmera la désolation en faisant ses dents… Tout compte fait, c’était un moindre mal. Et si ça amusait sa fille de lui « parler », pourquoi pas ? C’était de son âge. Mais pas de celui de Phil et du salopard d’indic – passe encore pour Euh-Euh.
D’ailleurs, elle avait été déçue que Phil se lie d’amitié avec un tel individu. Un agrégé de lettres des plus éminents, qui rédigeait des manuels scolaires et était reconnu comme un des meilleurs spécialistes de Corneille et de Racine – c’est vrai qu’il n’y avait quand même pas tellement de concurrence –, bref, un homme de cette qualité se commettant avec un ex-taulard et présentement indicateur de police – de la DST, qui plus est !
Non, vraiment, Isabelle Cavalier était décidée à en parler fermement à Phil. Elle le menacerait, s’il le fallait, de ne plus lui laisser Philippine en garde quand elle était en panne de nounou ou de baby-sitter.
Elle sentait qu’elle s’énervait et respira trois fois calmement et profondément. Inspirer… expirer…
Elle s’apprêta à sortir à neuf heures quinze. Elle avait rendez-vous à la demie à la sortie du métro Dupleix avec le lieutenant Lenoir.
Son mari avait pris sa matinée pour conduire la petite chez le pédiatre.
Philippine et son père étaient en train de tapoter sur la paroi du bocal à tour de rôle depuis un quart d’heure.
Ça commençait de taper sur les nerfs d’Isabelle Cavalier.
Inspirer… expirer…
– Surtout, tu n’oublies pas le rendez-vous chez le pédiatre à onze heures, hein ?
Elle eut droit à un vague borborygme pour toute réponse.
– Maman, dis au revoir à Titi !
– Je suis en retard, Philippine…
Elle descendit sportivement les deux étages.
« Putain de mois de novembre ! » se dit-elle en sortant et en ouvrant son parapluie.
Elle descendit le boulevard de Grenelle en marchant sous le métro aérien pour être à l’abri de la pluie. Elle détestait les parapluies.
Quand elle aperçut Lenoir, elle espéra qu’il lui serait plus utile que la veille. Elle le lui dit.
« Mauvaise journée en perspective », se dit le lieutenant habitué aux sautes d’humeur du capitaine.
Elle avait rouvert son parapluie pour les abriter tous deux en quittant l’abri du métro aérien.
– Et cette histoire d’adhésion au Souvenir napoléonien, lui dit-elle en traversant le boulevard, tu ne trouves pas ça débile ?
– Non.
– Ben moi, je trouve ça débile ! Surtout de la part de Phil.
– Ça ne peut pas faire de mal et ça prouve que le Fernandi est un bon indic. C’est une infiltration comme une autre, dit Lenoir en haussant les épaules. C’est un malin, l’indic.
– Comme s’il y avait à infiltrer ces trucs-là !
Aujourd’hui, Isabelle l’énervait. « Qu’est-ce qu’on en a à foutre qu’ils aient adhéré ou non au Souvenir napoléonien ! » songea-t-il.
– Et puis ce mec, reprit le capitaine, je ne le sens pas du tout. Il me colle la chair de poule et il est malsain. Tu as vu son teint ? Même sa peau elle n’est pas saine !
– Tu sais, lui rétorqua Gilbert Lenoir, si tu passais plus de dix ans au trou, tu crois que tu en ressortirais avec la peau saine, toi ?
La réplique du lieutenant la déstabilisa un instant.
La sienne fut cinglante.
– C’est sympa de me dire ça, Gilbert !



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mardi 27 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 9

Chapitre 9





Il était près de dix-neuf heures quand, encore sous le choc, elle retrouva avec avidité l’air humide de la rue. Elle avait l’impression de sortir d’une maison de fous après y avoir été enfermée par erreur.
– Tu as eu raison, Gilbert, de tout remettre à demain… Je crois que j’ai besoin de repos… Mais ils lui parlent vraiment, à ce poisson rouge ? Dis-moi la vérité ?
– Ben oui. D’après ce qu’ils m’ont expliqué tout le temps que tu as paru un peu absente, Jean sait parler aux poissons rouges – enfin, certains, car il faut qu’il tombe sur le bon… Mais là, ils ont l’air d’avoir comme des pannes de communication avec lui, et Phil est donc venu accompagné de Euh-Euh car il semblerait que Euh-Euh ait moins de pannes avec Titi, tu vois ?
– Oui, Gilbert… comme des pannes de communication, répondit Isabelle s’imaginant évoluer dans un bocal empli de dingues.
– Tu ne veux vraiment pas que je te raccompagne jusque chez toi ? lui demanda-t-il inquiet pour la troisième fois.
– Non. Je te remercie. Prends ton métro à Dupleix. On se voit demain et on retournera voir le dingue. Moi, j’ai besoin de prendre l’air et de marcher un peu seule… Je ne suis qu’à un quart d’heure à pied.
Elle rumina durant tout le trajet ce que lui avait répliqué Gilbert quand elle lui avait reproché – assez sèchement, elle le reconnaissait volontiers – de s’être montré laxiste et de l’avoir laissée se dépatouiller toute seule.
– Mais ils peuvent nous être utiles, Isabelle…
C’est avec soulagement que le capitaine Isabelle Cavalier atteignit la porte d’entrée de son appartement. Elle revenait dans un monde de certitude et plein de douceur.
Quand elle pénétra dans le couloir, sa fille se précipita au-devant d’elle en criant :
– On a une surprise pour toi, maman !
Isabelle prit Philippine dans ses bras et la serra fort contre elle en la couvrant de baisers.
« Une surprise de Pierre, se dit-elle. Quel homme merveilleux ! Que ferais-je et que deviendrais-je sans mes deux amours, le grand et le petit ! »
Quand elle atteignit le seuil du salon-salle à manger, sa fille dans ses bras et battant des mains à la joie de la surprise « pour maman », Pierre vint au-devant d’elle et l’embrassa sur les lèvres.
Puis il s’écarta et désigna du bras la table d’un geste théâtral.
Où trônait un poisson rouge dans son bocal.
Disant :
– Philippine a même déjà commencé à lui apprendre à parler…
– Titi, je l’ai appelé, maman !
C’est alors que le capitaine Isabelle Cavalier se sentit nerveusement craquer et se mit à pleurer sans retenue.
– Tu vois, Philippine. Je t’avais dit que ça ferait plaisir à maman comme surprise. Regarde comme elle en pleure de bonheur…


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lundi 26 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 8 (suite 2 et fin)

8 (suite 2 et fin)





On ne voyait que lui et elle ne l’avait pas vu jusqu’à présent.
Isabelle Cavalier mit ça sur le compte de sa sale journée d’hier. Qui l’avait ébranlée bien plus qu’elle ne l’aurait cru et qu’elle ne saurait l’admettre, fière et orgueilleuse comme elle était.
– C’est quoi, ce truc-là ? dit-elle en pointant du menton le bocal et en affichant un air dégoûté.
Elle n’avait jamais aimé les poissons rouges. Elle les trouvait idiots à tourner en rond et leur bouche s’ouvrant et se fermant sans cesse comme prononçant des mots muets. Et encore plus débile de les foutre dans un bocal et de leur parler en tapotant sur la paroi de verre. Même si c’était plus pratique qu’un chien ou un chat ou n’importe quelle autre bestiole dite domestique.
Ils la regardèrent tous quatre avec consternation et échangèrent des regards inquiets entre eux.
– C’est un poisson rouge, ma chérie…, dit Philippe-Henri d’une voix très douce.
– Dans son bocal, Isabelle, rajouta cet idiot de Lenoir.
– Euh-eu…
Patrice était affolé par la tournure des événements. Il ne reconnaissait plus sa « gentille dame de la police » qui avait été si bonne avec lui.
– C’est Titi…, marmonna timidement l’indic.
– Je vois bien que c’est un poisson rouge dans son bocal ! dit le capitaine en haussant les épaules. Mais qu’est-ce qu’il fait là en plein milieu de la table ? C’est pas hygiénique… Après tout, peut-être que vous étiez en grande conversation avec lui et qu’on vous dérange ! lança-t-elle narquoise.
Heureuse d’avoir atteint son but en en constatant l’effet sur Phil, l’indic et Euh-Euh.
Ils avaient l’air estomaqués. Abasourdis. Le plus ahuri des trois étant Philippe-Henri.
– Euh-euh… ?
Ça semblait une question mais elle n’en trouva pas la traduction. Celle-ci vint par la médiation de Phil.
– Comment as-tu deviné ?… dit-il bouche bée.
Isabelle affichait un air hautain. Elle jouissait de voir enfin sa prééminence rétablie dans cette assemblée de « mâles » et avait perdu le fil de la conversation.
– Quoi ? fit-elle sans daigner les regarder et encore moins le bocal.
– Ben, justement, dit Philippe-Henri l’air gêné, qu’on était en train de lui parler…
Quatre paires d’yeux admiratives et craintives à la fois étaient suspendues à la réponse qu’elle allait laisser tomber de ses lèvres d’un instant à l’autre, dans cette seconde même qui leur semblait une éternité.
Mais, si les lèvres d’Isabelle Cavalier remuèrent, aucun son n’en sortit. C’était juste un tremblement nerveux.
Isabelle Cavalier venait de réaliser qu’elle n’était pas folle et qu’elle vivait la pire des situations cauchemardesques qu’elle eût pu imaginer. – Excepté avec son père.
Ils la virent simplement s’affaisser de deux, trois centimètres sur sa chaise et rester désespérément muette.
Ce qui accrut leur respect pour son don de divination.
– Isa, ma fille, a toujours été très intuitive, crut bon de commenter Philippe-Henri. Elle tient ça de moi…
– Elle a de sacrées intuitions dans le boulot ! compléta, admiratif, le lieutenant Lenoir.



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Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 8 (suite 2 et fin)

8 (suite 2 et fin)





On ne voyait que lui et elle ne l’avait pas vu jusqu’à présent.
Isabelle Cavalier mit ça sur le compte de sa sale journée d’hier. Qui l’avait ébranlée bien plus qu’elle ne l’aurait cru et qu’elle ne saurait l’admettre, fière et orgueilleuse comme elle était.
– C’est quoi, ce truc-là ? dit-elle en pointant du menton le bocal et en affichant un air dégoûté.
Elle n’avait jamais aimé les poissons rouges. Elle les trouvait idiots à tourner en rond et leur bouche s’ouvrant et se fermant sans cesse comme prononçant des mots muets. Et encore plus débile de les foutre dans un bocal et de leur parler en tapotant sur la paroi de verre. Même si c’était plus pratique qu’un chien ou un chat ou n’importe quelle autre bestiole dite domestique.
Ils la regardèrent tous quatre avec consternation et échangèrent des regards inquiets entre eux.
– C’est un poisson rouge, ma chérie…, dit Philippe-Henri d’une voix très douce.
– Dans son bocal, Isabelle, rajouta cet idiot de Lenoir.
– Euh-eu…
Patrice était affolé par la tournure des événements. Il ne reconnaissait plus sa « gentille dame de la police » qui avait été si bonne avec lui.
– C’est Titi…, marmonna timidement l’indic.
– Je vois bien que c’est un poisson rouge dans son bocal ! dit le capitaine en haussant les épaules. Mais qu’est-ce qu’il fait là en plein milieu de la table ? C’est pas hygiénique… Après tout, peut-être que vous étiez en grande conversation avec lui et qu’on vous dérange ! lança-t-elle narquoise.
Heureuse d’avoir atteint son but en en constatant l’effet sur Phil, l’indic et Euh-Euh.
Ils avaient l’air estomaqués. Abasourdis. Le plus ahuri des trois étant Philippe-Henri.
– Euh-euh… ?
Ça semblait une question mais elle n’en trouva pas la traduction. Celle-ci vint par la médiation de Phil.
– Comment as-tu deviné ?… dit-il bouche bée.
Isabelle affichait un air hautain. Elle jouissait de voir enfin sa prééminence rétablie dans cette assemblée de « mâles » et avait perdu le fil de la conversation.
– Quoi ? fit-elle sans daigner les regarder et encore moins le bocal.
– Ben, justement, dit Philippe-Henri l’air gêné, qu’on était en train de lui parler…
Quatre paires d’yeux admiratives et craintives à la fois étaient suspendues à la réponse qu’elle allait laisser tomber de ses lèvres d’un instant à l’autre, dans cette seconde même qui leur semblait une éternité.
Mais, si les lèvres d’Isabelle Cavalier remuèrent, aucun son n’en sortit. C’était juste un tremblement nerveux.
Isabelle Cavalier venait de réaliser qu’elle n’était pas folle et qu’elle vivait la pire des situations cauchemardesques qu’elle eût pu imaginer. – Excepté avec son père.
Ils la virent simplement s’affaisser de deux, trois centimètres sur sa chaise et rester désespérément muette.
Ce qui accrut leur respect pour son don de divination.
– Isa, ma fille, a toujours été très intuitive, crut bon de commenter Philippe-Henri. Elle tient ça de moi…
– Elle a de sacrées intuitions dans le boulot ! compléta, admiratif, le lieutenant Lenoir.



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samedi 24 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 8 (suite 1)

Chapitre 8 (suite 1)





– Bon, ça suffit ! dit-elle après s’être ressaisie et en usant d’un ton professionnel un rien autoritaire qui sembla n’impressionner personne à première vue et les surprit seulement tant il semblait en décalage avec cette réunion amicale. Ça suffit ! reprit-elle à la limite de craquer. Nous sommes là pour une affaire…
– Eh bien, discutons calmement, ma chérie, la coupa Philippe-Henri.
Le capitaine en resta bouche bée. Elle avait affaire à des débiles, ou quoi ? Passe encore pour Euh-Euh qui ne semblait pas toujours tout comprendre – mais elle le soupçonnait de ne « vouloir » comprendre que ce qui l’intéressait –, mais ce salopard d’indic, Phil et Gilbert… ?
Son regard décocha des flèches aux uns et aux autres qui semblaient attendre patiemment qu’elle se fût calmée.
– Il y a quelque chose qui ne va pas, ma chérie ?
Le capitaine avait envie de pleurer.
« Je ne vais quand même pas me mettre à chialer devant eux. Ressaisis-toi, bordel de merde ! » se dit-elle pour s’encourager.
– Tout va très bien ! reprit-elle d’une voix qu’elle voulut sans réplique mais qui manquait de fermeté. Nous sommes simplement là pour nous entretenir avec M. Jean Fernandi…
L’ex-Jean Ferniti haussa les épaules et Philippe-Henri dit :
– Et alors ?
– Et alors, hurla d’une voix stridente le capitaine, le lieutenant et moi nous voulons être seuls avec lui car il s’agit d’une affaire importante et…
– Chut ! la coupa l’indic de sa voix inaudible. Tout s’entend ici.
– Mais nous n’avons pas de secret avec Jean, ma chérie, intervint Phil.
– Nous, si ! répliqua-t-elle sèchement.
– Mais nous savons tout de son passé, ma chérie. Il a d’ailleurs payé sa dette à la société, renchérit celui qu’elle considérait comme son père.
– Euh-euh… (Là c’était Patrice qui semblait approuver.)
– Il ne s’agit pas du passé mais du présent ! Alors vous dégagez, toi et Euh-Euh…
Elle avait dû être plus brutale qu’elle ne l’avait souhaité car elle lut la consternation sur le visage de l’indic et du lieutenant, une grande tristesse sur celui de Phil – mais il savait être comédien et s’en méfia – et de la peur, oui de la peur, sur celui de Euh-Euh –, ce qui la consterna et la laissa sans voix.
– Ce n’est pas un problème pour moi, intervint alors Jean Fernandi. Ils savent tout de moi et nous n’avons pas de secret entre nous. Moi-même, je sais tout sur eux. Et puis, d’ailleurs, je leur ai expliqué pour la tournante…
Elle n’aurait pas cru cet individu capable d’un aussi long discours et, bien qu’inaudible, elle eut le sentiment d’avoir bien entendu. Il n’y avait pas d’erreur. Son premier sentiment avec cette affaire avait été le bon dès qu’elle avait eu Derosier au téléphone.
Ce ne pouvait que tourner à la cata.
Elle alla s’asseoir sur la chaise que lui avait proposée Philippe-Henri. Plutôt, elle se laissa choir. Avec un sentiment de totale inutilité. Comme si tout lui avait irrémédiablement échappé. À la limite de se demander ce qu’elle foutait dans la police. « La Crim, tu parles ! » se dit-elle en jetant un regard de quasi-noyé à Gilbert Lenoir qui lui sourit bêtement.
C’est à ce moment-là qu’elle aperçut le bocal et le poisson rouge au milieu de la table.


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vendredi 23 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 8

Chapitre 8





Le capitaine Cavalier et le lieutenant Lenoir rejoignirent à pied le boulevard de Grenelle et le descendirent jusqu’au métro Dupleix pour s’engager ensuite dans la rue Daniel-Stern.
Au numéro indiqué de la rue George-Bernard-Shaw, ils se trouvèrent face à un digicode. Dont ils n’avaient pas le code.
Ils attendirent patiemment que des enfants rentrent dans l’immeuble et leur emboîtèrent le pas. Ils n’avaient pas eu envie de sortir leur carte de police pour tenter de se faire discrets.
Mais Cavalier ne trouva pas de « Ferniti » dans la liste de noms des locataires.
– C’est quoi, ce binz ? demanda-t-elle en se tournant vers le lieutenant.
– Oh ! excuse-moi. J’ai oublié de te dire qu’ils lui ont donné une nouvelle identité. « Jean Fernandi ». Tiens, il est juste là. Premier étage gauche.
Quand Jean Fernandi leur ouvrit, ils découvrirent un homme grisonnant, de taille moyenne, au teint pâle, qui paraissait plus vieux que son âge et s’exprimait à voix basse.
– Je vous en prie, dit-il. « On » m’a prévenu que j’aurais de la visite, mais je ne vous attendais pas si tôt… Je vous en prie, entrez.
Quand le capitaine et le lieutenant pénétrèrent dans le studio, ils eurent la surprise – la stupeur pour Isabelle Cavalier – de découvrir Philippe-Henri Dumontar, « Phil » pour les intimes, et Patrice Dutour, Euh-Euh pour ceux qui le connaissaient, assis tranquillement autour de la table et en train de déguster quelques galettes et de boire une menthe à l’eau pour l’un et du jus d’orange pour l’autre.
Aucun des deux ne semblant surpris de voir débarquer Isabelle et Gilbert chez Jean Fernandi.
– Mais qu’est-ce que vous faites là ? s’exclama Isabelle qui ne s’était pas remise de sa stupeur.
Lenoir, lui, donnait l’impression de trouver ça plutôt amusant.
« Oh ! la la ! Dans quel plan on est barrés… », se dit Isabelle.
Ce n’étaient pas les « euh-euh… » effusionnels de Patrice qui pouvaient l’éclairer.
– Mais fais pas cette tête-là, Isa ! intervint Philippe-Henri. Nous sommes entre amis.
Isabelle croyait halluciner.
– Amis…
– Ben oui, fit Fernandi de sa voix si basse qu’elle était quasiment inaudible.
– Euh-euh… euh-euh…, approuva Patrice avec d’énergiques hochements de menton, sa face lunaire illuminé de son éternel sourire.
Et cet idiot de Gilbert qui regardait Isabelle en répétant : « Ben oui », au cas où elle n’aurait pas compris et qu’il s’agissait d’une évidence comme une autre.
– Nous nous sommes rencontrés aux Invalides il y a quinze jours, reprit Philippe-Henri, alors que nous visitions avec Patrice – l’agrégé de lettres n’appelait jamais Patrice par son sobriquet – le tombeau de l’Empereur. Nous avons tout de suite sympathisé et sommes devenus immédiatement amis. Un coup de foudre de l’amitié, en quelque sorte…
« Avec cet assassin-là, ce salopard ! » se dit Isabelle en frissonnant d’appréhension.
– Et nous avons tous trois adhéré le même jour au Souvenir napoléonien pour sceller notre amitié, poursuivit le professeur tout sourire.
Isabelle Cavalier avait cru rêver, mais elle ne rêvait pas. « L’Empire, maintenant ! » s’exclama-t-elle muettement.
Ils s’étaient tous assis autour de la table. Même Lenoir. Qui accepta un verre de jus d’orange que lui proposait Euh-Euh.
Seule Isabelle restait debout. Éberluée. Comme se sentant de trop.
Elle lança un regard de rappel à l’ordre au lieutenant. Qui l’ignora superbement. Isabelle sentait la situation lui échapper et elle détestait ça.
– Eh bien, assieds-toi, ma chérie, dit Philippe-Henri en lui désignant la dernière chaise libre. Une chaise pliante en plastique de couleur verte comme les quatre autres.
Isabelle Cavalier avait beau considérer Philippe-Henri comme son père et le grand-père de Philippine, elle détestait qu’il lui dise « ma chérie » en public. « Ma fille », oui, mais pas « ma chérie » !


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jeudi 22 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





Le lendemain, mercredi 19 novembre, Isabelle Cavalier passa la matinée en compagnie de sa fille, l’aidant à habiller et déshabiller ses poupons.
Elle se souvenait avoir longuement parlé à Pierre de son « secret ». Mais il y avait comme un blanc sur ce qu’elle avait pu lui dire concrètement et comment elle le lui avait dit.
À présent elle se sentait apaisée. Laissant son corps frissonner à l’évocation de cette étreinte toute de tendresse que lui avait offerte Pierre quand il était venu la chercher au petit matin.
Alors qu’elle s’apprêtait à préparer le déjeuner pour elles deux, la sonnerie de son portable vint crever sa petite bulle de douceur.
C’était le divisionnaire qui tenait à la féliciter et qui lui passa ensuite Derosier. Pour une sombre affaire de « tournante » dans un des groupes d’immeubles de la ZAC Dupleix.
« C’est pas vrai ! pensa-t-elle. Si même les flics se mettent à parler de tournante au lieu de viol collectif… »
Elle ne voyait pas en quoi cela concernait la Crim. Mais le commissaire principal Derosier y voyait l’occasion de relancer l’enquête sur les cinq crimes non élucidés des deux derniers mois car quatre des victimes avaient habité ce groupe
*. Et comme c’était elle qui avait été en charge de l’enquête sur le terrain…
– Mais nous n’avons jamais eu la moindre piste et aucun élément nouveau n’a été porté à notre connaissance…, opposa le capitaine Isabelle Cavalier.
– Justement, Cavalier ! C’est l’occasion de reprendre. Si on identifie ces petits violeurs et si on les secoue un peu, il y en a peut-être un qui parlera. C’est partout la loi du silence parmi les bandes de jeunes… Mais ce n’est par urgent, commencez demain. Je vous ferai porté le dossier dans l’après-midi par le lieutenant Lenoir qui a travaillé avec vous sur cette affaire et que le commissaire Antoine remet à notre disposition… Et puis, Cavalier, après cette sale affaire d’hier, ça vous fera comme des vacances, hein ? ajouta le commissaire en mettant fin à la conversation.
« Tu parles de vacances ! se dit le capitaine en mettant la table. Passer de l’inceste au viol… »
Elle aurait préféré une affaire de meurtre toute simple, genre rixe ou crime entre voisins. Même un petit règlement de comptes. Ça, c’étaient des vacances.
De son point de vue. Car un flic, c’est un peu comme un croque-mort, ça n’a pas la même perception des choses de la vie que tout un chacun.
Au moins elle aurait plaisir à faire équipe avec Gilbert Lenoir. Qui devait éprouver le même plaisir car il débarqua à quatorze heures trente. Pour la plus grande joie de Philippine qui passa un quart d’heure sur ses genoux avant d’accepter d’aller faire sa sieste.
– Je ne le sens pas, ce coup-là, et toi ? demanda Isabelle au lieutenant Lenoir.
– Moi non plus. Surtout qu’il n’y a pas grand-chose comme point de départ. Juste une rumeur et l’info d’un indic qui habite le groupe d’immeubles en question.
– Il est fiable ?
– Un type qui a fait de la taule
**. Une dizaine d’années. Quatorze ans et quelques mois. Il est sorti en avril 2002.
– Pour quelles raisons ?
– Meurtre et tentative de viol.
– Tentative seulement ?
– Pour le viol, oui, mais il a quand même cinq meurtres à son actif…
– Et c’est ça notre indic ! lâcha Isabelle Cavalier en levant les yeux au ciel. Mais pourquoi l’ont-ils remis si tôt dans le circuit ?
– Pour bonne conduite. Très bonne même, puisque qu’il a fait le mouton dans la section des activistes à la centrale de Moulins. Il paraît que c’est un bon indic, un peu bizarre comme bonhomme d’après ce qu’on m’a dit, mais un bon.
– C’est surtout un sacré salopard !
Le capitaine Cavalier enregistra l’information et sembla la ruminer quelques instants.
– Mais pourquoi on nous le sort maintenant, cet indic ? On en aurait eu besoin dès le début de l’enquête sur ces meurtres au couteau à désosser, en septembre…
– La DST se le gardait au chaud. D’après ce que j’ai compris, il a été prêté à la Crim pour relancer l’enquête. Il semblerait que la DST n’ait pas digéré la mort de son indic, celui qui s’est fait tuer quasiment à leur porte, le 11 septembre. Ahmed Larbi, tu te souviens ?
– Oui, celui dont Euh-Euh a été le témoin du meurtre. Bien sûr si je me souviens… Mais la DST, surtout avec son siège dans le quartier, a les moyens d’enquêter toute seule comme une grande sur cette affaire sans nous dévoiler un de ses agents et en se passant de nous ?
– Il y a peut-être un deal passé avec le patron de la Crim. Va savoir ! fit le lieutenant en haussant les épaules et en prenant un air désabusé. En plus, la DST a insisté pour qu’Antoine ne soit pas dans le coup cette fois. Ils ont une dent contre lui depuis la mort de leur indic !
Le capitaine se dit que Gilbert Lenoir devait être dans le vrai. En tout état de cause, ce ne serait pas une affaire simple.
– Et il s’appelle comment, notre « auxiliaire » ? demanda Isabelle Cavalier d’un ton maussade.
– Jean Ferniti.
– Et il a quel âge ?
– La soixantaine. Il est né en 42.
Isabelle se leva du canapé où elle était assise depuis le début de leur discussion et fit quelques pas dans le salon-salle à manger.
– Écoute, dit-elle, la baby-sitter de Philippine doit arriver d’une minute à l’autre. Dès qu’elle sera là, on file voir de quoi il a l’air, ce Jean Ferniti. D’accord ?
* Voir Euh-Euh !
* Voir National, toujours !


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mercredi 21 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 6 (suite 3 et fin)

Chapitre 6 (suite 3 et fin)





La respiration d’Isabelle parut moins oppressée à Pierre. Elle était devenue régulière.
Sa main chercha celle d’Isabelle.
– Tu ne l’as pas tué, tu l’as juste laissé mourir… Ce n’est pas pareil… C’est juste de la non-assistance et il y a prescription.
– Il faut toujours que tu dises des conneries, lui dit-elle. Moi, ce que je veux juste savoir, c’est ce que nous allons devenir toi et moi… si tu peux accepter de vivre en partageant avec moi un tel secret… en sachant qui je suis réellement…
– Du passé je fais table rase, mon amour… Moi, j’ai fait pareil il n’y a pas longtemps
*, mais je n’ai pas été jusqu’au bout… Je n’avais pas souffert autant que toi et je n’ai pas votre courage, capitaine Isabelle Cavalier… Tu sais, si je devais enquêter sur ce type d’affaire, eh bien, je ferais tout pour aider la môme ou le môme. De toute façon, je ne sais déjà plus ce que tu m’as dit. La seule chose qui m’importe – et que j’ai retenue – c’est d’être ton premier et seul mec. Et puis Philippine a besoin de nous deux. Mais tu sais bien que je ne sais que dire des conneries dans ces cas-là car je n’arrive même pas à te dire merci…
Isabelle pleura longtemps en silence après avoir pris la main de son mari. Même après que Pierre se fut endormi. Pensant longuement à sa grand-mère maternelle qui l’avait recueillie après la mort de son père et qui ne lui posa jamais aucune question. Et qu’un « meurtre par omission » l’avait conduite au métier de flic pour traquer les salauds. Mais, contrairement à Pierre qui avait travaillé huit années aux mœurs, elle, elle n’avait pas pu.
Peut-être à cause de cette vieille culpabilité enfouie qu’elle avait crue disparue à jamais. De toutes ces années pendant lesquelles elle s’était désaimée, où elle avait vécu secrètement dans la honte d’elle-même, avec le sentiment d’être une pestiférée, d’être marquée du sceau de « salope »…
* Voir Un vague arrière-goût.

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mardi 20 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 6 (suite 2)

Chapitre 6 (suite 2)





Isabelle marqua une pause et soupira.
– Quatre ou cinq ans auparavant, on avait découvert un problème cardiaque à mon père. Quand il avait un malaise ou un signe avant-coureur, il devait prendre une petite pilule. Je ne me souviens même pas du nom du truc… Mais c’était vital pour lui. Alors il avait toujours une boîte de pilules sur lui dans sa poche de pantalon et une autre qui ne quittait jamais la tablette du lavabo dans la salle de bains… Tu es prêt à écouter la suite, Pierre ? Tu es sûr de vouloir savoir ? De toute façon, enchaîna Isabelle avant qu’il ait pu répondre, je ne t’ai pas laissé le choix. Nous devons aller ensemble jusqu’au bout… Donc, je t’apprends, mon pauvre Pierre, que j’avais décidé de tuer mon père le jour de mes quinze ans… Je n’en pouvais plus de toute cette salissure, tu comprends ? En devenant ado, je m’étais rendu compte que ma relation avec mon père était une saloperie de relation, que c’était pas normal, qu’il avait abusé de mon enfance, qu’un adulte c’est pas fait pour coucher avec une môme… ou un môme, c’est pareil… Qu’il m’avait contrainte et menacée… Ce sont les pilules qui m’ont donné l’idée. Je ne voulais surtout pas me retrouver en prison… J’avais envie de me débarrasser de mon salaud de père, mais ce n’était pas pour quitter une prison pour une autre !… J’avais remarqué – tu sais combien je suis observatrice ! – qu’il avait surtout des malaises quand il prenait son bain… Je ne sais pas si c’était psychologique ou réel, ou seulement une combine à lui pour m’attirer dans la salle de bains, car, après avoir avalé sa foutue pilule, il avait toujours envie que je le masturbe… Alors, quand il était dans son bain et avait son malaise, soit il se levait pour attraper la boîte sur le rebord du lavabo, soit il m’appelait en beuglant pour que je la lui donne… Donc, le matin de mes quinze ans – parce qu’à quinze ans, je m’étais dit que je serais assez grande pour vivre ma vie seule –, au petit déj je l’ai amignonné en lui laissant croire que j’étais disposée à bien de ses caprices, et qu’on n’était peut-être pas obligés d’attendre le soir… une vraie garce ! Toujours est-il que mon père, qui était un maniaque de la propreté, a aussitôt filé dans la salle de bains après le petit déjeuner… Je lui ai même fait couler l’eau de son bain ! Lui, il était tout guilleret. Il devait sûrement se voir passant la vitesse supérieure… Il ne savait pas qu’il allait toutes les passer d’un coup, le salaud !… « Je reste à côté, mon petit papa, si tu as besoin de tes pilules, appelle-moi. » Il m’a dit : « Surtout, ne t’éloigne pas ! » « Bien sûr » que j’ai dit. Mais j’ai attendu qu’il m’appelle pour me barrer de l’appartement. Ses deux boîtes de pilules – celle du pantalon et celle du lavabo – en poche… J’ai été chercher son journal du matin – Le Figaro de la gauche branchée – et des fruits et légumes. Le tout m’a pris une bonne demi-heure. Puis j’ai discuté avec une voisine dans le hall de l’immeuble en prenant tout mon temps. Ensuite, je suis remonté à pied jusqu’à l’appartement. Trois étages marche par marche… C’est drôle, j’avais même pas d’appréhension en ouvrant la porte. J’étais préparée à ce que j’allais trouver… Oh ! il n’a pas été bien loin ! Il est mort en enjambant le rebord de la baignoire et il est retombé dedans, d’après ce qu’ils ont dit, vu la position de son corps et la jambe qui pendouillait à demi à l’extérieur… J’ai vite remis la boîte de pilules du lavabo sur le lavabo, avant j’avais déjà remis celle de son pantalon dans la poche, et je me suis mise à beugler comme une chienne hurlant à la mort… Et je chialais, et je chialais… Bon, je ne te raconte pas la suite, tu sais comment ça se passe… Je me suis retrouvée momentanément chez une voisine… Ma mère ? tu vas me demander. Ah oui ! je ne t’ai pas dit ! C’est d’ailleurs curieux que je n’en t’ai pas parlé plus tôt… Elle était aux sports d’hiver et sa voiture a dérapé sur une plaque de verglas juste le jour de Noël précédent. Direct le ravin avec ma petite sœur… Je ne les ai revues toutes les deux que sous forme de cercueils et c’est en jetant la poignée de terre sur celui de maman que je me suis juré de tuer mon salaud de père… pour qu’elle me pardonne enfin…



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lundi 19 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 6 (suite 1)

Chapitre 6 (suite 1)





– Tu sais, à six ans, quand j’ai découvert que j’avais un petit point très sensible tout au bas du ventre et qu’il était très agréable de le titiller, j’ai découvert tout un univers de plaisir que je me suis mise à explorer… tantôt en me frottant avec mon nounours préféré, tantôt avec le plat de ma main, mon poignet et, surtout, les doigts… C’était magique… Ma mère m’a surprise une fois dans ma chambre en train de me masturber. C’était un après-midi et elle était rentrée à l’improviste pour chercher je ne sais quoi dans la pièce. Mais elle ne m’a rien dit et a juste refermé la porte. Alors je me suis dit que c’était normal ce que je faisais, que c’était quelque chose d’autorisé, que se donner du plaisir en se faisant ça c’était pareil que lorsqu’on se fait plaisir en bouffant des sucreries ou son plat préféré… Et puis, un jour que ma mère était en courses, c’est mon père qui est entré… Plus tard, bien plus tard, j’ai pensé que c’était ma mère qui avait dû lui raconter qu’elle m’avait surprise en train de me masturber, mais comme ça, comme une info normale, comme lorsqu’une mère dit à son mari : « Tiens, ta fille, elle a ses premières règles »… Mais mon père, lui, il est pas ressorti… Il a voulu jouer avec moi… Oh ! surtout, ne va pas croire qu’il m’a sauté dessus ! Non, il m’a simplement dit : « Papa, il peut jouer avec toi ? » Moi, ça m’a paru normal et super. Ça me faisait plaisir que mon père me caresse… Si je ne faisais pas mal en faisant ça toute seule, pourquoi ça aurait été mal si mon papa me caressait… D’ailleurs, pendant longtemps, il n’a rien fait d’autre que de me caresser… Pour moi, mon papa m’aimait, c’est tout… Et puis, l’année de mes neuf ans, ma mère s’est retrouvée enceinte. Mes parents voulaient un petit frère pour moi, mais ce serait une petite sœur… Je sais, je ne t’en ai jamais parlé de ma sœur, mais je ne l’ai pour ainsi dire pas connue… Quand maman est partie, elle l’a emmenée avec elle… Donc, quand ma mère a été enceinte, mon père a voulu changer de « jeu ». Mais, tu comprends, ça me paraissait normal. Si mon papa me caressait et me donnait du plaisir, pourquoi, moi, je ne l’aurais pas caressé à mon tour ? Et ce n’était toujours que des caresses… Ma sœur est née en mai. Je venais d’avoir mes dix ans. Ma mère avait pris son congé maternité normal puis, après, elle a pris un mi-temps parental. Elle était secrétaire dans un lycée. Dans le même lycée où mon père était prof de maths…
Pierre sentit Isabelle déglutir avec difficulté.
– Mon père, après la naissance de ma sœur, il est devenu plus exigeant – je ne te fais pas de dessin sur tout ce que peut faire un homme avec son sexe excepté la pénétration et la fellation… J’ai eu mes règles deux mois avant mes onze ans. Ça semblait à la fois contrarier et faire plaisir à mon père. Puis il s’est montré beaucoup plus entreprenant, mais ça me plaisait moins. Je trouvais que ça sentait le pipi. Mais puisque mon père me donnait du plaisir en me léchant « mon zizi », comme il disait, pourquoi pas moi ? Et, le jour de mes onze ans, un jour de semaine, ma mère est rentrée un après-midi à l’improviste – en fait, c’est mon père qui avait dû s’emmêler dans l’emploi du temps un peu compliqué de ma mère, ou elle était sûrement rentrée plus tôt parce que c’était mon anniversaire ou qu’elle se doutait de quelque chose – et nous a trouvés à poil dans la salle de bains, papa assis sur le rebord de la baignoire et moi en train de le sucer… Eh bien, figure-toi qu’elle n’a pas dit un mot, mais tout c’est passé dans un silence d’une rare violence… C’est même pas croyable comme un silence peut être violent à ce point… Bref, ma mère elle nous a jeté un regard meurtrier… Le visage décomposé, elle a fait deux trois pas vers nous puis fait subitement demi-tour en claquant la porte de la salle de bains derrière elle. Mon père, il s’est rhabillé et s’est barré de la maison. Moi, je suis restée dans la salle de bains à pleurer. Pendant ce temps-là, ma mère a réuni des affaires à elle et à ma petite sœur, elle a téléphoné à une copine et elle est partie deux heures plus tard… Quand elle est venue dans la salle de bains récupérer des affaires de toilettes, elle m’a totalement ignorée, comme si je n’existais pas du tout, elle ne m’a même pas jeté un regard… J’ai l’impression qu’elle avait prévu tout ça… Mon père est rentré une heure plus tard. Il avait un peu bu. C’est d’ailleurs là qu’il a commencé à boire. Chaque soir… Nous sommes donc restés tous les deux. Au début, il a semblé un peu inquiet. Il ne faisait plus rien avec moi. Puis, d’après ce que j’ai compris, ils ont passé une sorte d’accord à l’amiable – ils n’ont d’ailleurs jamais divorcé –, chacun vivant de son côté avec l’un des deux enfants. Ne se revoyant, je suppose, qu’en lieu neutre pour régler les questions administratives. Puis mon père m’a dit un jour que j’étais en quelque sorte la « maîtresse et la femme de la maison », puisque ma mère nous avait abandonnés. Moi, je culpabilisais fort. Ce que j’avais fait devait être très mal pour que maman nous quitte à cause de ça. Je refusais de dormir dans le même lit que mon père. Mais il a commencé à faire un chantage ignoble chaque soir après avoir un peu bu. « Papa, il te quittera comme maman si tu n’es pas gentille. » Je ne voulais pas être abandonnée, alors j’ai cédé. Soir après soir. Parfois en pleurant. Mais je ne pouvais pas appeler maman à l’aide puisqu’elle m’avait rejetée… « Si tu dis quelque chose à quelqu’un, papa il ira en prison. » Je ne voulais pas que papa il aille en prison, et je ne voulais surtout pas que ce que je faisais de mal puisse être connu de quiconque – encore moins mis sur la place publique ! Et puis, à écouter les confidences à mi-mot des copines au lycée ou à surprendre des conversations dans la cour de récré, je me suis vite rendu compte que je n’étais pas un cas unique… Les voisins et les amis de la famille, ils se sont jamais posé la moindre question. En tout cas, je ne m’en suis jamais rendu compte… Pleurez, petites filles, tout est normal, rien à signaler – R.A.S… Mon père m’a forcée le jour de mes douze ans, après m’avoir fait boire deux verres de vin – « comme une grande fille », il a dit – pour fêter mon anniversaire… Après, chaque fois qu’il me faisait boire du vin – en général, c’était le samedi soir –, je savais que c’était pour ça… Dès le début de l’après-midi, je commençais de pleurer, mais je n’osais pas devant lui, alors j’allais me cacher… Mais, tu sais – en fait, non, un mec ne peut pas savoir –, quand une femme, même petite fille, est obligée de faire quelque chose de mal, elle peut finir par trouver du plaisir à s’avilir… comme pour se prouver qu’elle est réellement une salope, une petite perverse et qu’elle n’a que ce qu’elle mérite… Ça a duré comme ça quatre années…



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dimanche 18 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





Pierre Cavalier, mari du capitaine Isabelle Cavalier et lui-même commandant à la Direction centrale des Renseignements généraux, regarda instinctivement la pendulette de la salle à manger-salon quand il entendit la clé tourner dans la serrure de la porte d’entrée de leur appartement de la rue du Commerce.
Il était vingt-deux heures vingt.
Pierre se leva et alla au-devant de sa femme.
– J’étais inquiet. J’ai appelé ton service et il y a plus d’une heure que tu es partie…
Il se tut en voyant l’air égaré de sa femme qui se blottit dans ses bras, recherchant la protection des quatre-vingts kilos de son « nounours ».
Il resta là à la bercer debout tout le temps que durèrent ses sanglots. Puis deux gros reniflements en signalèrent le tarissement.
Pierre prit délicatement le visage d’Isabelle entre ses mains et lui baisa le front et les joues, effleurant tendrement ses lèvres. Jusqu’à ce qu’un pâle sourire apparaisse.
Il crut qu’elle allait repartir en pleurs et s’empressa de la conduire dans le salon pour l’allonger sur le canapé.
– Sale journée ? lui demanda-t-il en lui rapportant un verre d’eau de la cuisine. Pourtant, Derosier n’a pas tari d’éloges sur toi quand je les ai appelés tout à l’heure…
Elle haussa les épaules tout en s’essuyant le visage du revers de la main.
– C’est un con, marmonna-t-elle.
Pierre sourit pour lui-même. La crise semblait passée.
– J’ai eu envie de marcher un peu, c’est pour ça que je suis en retard… Et puis je ne voulais pas que la petite me voie dans cet état-là…
– Oh ! tu sais, elle est couchée depuis un bon bout de temps…
Isabelle s’était assise sur le canapé et Pierre la rejoignit, lui passant un bras autour des épaules.
– J’ai pas arrêté de chialer depuis que j’ai quitté ce con de Derosier…
– Alors, raconte-moi ce gros malheur.
– Ce n’est pas un gros malheur… c’est une grosse horreur, une colossale monstruosité, mon pauvre Pierre.
Pierre Cavalier se tut pour éviter de dire des conneries.
Sa femme se leva et partit s’enfermer dans la salle de bains une demi-heure, puis accepta d’avaler un yaourt et un grillé.
Ils s’allongèrent côte à côte dans leur lit mais Isabelle refusa qu’il lui passe le bras autour du cou.
– Plus tard... Si tu en as encore envie, dit-elle mystérieusement après l’avoir repoussé.
Pierre resta coi, songeant que c’était la première fois que sa femme n’allait pas embrasser Philippine avant de se coucher.
– Je ne sais pas si tu as envie d’entendre ce que j’ai à dire… mais il faut que je le dise et que quelqu’un l’entende… et ce ne peut être que toi. En tout cas, pour moi, c’est important. Après, tant pis, c’est que je me serai trompée…
La voix d’Isabelle était étouffée et avait la tonalité que prennent parfois les voix dans les rêves. Puis le front de Pierre se plissa quand il pensa que c’était presque la voix d’une personne sous hypnose.
– Je t’ai dit, poursuivit Isabelle, que ma mère était partie – nous avait quittés, mon père et moi – quand j’avais onze ans. Mais je ne t’ai jamais dit pourquoi.
Elle marqua une pause. Ce qu’elle allait dire lui semblait difficile à énoncer.
– Quand nous avons fait l’amour pour la première fois, le 6 avril 1999, je n’étais pas vierge. Je t’ai laissé croire que j’avais eu quelques aventures pour ne pas paraître trop conne à tes yeux. J’allais avoir vingt-neuf ans le 11 avril… Mais tu étais mon premier homme… mon premier…
Pierre l’entendit ravaler ses larmes.
– Depuis mon père, mon enfoiré de salaud de père…
Pierre se surprit à éprouver la douleur de sa femme au plus profond de son être. Mais il conserva son immobilité comme Isabelle conservait la sienne.
– Maintenant, reprit-elle après une longue pause, je t’en ai trop dit pour ne pas aller jusqu’au bout. Alors, accroche-toi, mon pauvre Pierre. Tu vas découvrir celle que tu croyais connaître dans sa nue réalité, ses recoins les plus secrets… C’est pas ragoûtant, crois-moi !
Pierre savait qu’il ne l’en aimerait pas moins, quoi qu’il puisse apprendre. Il pressentait également qu’il devait pouvoir l’écouter jusqu’au bout de ce qui semblait être une confession s’il ne voulait pas la perdre.
Sans un mot. Sans une question. Sans manifester la moindre réaction.


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jeudi 15 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





– Bravo, Cavalier ! Sacré succès ! Je suis fier de vous avoir dans l’équipe, la félicita le commissaire principal Derosier alors qu’elle s’apprêtait à rentrer chez elle.
Le capitaine haussa les épaules.
– Si, si, je vous assure ! D’ailleurs, le patron tient à vous féliciter personnellement demain…
– Et la petite Mélissa, le coupa le capitaine, des nouvelles ?
– Ah ! Enfin, oui et non…
– Ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire que la petite est très choquée et qu’elle est hospitalisée… C’est simple, elle n’a pas prononcé un seul mot depuis hier soir et semble s’être recroquevillée sur elle-même. D’après ce qu’a dit le pédopsychiatre, elle aurait assisté à toute la scène… C’est ce qui expliquerait…
Le capitaine tourna vivement les talons et s’enfuit pour que le commissaire ne la vît pas pleurer.


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mercredi 14 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 4 (suite 2 et fin)

Chapitre 4 (suite 2 et fin)





– Mais, intervint Isabelle Cavalier pour la première fois depuis le début de cette confession, d’une voix douce, pourquoi n’avez-vous pas songé à intervenir, à mettre fin à tout ça ce jour-là ?
– J’ai eu peur de traumatiser la petite.
– À tout moment vous auriez pu intenter une action contre votre mari…
– Oh ! j’avais trop peur de faire voler en éclats la si belle façade de notre « famille »… Et puis, j’aurais été ridiculisée. La grande n’aurait jamais témoigné contre son père…
– Mais Claudine n’était qu’une petite fille. Elle n’était pour rien dans tout ça… S’il y a jeu de séduction de la part d’un enfant, c’est à l’adulte de ne pas entrer dans ce jeu et de s’en servir pour entraîner l’enfant dans un monde qui n’est pas le sien…
Tout en prononçant ces belles phrases, le capitaine savait que ce n’était pas aussi évident et songea à toutes les années qu’il lui avait fallu pour arriver à concevoir un tel discours.
Sa mère à elle avait préféré la fuite. Si elle était restée, peut-être serait-elle devenue une meurtrière, elle aussi…
Chantal Plantin hocha la tête.
– En fait, j’admettais ce qui se passait même si je ne voulais pas voir ni connaître la réalité des choses. Parce que je croyais que Mélissa serait préservée de tout ça, vous comprenez ? Mais, quand j’ai vraiment vu ce qu’ils faisaient et que Mélissa était en danger, ma rage trop longtemps contenue a éclaté et je n’ai pensé qu’au meurtre… « Pensé » est vraiment le bon terme… nuit et jour… à chercher comment les tuer en préservant Mélissa… Puis j’ai fini par trouver et je les ai tués tous les deux…
Chantal Plantin semblait épuisée par sa longue confession.
« Malheur à celui par qui le scandale arrive, pensa tristement Isabelle Cavalier. Même si ce malheur doit atteindre l’innocent. »
Elle ne savait pas si la meurtrière allait poursuivre sa confession. Elle n’était d’ailleurs pas sûre d’en avoir très envie. À quoi bon ? Arrivé à ce point, était-ce si important de savoir qui avait été tué en premier ou en second ? Pourquoi à ce moment-là et pas à un autre ?
Pour la procédure, bien sûr. Rien que pour cette maudite procédure.
Le capitaine eut envie de se boucher les oreilles quand Chantal Plantin reprit sa confession d’elle-même.
– C’est à la mi-septembre que j’ai acheté le couteau chez un armurier… Je ne me souviens plus du nom. C’est une petite rue pas loin du Printemps, peut-être la fin de la rue de Provence, vous voyez ?
Isabelle Cavalier opina légèrement du chef.
– Puis j’ai attendu…
– Vous n’avez pas songé à y renoncer ? la coupa doucement le capitaine.
– Non. Jamais ! Vous comprenez, il fallait que je protège la petite… J’ai simplement attendu le moment opportun…
– Presque deux mois, quand même ? Pourquoi n’avez-vous pas agi avant ?
– Je n’étais pas sûre de bien arriver à poignarder mon mari. J’avais peur qu’il ne me désarme après que j’aurais tué sa putain de fille…
Le capitaine eut un haut-le-corps qu’elle ne parvint pas à contrôler quand elle entendit la meurtrière user de ce terme de « putain » pour désigner sa fille, surtout avec ce ton soudain haineux.
– Pourquoi vouliez-vous tuer votre fille en premier ?
Le regard de Chantal Plantin avait changé. Il était comme voilé ou absent.
– Pour le faire souffrir ! dit-elle avec un visage empreint de haine et de rage et en martelant ses mots. Pour qu’il constate la mort de son joujou, du trésor de sa vie, de sa petite chérie, de sa putain… Et je l’ai vu souffrir, vous pouvez me croire ! ricana-t-elle.
Isabelle Cavalier frissonna.
– Et vous voulez savoir le plus beau ? Eh bien, alors que j’avais craint pendant des mois qu’il ne me désarme, il ne s’est même pas défendu ! Il est resté là à me regarder les bras ballants et bouche bée et je l’ai frappé sans qu’il tente le moindre geste de défense… comme s’il attendait lui aussi sa juste punition…
Le regard de démence de Chantal Plantin affola un instant Isabelle Cavalier. Puis il s’estompa peu à peu, laissant place à un regard de défi.
– Je vais même vous dire ce que vous ne pourrez pas deviner !
Le capitaine sentait la nausée l’envahir alors qu’elle avait éprouvé quelque temps plus tôt de la compassion pour cette femme meurtrie.
– Quand j’ai décidé d’agir ce soir-là après avoir bien observé leur manège des jours et des jours, mon mari était tout habillé, mais il avait ouvert sa braguette et sorti sa bite et ses couilles et la petite avait baissé son pantalon de pyjama et le touchait… Quand ils m’ont vu surgir avec le couteau à la main, la petite a commencé à remonter son pantalon et je l’ai poignardée, puis je me suis retournée contre mon mari qui avait toujours les couilles à l’air et je l’ai frappé… C’est moi, après, qui lui ai remis tout son attirail en place et j’ai remonté la braguette… Ça, vous n’auriez pas pu le deviner, hein ?
– Mais les cris et les bruits de lutte, le vase brisé et la chaise et le guéridon renversés… ?
– J’ai fait ça juste après, pour la mise en scène. J’ai simulé ! ricana la mère.
– Puis vous vous êtes blessée vous-même ?
– Bien sûr !
– Et, pendant tout ce temps-là, vous avez laissé votre fille se vider de son sang…
Un long silence s’ensuivit.
Chantal Plantin semblait ailleurs.
Isabelle Cavalier regarda sa montre. Il était dix-neuf heures.
Elle éteignit le magnétophone et la caméra.
Elle avait vraiment envie de vomir.
Elle quitta la pièce sans un regard pour Chantal Plantin.


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Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 4 (suite 1)

Chapitre 4 (suite 1)





Elle se tut. Isabelle Cavalier lui tapota imperceptiblement l’épaule.
– Puis, reprit Chantal Plantin d’un ton douloureux, je me suis aperçue que ma fille aînée changeait de comportement à mon égard. Avec des petits airs de défi et parfois de l’arrogance… se comportant comme si elle était la petite maîtresse de la maison, et moi, une bonne, celle qui assure l’intendance, mais qui est là sans être là… J’avais le sentiment d’être la vieille guenon qui se faisait éjecter par la jeune femelle, comme si je n’étais plus bonne qu’à jeter aux biques… Et mon mari qui haussait les épaules quand je lui parlais du comportement de sa fille, qui souriait en me disant que je me faisais des idées, qu’elle était tout à fait normale pour une petite fille de son âge, que si ça avait été un garçon il aurait été dans mes jupons… Mais mon mari me touchait de moins en moins et je voyais Claudine de plus en plus aguicheuse et sûre d’elle-même… Puis j’ai fermé les yeux – ou, plutôt, je me suis refermée comme une huître sur moi-même… apparemment indifférente… La petite, Mélissa, a toujours été une couche-tôt. Alors je me couchais en même temps qu’elle et je lisais au lit. Laissant le père et l’aînée regarder seuls la télé… N’imaginant rien – n’osant surtout rien imaginer… Ils regardaient la télé…
Chantal Plantin se tut à nouveau et Isabelle Cavalier alla se rasseoir en face d’elle. Leurs regards se croisèrent. Ils étaient aussi douloureux et empreints de tristesse l’un que l’autre. Chantal Plantin savait qu’elle pouvait à présent se délivrer totalement. Que quelqu’un pouvait la comprendre et partager sa souffrance – sa longue dérive jusqu’à l’absolue négation d’elle-même, sa rage longtemps encagée.
Si elle avait pu crier et hurler – à temps – sa douleur avec des mots, elle n’aurait pas usé d’un couteau pour l’extirper, pensait Isabelle Cavalier au même instant.
– Je n’imaginais rien, poursuivit la meurtrière, mais j’ai commencé de haïr ma fille… alors que j’aurais dû haïr mon salaud de mari et chercher à aider ma fille – ce que je viens seulement de comprendre. Tout mon ressentiment se focalisait sur elle – mon mari était devenu son jouet et tout était la faute de Claudine… Je ne voyais plus en elle ma fille mais une rivale qui m’avait évincée… qui m’avait volé mon mari. Mais je me taisais, je ne m’exprimais pas, j’enfermais tout ça en moi… Et à aucun moment je n’ai pensé partir en emmenant mes filles… Je n’osais pas affronter mon mari… Et puis, on donnait tellement l’image d’une famille unie et heureuse… Il y a deux ans, j’ai essayé d’évoquer ce problème avec ma mère. Vous savez ce qu’elle m’a répondu ?
– Non.
– « Qu’est-ce que tu vas chercher là ! » Ma propre mère. Alors que je tendais la main vers elle comme à une planche de salut… Je me suis renfermée encore plus dans ma douleur et ma haine. Je maudissais le destin de m’avoir donné des filles… Vous savez, ça aurait pu durer longtemps comme ça ! J’aurais pu continuer de vieillir dans la plus complète résignation. Mais tout a basculé cet été, au cours des vacances. Au mois d’août.
Chantal Plantin fronça les sourcils dans un effort de concentration. Son front se plissa et elle baissa la tête.
Elle ne s’esquivait pas mais recherchait les mots justes.
– Nous étions dans l’Ardèche. Une location avec une petite piscine. Où les filles et leur père passaient la plupart de leur temps avec la canicule qu’on a eue… Moi, je ne suis pas trop piscine et je n’aime pas la chaleur. Je préférais lire au frais dans la maison… La lecture, c’était à la fois mon évasion et ma protection, alors je lisais beaucoup… Oui, je vous parlais de la piscine… Mes filles se baignaient nues et mon mari aussi. Je n’aimais pas trop… je ne trouvais pas ça normal. Des enfants ou des adultes seuls, pourquoi pas ? Mais là, non, je n’aimais pas, bien que la maison fût isolée… Surtout que la grande devenait pubère… Mon mari et les filles se sont moqués de moi, m’ont traitée de vieux jeu et de rabat-joie… Mais je voyais bien la grande prendre des poses langoureuses et me défier.
Elle haussa les épaules.
– Puis, un après-midi où il faisait vraiment trop chaud même pour être dans la piscine, j’ai surpris mon mari dans la chambre des filles, par l’entrebâillement de la porte qu’il n’avait même pas pris la peine de fermer complètement. Elles avaient un grand lit pour elles deux. Il y avait trop de pénombre à cause des persiennes fermées pour que je distingue bien, mais ils étaient tout nus tous les trois sur le lit. Mon mari allongé sur le dos. La grande « jouant » avec son sexe – si vous voyez ce que je veux dire… – et la petite agenouillée près de sa sœur et regardant…
Elle redressa la tête et planta son regard dans celui du capitaine.
– C’est à ce moment-là que j’ai eu envie de tuer pour la première fois. Avant, cela ne m’était jamais passé par la tête, vous savez ? Pas un seul instant. Mais je me suis retrouvée confrontée brutalement à la réalité que je voulais ignorer… et je ne voulais pas que ces deux démons s’en prennent à ma petite Mélissa…
Sa voix était redevenue douloureuse à l’évocation de la scène.
– Vous comprenez, ils n’avaient pas le droit de l’entraîner là-dedans… Ils ont été trop loin ! Je n’ai pensé qu’à préserver la petite… La grande, elle, il y avait longtemps qu’elle était perdue pour moi… Puis c’était elle le démon qui m’avait évincée et tourné la tête à mon mari…
Chantal Plantin se remit à pleurer, doucement.


© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 12 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Chantal Plantin, un quart d’heure plus tard, avait retrouvé la position assise et n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Toute son attitude confirmait sa défaite.
Elle marmonna juste :
– Comment avez-vous su pour le couteau ?
Puis s’enferma dans le mutisme le plus complet.
Le capitaine Cavalier ne ressentait plus ce malaise oppressant. Une sombre détermination l’habitait à présent. Elle se sentait proche du but. Prête à prendre tout son temps. Ne ressentant plus la lassitude ni la fatigue éprouvées une heure plus tôt.
Isabelle Cavalier était une interrogatrice acharnée. Ne connaissant aucune compassion. C’était son boulot.
Une gosse avait été assassinée. Par sa propre mère. Il y avait donc une motivation lourde. Et la gamine avait sûrement subi auparavant un autre type de massacre.
Elle savait qu’elle parviendrait à la vérité.
La mort du mari et celle de la petite Claudine ayant été pratiquement simultanées, il était techniquement impossible de déterminer qui avait été poignardé avant l’autre par la mère et épouse.
Un fait été avéré. Le père se trouvait dans la chambre de la fille. Il était habillé et sans signe de désordre vestimentaire.
On pouvait imaginer que la mère avait poignardé le mari en premier et que la petite s’était interposée. En tant que femme et mère, il était difficile pour le capitaine Cavalier de concevoir que la mère eût délibérément poignardé sa fille en premier.
Mais, si la mère n’avait voulu poignarder que son mari, pourquoi avoir choisi la chambre de la petite ? Donc, elle avait voulu poignarder les deux et faire porter le chapeau au mari.
C’était du pur machiavélisme. Un crime d’une préméditation parfaite. Elle avait affaire à une salope intégrale ou à une femme qui avait énormément souffert.
Combien de meurtriers en arrivent à l’acte par souffrance intolérable !
Cavalier savait qu’elle tenait la bonne intuition.
– Madame, dit-elle doucement en se levant et en se plaçant derrière sa cliente, je crois que vous avez dû beaucoup souffrir…
Elle posa une main sur l’épaule de Chantal Plantin.
Le temps parut comme suspendu. Puis un léger frissonnement se communiqua du corps de Mme Plantin à la main d’Isabelle Cavalier.
La meurtrière éclata en sanglots, marmonnant :
– Oh ! si vous saviez… si vous saviez…
Le capitaine exerça une légère pression sur l’épaule, comme pour signifier à Chantal Plantin qu’elle comprenait.
– Il aimait trop ses filles, n’est-ce pas ? murmura Cavalier sans ôter sa main de l’épaule.
C’était à peine une question. Plutôt l’énoncé d’un point de départ évident.
– Oui…, fit Chantal Plantin en reniflant et s’essuyant les joues d’un revers de la main. Il n’y en avait plus que pour elles… Oh ! pour s’en occuper, il s’en occupait… Un vrai papa poule qui organisait son emploi du temps pour être un maximum avec ses filles, surtout l’aînée… Piscine, musique pour la petite, danse pour la grande, leurs leçons, des balades sans moi…
Le capitaine tendit un sachet de Kleenex entamé à Mme Plantin qui se moucha.
– C’est simple, reprit-elle après l’avoir remerciée d’un léger mouvement de tête, j’avais l’impression de ne plus exister en tant que femme à ses yeux, d’être simplement la mère de ses enfants, la génitrice… Oh ! ça ne s’est pas fait d’un seul coup… plutôt comme un long processus… jusqu’aux sept ans de l’aînée.
Elle tourna légèrement son visage vers Cavalier qui se tenait toujours dernière elle et exerçait de temps à autre une petite pression de la main sur son épaule comme pour l’encourager.
– Vous comprenez, à l’époque, Mélissa, ma cadette, n’avait que trois ans, je m’en occupais beaucoup et je n’ai rien vu venir… C’était normal qu’une petite fille de sept ans aime son papa et recherche des câlins… Mais c’est quand mon mari a commencé à me négliger de plus en plus sexuellement que j’ai commencé à me poser des questions… J’étais tellement conne (elle secoua la tête) que j’ai d’abord pensé qu’il avait une maîtresse ou une aventure… Je ne voyais même pas ce qui était en train de se produire sous mes yeux… sous mon propre toit !


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samedi 10 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 3 (suite et fin)

Chapitre 3 (suite et fin)





Sans lâcher son stylo, le capitaine délaissa son carnet de notes, croisa ses mains en posant ses avant-bras sur la table, et planta un regard froid dans celui de Chantal Plantin qui se déroba en baissant légèrement la tête.
– Madame Plantin, je ne crois pas à votre version des faits, dit-elle le plus calmement du monde. Mais alors, pas du tout.
– Mais…, commença sa cliente.
– Je crois, madame Plantin, la coupa-t-elle sur le même ton monocorde, que vous avez assassiné votre propre fille.
L’accusation type qui fait horreur à toute mère, sans exception. Et que même une mère criminelle ne peut admettre ni avouer face à une autre femme.
Isabelle Cavalier vit Chantal Plantin perdre pied, s’étouffer d’indignation.
– Mais ce serait monstrueux ! C’est du délire… Comment aurais-je pu tuer ma propre enfant ?…
Elle hurlait à présent. Bondissant de sa chaise. Se mettant à marcher de long en large dans l’espace étroit. Frissonnant et serrant ses bras autour de sa poitrine.
Isabelle Cavalier savait que ce n’était pas l’indignation qui la faisait frémir ainsi, mais la haine et la fureur qui la submergeaient et qu’elle avait dû mal à contenir devant cette femme officier de police qui « osait » remettre en cause sa version des faits que le commandant, la veille au soir, avait si facilement enregistrée et acceptée.
Un homme finit toujours par croire ce que dit une femme avec assurance. Une femme, non.
Le capitaine ne s’était pas levée et n’avait pas changé d’attitude.
Cavalier intima l’ordre à Mme Plantin de se rasseoir. D’un ton sans réplique.
Ajoutant aussitôt :
– J’ignore les circonstances dans lesquelles vous l’avez tuée, mais je sais comment. Avec le couteau de chasse que vous avez acheté vous-même, madame Plantin !
Pour le couteau, c’était un coup de bluff. Mais sans indics et sans coups de bluff, il n’y aurait plus de police.
Le capitaine Cavalier vit sa cliente tomber en transes sur le sol. Poussant des cris et des gémissements divers entrecoupés de longs sanglots.
Qui alertèrent les collègues à l’extérieur de la pièce qui ouvrirent brièvement la porte pour dire : « Oh ! la la » et courir aviser la hiérarchie. Qui se matérialisa en la personne du commissaire principal Derosier. Lequel se mit à pousser immédiatement des hauts cris qui couvrirent momentanément ceux de Chantal Plantin.
Devant un capitaine Cavalier qui n’avait toujours pas bougé et conservait un calme olympien qui eut pour effet d’énerver encore plus son supérieur.
– Mais il faut faire quelque chose… Oh ! la la !… Elle a peut-être une crise d’épilepsie !… Appelez le toubib, vous autres, au lieu de bayer aux corneilles ! ordonna-t-il aux deux officiers qui l’avaient suivi dans la pièce. Cavalier, il faut que je vous parle ! Vous allez trop loin… Et le juge, nom de Dieu ! Ça va nous annuler la procédure...
Cavalier ne bougea toujours pas. Le capitaine s’amusait de voir des « hommes » se laisser prendre à la grande scène du V d’une parfaite comédienne.
– Calmez-vous, monsieur, ce n’est rien, dit-elle doucement.
– Comment ça, ce n’est rien ? fit le commissaire en s’agenouillant au côté de Mme Plantin. Ça va aller, madame… Le médecin va vite arriver…
Chantal Plantin redoubla ses gémissements et ses sanglots.
– Ce n’est rien. C’est de la comédie, monsieur, insista le capitaine. Elle vient de reconnaître avoir acheté le couteau de chasse…
Encore du bluff. Qui eut pour effet de calmer immédiatement le commissaire.
– Pas possible ! fit-il en se redressant sous le choc de la nouvelle. Mais alors, Cavalier… vous aviez vu juste… ? Pas possible ! Ah ! la salope !
– Monsieur ! le réprimanda le capitaine.
– Oui, excusez-moi, dit, penaud, le commissaire. Mais attendons quand même le toubib avant de reprendre…
Le médecin ne tarda pas et son examen, qui ne dura que cinq minutes, confirma les dires du capitaine.
– Bien, reprenez, capitaine. Moi, je vais téléphoner au juge pour l’aviser de la tournure que vient de prendre l’enquête… Elle va cracher la… oui, excusez-moi…, dit le commissaire en refermant la porte.



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Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





À seize heures dix, Mme Plantin fut ramenée dans la pièce servant à l’interrogatoire.
Isabelle Cavalier la trouva soudainement vieillie et comme absente, mais elle sembla se ressaisir dès la première question d’Isabelle.
– Pouvez-vous, madame, m’expliquer la provenance du couteau de chasse de votre mari ?
– Je n’en ai aucune idée, répondit-elle en haussant les épaules. Et quelle importance puisque j’ai avoué son meurtre ?
– Tout aura de l’importance pour le juge, madame, dit le capitaine sans se départir d’un ton neutre monocorde. Donc, vous n’aviez jamais vu ce couteau chez vous. On peut donc supposer que votre mari l’avait acheté récemment et l’avait dissimulé en vue d’un « usage » quelconque…
– Certainement ! s’empressa de répondre – trop vite au goût du capitaine – Chantal Plantin.
Isabelle savait qu’il faudrait – à moins d’un coup de chance – au moins quelques jours pour en déterminer la provenance exacte et l’identité de l’acheteur.
Elle préférait, pour l’instant, passer outre et déstabiliser sa cliente en griffonnant quelques instants sur son calepin. Comme absorbée par ces griffonnages de petits « a », « b » et « c ». Passionnément.
Ce qui était le cas.
« a », le mari, « b », sa fille, « c », la femme.
« a » a tué « b » et a été tué par « c ».
« b » a tué « a » et a été tué par « c ».
« c » a tué « a » et « b ».
La femme devait trouver le temps long car elle croisa et décroisa les jambes à plusieurs reprises.
Le capitaine Cavalier attendait patiemment qu’elle en arrive à perdre patience. Un enseignant ne doit pas apprécier d’être « mis au coin ». Personne n’aime voir son statut ni son rôle inversé. Dénié.
Le capitaine, elle, aimait inverser les termes d’un rapport. Ça donnait parfois des choses farfelues, mais, le plus souvent, la vérité se dévoilait derrière l’apparente évidence.
Dans la première ligne, le mari était le meurtrier de sa fille puis avait été tué par sa femme. C’était l’évidence apparente. Si l’on admettait la version de « c ».
Dans la deuxième ligne, la fille tuait son père et était assassinée par sa propre mère.
À la troisième ligne, la mère tuait et sa fille et son mari.
Isabelle Cavalier ressentit à nouveau ce sentiment angoissant d’oppression.
La deuxième et la troisième ligne la fascinaient de façon morbide.
Le mari, sur trois « équations », tuait une fois dans la première ligne. La fille également une fois, dans la troisième ligne. Tandis que la mère, elle, tuait dans les trois lignes en totalisant quatre « meurtres »…
Selon le même principe, le père tuait sa fille une fois et la mère deux.
L’évidence « vraie » était là !
– Vous n’avez plus de question à me poser ? demanda soudainement l’institutrice d’un ton hautain.
– Non, fit Isabelle sans lever les yeux de ses gribouillis.
– Alors ?…
Chantal Plantin s’était départie de son rôle de femme discrète. Sa voix avait pris une tonalité autoritaire. Impérieuse même.
Le ton d’une maîtresse femme qui sait « trancher » les problèmes, se dit le capitaine en levant enfin vers sa cliente un regard vide de toute expression. Tout en restant silencieuse.
Le regard de Mme Plantin lui envoyait des questions muettes. « Qu’est-ce que ça signifie ce petit jeu puisque tout est fini ? » « À quoi jouez-vous ? »…
Mais il cessa vite d’émettre des questions pour s’emplir d’un voile d’inquiétude.
Elle toussota. Décroisa et recroisa ses jambes. Demanda si elle pouvait boire alors que le gobelet en carton et la bouteille d’eau étaient juste posés devant elle. Dit qu’elle commençait à se sentir fatiguée.
Mais elle n’avait toujours pas demandé de nouvelles de sa cadette, Mélissa…



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vendredi 9 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 2 (suite et fin)

Chapitre 2 (suite et fin)





Avant de s’y atteler, le capitaine Isabelle Cavalier appela chez lui le commandant qui avait effectué l’enquête de flagrance la nuit dernière et recueilli les premiers aveux de Mme Plantin.
Les photos de la « scène du crime » et des corps quasiment enchevêtrés dans cette petite chambre d’enfant étaient étalées sur son bureau. Elles s’interposaient entre Isabelle et la réalité. Le commandant, lui, n’avait pas eu droit à cette médiation. Sa voix se ressentait encore de la vision de cette horreur indescriptible à laquelle on ne s’habitue jamais. Surtout lorsque la vie est encore tiède. Avec ces odeurs mêlées d’abattoir à l’ancienne.
Celles du sang. De la chair. Des viscères, surtout.
D’un animal, on supporte. Bien obligé, si on veut en bouffer.
D’un homme, déjà moins. Pas vraiment par compassion ni pitié. Non plus réellement pour cause d’identification – quand on est flic, on vous a appris la « distanciation »… appris seulement, pas communiqué dans les faits. Plutôt parce qu’on appartient à la même espèce du règne animal.
Mais d’un enfant, on ne supporte pas du tout.
Parce qu’un enfant, c’est frais. Ça sent bon. C’est l’image de l’innocence. Que c’est pas fait pour puer la mort.
Tandis que le commandant poursuivait son topo méthodique, le regard d’Isabelle se bloqua sur une des photos.
La petite gisant sur le tapis. La tête de son père reposant sur ses jambes juste sous les genoux, son corps formant un angle de quarante-cinq degrés par rapport à celui de la petite.
Elle était revêtue d’un pyjama à fleurs roses, le pantalon s’arrêtant à mi-mollet. Mais le haut du pantalon était baissé à mi-hauteur sur le frêle bassin. Presque à la naissance du pubis.
Comme s’il s’était baissé lors de la chute…
Ou comme si on ne l’avait pas remonté complètement.
Comme si la petite s’était reculottée vivement au moment d’être frappée – qu’elle était en cours de se reculotter…
Non, le commandant ne lui en voulait pas de reprendre l’enquête. Avec ce sang partout dans la chambre, sur la petite, sur le père, sur la mère qui s’était battue avec son mari, quelque chose avait pu échapper.
D’ailleurs, avait-elle des nouvelles du labo pour savoir de qui provenait le sang qui avait éclaboussé la mère.
Ça, elle pouvait le lui dire. Les analyses étaient arrivées en fin de matinée.
Sur Chantal Plantin et ses vêtements, on avait pu identifier son propre sang, celui de son mari et celui de sa fille.
Normal, puisqu’elle avait été blessée au cours de la lutte avec son mari, que du sang de celui-ci avait giclé sur elle et qu’elle s’était agenouillée auprès de sa fille après avoir appelé Police-Secours. D’ailleurs, on avait identifié des traces de sang de Mme Plantin sur la veste de pyjama de la petite.
S’était-il soucié de l’origine du couteau de chasse ?
Il devait reconnaître que non.
– Tu sais, nous avions ses aveux, alors…
Mais, c’est vrai, il aurait dû s’en soucier.
Que venait faire un couteau de chasse dans cette famille ? Genre dague pour « servir » le gros gibier ? L’arme par excellence. Qui traverse et tranche le cuir le plus dur.
– T’as raison, Cavalier, lui disait le commandant. T’as peut-être un foutu caractère dans le boulot, mais tu sais toujours dénicher le petit détail qui échappe aux autres. Tu te souviens quand tout le service se fourvoyait sur la piste de Philippe-Henri Dumontar lors de l’affaire du « Père Noël tueur » et que tu as su nous montrer que c’était absurde… ? D’accord, on n’a jamais retrouvé le tueur, mais, au moins, on a arrêté de perdre du temps avec cette histoire à la con
*.
Isabelle Cavalier permit à un sourire d’effleurer ses lèvres à cette évocation.
Le suspect s’était mué en substitut de père pour elle et…
La douleur revint. À l’évocation du mot « père ». Qu’elle avait tenu enfoui au plus profond d’elle-même jusqu’à la rencontre avec ce vieux prof original. Qui l’avait réconciliée avec elle-même et permis d’accepter l’amour rencontré avec Pierre Cavalier. Et même l’idée de devenir mère…
– Oh ! papa…, murmura-t-elle après avoir raccroché le téléphone.
Le capitaine Isabelle Cavalier se surprit à pleurer.
Comme lorsqu’elle était petite fille.
À l’âge de la petite victime.
Et bien plus tard aussi.
Jusqu’au jour de sa rencontre avec Philippe-Henri Dumontar. L’été 98. Alors qu’elle avait vingt-huit ans.
* Voir Sous le signe du rosaire.

© Alain Pecunia, 2008.
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jeudi 8 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





– Alors, Cavalier, c’est bientôt bouclé ? lui demanda familièrement le commissaire principal Derosier une heure plus tard. Il est déjà quinze heures… Vous n’allez pas passer toute la journée dessus, hein ? Vous allez me la déférer bientôt…
– Certainement pas, monsieur, je reprends tout.
– Comment ça, vous reprenez tout ! Qu’est-ce qui vous prend ? Nous avons les aveux de la meurtrière… Ah ! je vous vois venir, vous ! D’une histoire simple, vous allez encore me faire tout un pataquès… Le mari poignarde sa fille, la femme le tue au lieu d’être tuée par lui – sauvant par là la vie de sa seconde fille –, c’est clair, non ?
Il n’aimait pas quand un subalterne lui tenait tête. Et, chez le capitaine Cavalier, ça semblait devenir une habitude.
– Non, justement, monsieur, ce n’est pas clair du tout…
– Et le travail de vos collègues et mes propres conclusions, ça compte pour du beurre, peut-être ?
– Je ne me permettrais pas, monsieur, vous me connaissez…
– Justement, je vous connais ! la coupa-t-il rageusement.
– Disons que ça mérite quelques investigations complémentaires et, surtout, que je la réentende…
– Mais elle a signé ses aveux, cette dame !
– Non, monsieur.
– Comment ça, non ? C’est moi qui vous les ai remis avec le dossier…
– Alors ils ont dû s’égarer car je ne les y ai pas trouvés…
– Cavalier, si…
Le capitaine avait déjà tourné les talons pour aller s’accorder une heure de pause et laisser mariner sa cliente.
Pour prendre le temps aussi de dissiper cette sensation têtue de malaise, de mal-être. Cette oppression physique qu’elle ressentait avec cette affaire.
En fait, elle passa quasiment cette heure au téléphone.
Elle appela d’abord le lieutenant qui avait été envoyé deux heures plus tôt compléter l’enquête de voisinage.
Non. Les voisins étaient formels. Le mari n’était ni un violent ni un colérique. Pas effacé, mais calme, posé, maître de soi. Toujours courtois et affable. Jamais de scène de ménage. Parfois les pleurs ou les cris d’une des enfants qui devait faire un caprice. Rien d’anormal. Presque la banalité d’un couple heureux.
Le lieutenant avait raison de dire « presque », pensa le capitaine. Car la banalité d’un couple sans histoire ne conduit pas à un « drame familial ».
C’était trop lisse. Et il est des violences sans cri, sans coup apparent, qui s’exercent dans le silence le plus complet, méthodiques, implacables. Les pires, peut-être. Celles que l’on nomme faussement psychologiques.
Cette famille avait donné l’apparence du bonheur. Mais ce n’était pas un couple heureux.
Il fallait découvrir son histoire.



© Alain Pecunia, 2009.
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mercredi 7 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 1 (suite et fin)

Chapitre 1 (suite et fin)





Le capitaine reprit la déposition.
« Mme Brochon, Chantal, épouse Plantin, née le 7 septembre 1961 à Yvetot (Seine-Maritime)… »
Isabelle Cavalier pensa à la connerie des formulaires – « épouse » alors qu’elle est veuve à sa façon.
– Votre mari, commença-t-elle, aurait fait des menaces à votre fille, mais vous n’avez pas précisé la nature de ces menaces, madame…
– Oh ! c’était tout bête. Il l’avait surprise plusieurs fois avec des petits hauts qui dénudent le nombril et parfois un peu le bas du ventre et du dos, comme c’est la mode depuis quelque temps, vous voyez ?
Le capitaine l’encouragea d’un hochement de tête.
– Mon mari ne le supportait pas. Plusieurs fois, il lui avait ordonné de se vêtir correctement. Il disait même qu’il préférerait voir sa propre fille morte plutôt que d’avoir une fille perdue… Il l’a même giflée. La petite pleurait… Elle pleurait même souvent ces derniers temps…
Le débit de Chantal Plantin était lent et son ton ne montrait pas d’émotion.
– Vous avez donc, poursuivit Isabelle Cavalier, entendu des bruits de discussion dans la chambre de votre fille aînée, hier soir, un peu avant vingt-deux heures. C’est bien ça ?
– Oui. Et je suis allée voir ce qui se passait… C’est juste la chambre à côté de la nôtre, dans le couloir…
– Et vous étiez couchée ?
– Oui, j’étais en train de lire au lit.
– Et votre mari ?
– Il était resté regarder la télé.
– Et votre seconde fille, Mélissa ?
– Oh ! elle, c’est une couche-tôt. Et puis elle aime bien s’isoler dans sa chambre… Je crois qu’elle s’y est rendue juste après avoir dîné, vers huit heures et demie…
Le capitaine Cavalier comprenait peu à peu l’origine de son malaise. Il y avait trop de cohérence dans la déposition de Mme Plantin. C’était trop construit et elle donnait le sentiment de réciter une leçon apprise.
– Donc, reprit Isabelle Cavalier, vous êtes allée voir ce qui se passait, et… ?
Chantal Plantin baissa la tête et le capitaine ne put saisir son regard pendant qu’elle parla.
– Je suis juste arrivée au moment où il frappait notre fille… J’ai d’abord cru qu’il lui avait donné un coup de poing… avant de voir tout ce sang couler… et puis il s’est alors retourné vers moi avec des yeux fous – un vrai dément ! –, hagards, m’empêchant de me précipiter vers ma fille qui agonisait sur le sol… Il tenait son couteau à la main, me menaçant… Alors, je me suis précipitée instinctivement sur lui pour le bousculer et aller porter secours à ma petite… C’est alors qu’on s’est battus et – je ne sais comment – que j’ai réussi à le désarmer, et que je l’ai frappé… Mais je ne me souviens pas vraiment… Voyez, j’ai même été blessée là au bras et je ne me rappelle même pas…
Elle désigna un bandage autour de son avant-bras droit.
– Vous vouliez sûrement protéger votre fille ?
– Oui ! c’est ça. J’ai voulu protéger ma fille…
Le capitaine estima qu’elle avait été un peu rapide dans sa réponse.
– Donc, après, vous vous êtes immédiatement précipitée vers le corps ensanglanté de votre fille ?
– Euh… non.
Première hésitation de Mme Plantin.
– Qu’avez-vous fait ?
– J’ai appelé Police-Secours…
Elle était devenue hésitante, semblant réfléchir à l’enchaînement de ses réponses.
– Êtes-vous allée voir Mélissa dans sa chambre ?
– Euh… non. Pourquoi ?
Elle avait raison. C’était une question piège. Mais elle aurait quand même pu se soucier du sort de sa cadette.
– Vous avez alors appelé Police-Secours, reprit le capitaine d’un ton neutre, mais pourquoi n’avez-vous pas tenté d’abord d’arrêter l’hémorragie de votre fille… avec n’importe quoi, une serviette, le premier linge vous tombant sous la main ?
Isabelle Cavalier sentit sa « cliente » déstabilisée. Elle réfléchit trop avant de lancer :
– J’ai sûrement paniqué…
Non, se dit Isabelle, c’est maintenant que tu commences à paniquer...


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mardi 6 janvier 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (Chroniques croisées IX) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Le capitaine Isabelle Cavalier de la Crim reprend une enquête sur un drame familial qui fait resurgir son propre passé douloureux de petite fille. Puis elle enchaîne sur une « tournante ». « Ça vous fera comme des vacances », lui avait dit son supérieur. Mais elle quitte un cauchemar pour tomber dans un autre. Sans compter cette rencontre avec le sinistre tueur indic de la DST. Le Jean Ferniti de National, toujours ! Devenu l’ami de Philippe-Henri Dumontar et de Euh-Euh.
De quoi frissonner.


Tout homme, même s’il l’ignore, a une dette pendante envers les femmes.
Écrire ce livre est une façon de la payer.

Chapitre 1





Le commissaire principal Derosier, face à la réticence du capitaine Isabelle Cavalier, avait mis fin à l’entretien en lui lâchant :
– Et puis, un drame familial, ça vous changera de vos derniers dossiers*. C’est toujours simple à résoudre. En plus, nous tenons le coupable. Vous avez juste à contrôler sa déposition pour voir si tout colle. D’ailleurs, c’est une femme, alors je préfère que ce soit vous qui vous y mettiez.
C’était une affaire comme une autre, mais celle-ci la mettait mal à l’aise rien qu’à son évocation.
Un père poignarde sa fille de onze ans. La mère est à son tour menacée par le meurtrier mais parvient à retourner l’arme – un couteau de chasse – contre le mari.
La mère reconnaît avoir poignardé son mari.
De la légitime défense.
Il était vingt-deux heures. Hier soir.
Pas d’autre témoin dans l’appartement, si l’on excepte l’autre petite fille du couple, âgée de sept ans, que les policiers ont découverte terrée dans sa chambre.
En état de choc et incapable de parler.
C’est le voisin du dessous qui a appelé la police en entendant des cris inhabituels et des bruits de lutte – un guéridon renversé, un vase qui s’écrase, une chaise qui tombe.
L’enquête de voisinage n’a rien apporté de plus jusqu’à présent.
Un couple apparemment sans histoire.
Le père clerc de notaire dans une étude du 9e. La mère institutrice.
Pas de problème financier et ni l’un ni l’autre ne semblant avoir d’aventure extraconjugale.
Ce n’était donc apparemment pas un drame de la jalousie.
Le père adorait ses enfants et s’en occupait beaucoup. « Même plus qu’un père ordinaire, a déclaré la voisine de palier. Il passait tout son temps libre avec ses filles, surtout l’aînée, la pauvre… »
Le capitaine Isabelle Cavalier se fait du mari l’image d’un homme dynamique.
En contraste avec la femme assise devant elle de l’autre côté de la table d’interrogatoire.
Quarante-deux ans. Un mètre soixante-dix. Les cheveux frisés. Légèrement grassouillette et un je-ne-sais-quoi de légèrement négligé. Mais la garde à vue ne met jamais le prévenu en valeur. Surtout après avoir passé une nuit blanche et avoir été l’un des protagonistes d’un drame effroyable.
Elle a perdu une enfant, tué son mari…
Pourtant, elle ne semble pas abattue. Son attitude générale exprime plutôt une grande lassitude, de la résignation également.
Et elle n’a pas encore demandé de nouvelles de sa cadette. Comme si le sort de sa dernière fille la laissait indifférente.
Ça, le capitaine Cavalier ne le comprend pas. Elle songe à sa propre fille, Philippine.
D’accord, la mère n’a pas pu sauver l’aînée. Elle s’est interposée trop tardivement. Elle ne pensait pas que son mari mettrait ses menaces à exécution. Mais l’autre, elle est en vie…
L’état de choc ? Non, elle ne paraît pas choquée même si son regard exprime parfois un grand vide.
Comme un abyme ouvert sur elle-même, pense le capitaine à cet instant.
Isabelle Cavalier en éprouve un frisson. De malaise. Comme lors de la lecture du dossier tout à l’heure, dans le bureau de Derosier.
* Voir Euh-Euh !


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

Noir Express : Retour sur "Euh-Euh !" (C. C. VIII) par Alain Pecunia

Retour sur Euh-Euh !
En cette nouvelle année, je remercie tous mes lecteurs qui ont la patience de me lire et je vous souhaite, à toutes et à tous, une Bonne Année qui nous réservera, comme d’habitude, sont lot de surprises (agréables et désagréables) et de plaisirs, mais mon seul objectif est de vous distraire.
Néanmoins, cela laisse parfois un goût amer, comme pour Euh-Euh ! qui a été écrit en juillet 2004.
Dans la succession de meurtres perpétrés au couteau dans le périmètre de la ZAC Dupleix (Paris 15e) qui ponctuent ce récit, l’un d’eux est commis à la hauteur de la supérette de la rue George-Bernard-Shaw.
Hors, le 12 décembre dernier, un jeune du quartier, Demba Touré, a été poignardé à quelques pas de cette scène de crime imaginaire.
La réalité a rejoint la fiction, et le modeste créateur que je suis en éprouve un sentiment de responsabilité, même si la vie réelle n’a pas tenu compte de mon scénario, mais, tout en étant cartésien, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’y est pas étranger car il y a un lien étroit entre l’imagination et la prémonition.
J’aurais donc souhaité ne pas avoir écrit Euh-Euh !, mais ce qui est écrit est écrit…
L’épisode suivant, Pleurez, petites filles…, a encore pour cadre principal la ZAC Dupleix.
Il va donc suivre, mais, rassurez-vous, je change de décor dans le suivant. Je vous emmènerai en Corse…
Devrai-je alors regretter d’avoir des lecteurs corses ?