samedi 28 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





Durant le court trajet jusqu’à l’hôtel, Pierre Cavalier repensa au Marseillais mais remit à plus tard de demander à sa cousine si elle avait eu l’occasion de le rencontrer dans son cadre professionnel.
Élisa Matocelli gara sa 206 sur le cours Napoléon, une cinquantaine de mètres avant la rue menant à son hôtel.
Il était treize heures cinquante et Cavalier espérait ne pas tomber malencontreusement sur le « visiteur médical ».
En pénétrant dans le hall de l’hôtel, il se dirigea directement vers la réception et régla sa note en liquide. Puis, sans jeter de regards vers le bar ni vers la salle du restaurant, il monta au premier étage.
Il avait juste un sac de voyage et son ordinateur portable à récupérer.
Il fut surpris de découvrir qu’il était parti le matin sans fermer sa porte à clé. Mais peut-être la femme de ménage avait-elle oublié de le faire.
D’ailleurs le lit était fait et la chambre rangée.
Ce n’est qu’en se dirigeant vers la salle de bains qu’il aperçut deux pieds nus et un bas de pantalon de pyjama rayé dépassant des WC dont la porte était grande ouverte.
Jean Peligrini était affalé dans une attitude curieuse car la rondeur de son ventre l’avait calé dans le faible espace séparant la cuvette du mur.
La tête était rejetée en arrière, la panse faisait une proéminence monstrueuse, le sexe ratatiné et le reste pendouillaient tristement, les deux jambes légèrement écartées et allongées avec le pantalon descendu au-dessous du genou.
À l’odeur, il était évident qu’il avait été surpris en pleine poussée ou que la frayeur lui était subitement venue à son aide.
Pierre Cavalier retint sa respiration et joua les équilibristes pour se pencher vers le visage du mort.
C’était pas beau.
Le « visiteur médical » ne s’était pas laissé tirer en restant immobile. Assis sur le siège.
Du coup, il avait reçu trois balles.
Une sous l’œil gauche, l’autre dans la bouche qu’il avait dû garder grande ouverte ou que l’on avait forcée avec le canon du silencieux, et la troisième au milieu du front.
Celle-ci avait dû être la dernière tirée. Pour le principe. Le coup de grâce « humanitaire ». Car il ne devait déjà plus être là après celle dans l’œil si elle avait été la première. Et largement agonisant si la première avait été celle dans la bouche.
Bref, ce visage revisité par un Picasso porte-flingue était franchement dégueu et Pierre Cavalier sentit la cochonnaille corse se trémousser dans son estomac en plein milieu de la polenta de la grand-tante.
Pierre se retint au chambranle de la porte et détourna son regard. C’est alors qu’il réalisa qu’il ne se trouvait pas dans sa chambre. Maudissant les chambres d’hôtel « à l’identique ».
Il prit son mouchoir et essuya le chambranle puis la poignée de la porte de la chambre.
Il était sûr de n’avoir touché à rien d’autre.
Il se précipita vers sa chambre qui était en fait la suivante et s’énerva à l’ouvrir. Sa main tremblait comme une folle.
Dans sa chambre, le lit n’avait pas été fait et son sac était bien dans le désordre dans lequel il l’avait laissé.
Il se passa un peu d’eau sur le visage et alla pisser – toujours pisser après un choc ou une forte émotion, c’est important.
Puis il enfourna ses affaires de toilettes au milieu du fouillis de son sac et rangea son ordinateur dans sa mallette.
Sa main droite tremblait toujours.
Il attendit d’être rasséréné avant de sortir de la chambre et essaya de descendre l’escalier le plus calmement possible.
Il était deux heures vingt-cinq quand il rejoignit la voiture d’Élisa qui l’attendait avec impatience et de mauvaise humeur.
– Qu’est-ce que tu foutais ? dit-elle en démarrant nerveusement. J’étais folle d’angoisse et je vais être en retard pour mes consultations.
Puis elle se tut quand elle aperçut qu’il n’était pas dans son assiette.
En passant devant la ruelle, Pierre Cavalier aperçut une voiture de police qui se garait en plein milieu de la chaussée devant l’entrée de l’hôtel.
Il se sentait tétanisé et incapable de parler pour le moment.
Le commandant Cavalier était en train de réaliser que l’« exécuteur » s’était peut-être, lui aussi, tromper de chambre.
Il ne put s’empêcher de frissonner et regretta de n’être pas armé.
– Tu as froid ? demanda Élisa en se tournant vers lui, inquiète, alors qu’elle amorçait la marche arrière pour se garer près de son immeuble.
Il hocha la tête en signe de dénégation tout en continuant de frissonner.
Il n’avait qu’une envie. Prendre une aspirine et aller s’allonger pour se ressaisir et réfléchir.



© Alain Pecunia, 2009.
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vendredi 27 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 6 (suite et fin)

Chapitre 6 (suite et fin)





La grand-tante était massive et faisait un bon mètre soixante-dix. Pas le genre à se faire marcher sur les pieds ni à mâcher ses mots, comme Pierre allait pouvoir s’en rendre compte.
– C’est votre petit-neveu de Paris, Pierre, avait répondu la jeune femme.
– Pierre qui ?
La jeune femme s’était tourné vers Pierre avec un regard interrogateur et amusé.
– Je suis le fils de votre nièce Nicole, répondit Pierre en souriant.
– Cette salope ! lâcha la grand-tante tel un juron et en faisant face au nouveau venu.
Elle en fit l’examen des pieds à la tête en faisant passer son mégot d’un côté l’autre de ses lèvres, la tête légèrement rejetée en arrière et en continuant de plisser les yeux à cause de la fumée.
– Excuse-moi, mais je dis toujours ce que je pense et comme je le pense.
La jeune femme fit un sourire d’excuse à Pierre mais celui-ci se sentait conquis par cette maîtresse femme au franc parler.
– Je partage entièrement votre opinion, ma tante, dit-il en souriant largement.
– Ah ! tu me plais, mon neveu ! répondit la vieille dame en s’essuyant les mains à son tablier noir à fleurs mauves. T’as rien de ta mère et pas grand-chose des Cavalier. Allez, viens que je t’embrasse…
Les bras de la tante enserrèrent Cavalier avec une force qu’il n’aurait pu soupçonner. Puis elle l’invita à embrasser sa cousine.
Au cours du déjeuner qui s’ensuivit, il apprit que sa tante avait été directrice d’école et que son mari, chef de bataillon à la coloniale, était décédé trente ans plus tôt. Qu’elle n’ignorait rien des turpitudes des Cavalier ni de sa mère. Qu’elle était Corse française et qu’elle exécrait les nationalistes qui n’existaient qu’à cause ou grâce aux « couilles molles de Paris », au choix.
Bref, qu’il n’était pas venu en Corse pour les beaux yeux de sa grand-tante dont il ignorait l’existence même quelques jours plus tôt. Encore moins de sa cousine dont il n’avait jamais entendu parler.
Donc qu’il était en mission en Corse.
– T’es là officiellement ou en clandestin ? lui demanda-t-elle tout à trac en le laissant interloqué, la bouchée de polenta aux châtaignes en travers de la gorge.
Il s’en étouffa. Toussa. Cracha dans sa serviette. Les larmes aux yeux.
– Ben dis donc, se moquait la tante en s’adressant à sa nièce, elle est belle notre police… Si c’est ça qui va nous débarrasser des extrémistes !… Allez, petit, remets-toi ! J’ai fait la Résistance ici contre les fascistes, alors, tu sais, la clandestinité, je connais…
Rouge de confusion, Pierre Cavalier bafouilla des excuses. En s’essuyant le visage avec sa serviette de table.
Il avait surtout honte du fou rire qui s’était emparé de la cousine Élisa. Si jolie et si mystérieuse avec sa frange de cheveux qui retombait sur ses yeux et qu’elle rejetait gracieusement en arrière.
– Hé ! disait la grand-tante, il connaît pas encore les femmes corses, mais je crois qu’il va vite les découvrir. T’inquiète pas, mon neveu, on ne va pas te laisser seul, on va t’aider !
La cousine opinait tout en essayant de contenir son rire.
Le commandant Cavalier se sentait être redevenu tout à coup un petit garçon.
Il opina sagement.
La cousine Élisa, dont il avait appris entre-temps qu’elle était médecin généraliste en ville et vivait avec la vieille dame, commença de desservir après le fromage et prépara le café.
La tante entraîna le neveu dans un salon haut de plafond et aux tentures cramoisies.
Elle se carra dans un vieux fauteuil recouvert d’un velours vieil or et commença de se rouler avec dextérité une cigarette de tabac gris.
Elle se tut jusqu’à ce que sa nièce ait apporté et servi le café. Celle-ci proposa à Pierre un cigarillo et en prit un elle-même.
– Pour commencer, attaqua la grand-tante en relâchant la fumée après une longue inspiration, tu vas venir loger ici. C’est préférable après la mort de Ferlatti. Élisa va t’accompagner pour récupérer tes bagages. Après, nous aviserons.



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jeudi 26 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





Le lendemain matin, Pierre Cavalier se défila de l’hôtel de bonne heure pour échapper à son « visiteur médical » et prit son petit déjeuner dans l’arrière-salle d’un café du cours Napoléon le plus éloigné possible de son hôtel.
Il y attendait qu’il soit neuf heures tout en écoutant la radio du bar d’une oreille discrète. Il avait l’intention de se rendre à l’agence de location de voitures pour y rencontrer le « cousin » du sous-directeur et lui demander s’il connaissait un certain Jean Peligrini. Puisque ce dernier prétendait venir souvent dans la région, il était peut-être identifié d’une façon ou d’une autre. Dans le cas contraire, il était réellement ce qu’il prétendait être.
À huit heures trente, au flash info, une voix neutre annonça la mort d’un éminent responsable du mouvement nationaliste corse. Deux « inconnus » en moto l’avaient abattu de cinq balles alors qu’il sortait de chez lui et se dirigeait vers son véhicule garé dans la rue.
La même voix neutre fit la nécro de Jérôme Ferlatti.
Pierre Cavalier faillit en lâcher sa tasse.
Le défunt était son contact. L’indic.
Il se sentit soudainement vulnérable.
Sa première pensée fut de se remémorer les horaires des vols d’Air France vers le continent. Puis il songea subitement à sa grand-tante. Ce qui le surprit car, lorsqu’il avait un problème, penser à s’adresser à un membre de sa famille eût été sa dernière idée et ne lui serait même jamais venu à l’esprit en temps ordinaire.
Ses grands-parents maternels étaient décédés et sa mère, Nicole Puytrac, avait participé au meurtre de Pierre Tombre. Son « oncle ». Tout au moins le frère aîné de Jacques Tombre, l’homme qui l’avait élevé et avait laissé s’accomplir le meurtre.
Du côté paternel « biologique », c’était pire. Xavier Cavalier pour grand-père, éminence grise des services spéciaux pendant près d’un demi-siècle, quatre-vingt-seize ans, plus toute sa tête et pas mal de tuyaux que personne n’osait débrancher tant il avait été redoutable, et feu François Cavalier comme géniteur, digne fils et digne collaborateur puis successeur du père dans les basses œuvres de l’État. Jusqu’à son « suicide » en juillet dernier.
Bref, une famille à gerber, se disait-il pour l’énième fois lorsqu’il sonna à la porte de l’appartement de la grand-tante au premier étage d’un immeuble d’une rue proche de la place des Palmiers.
Il avait longtemps hésité et tourné en rond dans le quartier de la Citadelle avant de s’y rendre. Mais il savait qu’il ne pouvait rester à traîner ainsi dans les rues de la ville alors qu’il pouvait être identifié à tout moment par les services chargés de l’enquête comme étant une des dernières personnes ayant rencontré Jérôme Ferlatti vivant. Ou qu’il pouvait être recherché par ses assassins.
Il était onze heures trente quand il avait pénétré dans l’immeuble en se disant qu’en cas de malchance il aurait au moins un alibi. Même si personne n’y croirait.
Il fut surpris que la porte de l’appartement s’ouvrît aussi rapidement après son coup de sonnette et qu’une jeune femme d’une trentaine d’années vienne lui ouvrir.
Il crut s’être trompé d’appartement. Mais il était bien chez Mme Jeanne Collieri. Sa grand-tante. Dont la jeune femme était la petite-nièce. Élisa Matocelli. Donc une cousine dont il renonça à chercher le degré de parenté exact. – Ce n’était pas son fort.
Élisa conduisit Pierre Cavalier jusqu’à la cuisine où la grand-tante, mégot de cigarette roulée aux lèvres, épluchait des légumes au-dessus de l’évier.
– C’est qui ? demanda-t-elle d’une voix forte en tournant à peine la tête pour dévisager le nouveau-venu et en plissant les yeux à cause de la fumée dégagée par le mégot.


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mercredi 25 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





Pierre Cavalier fut de retour à son hôtel vers dix-sept heures trente et attendit l’heure de dîner au bar en feuilletant assidûment quelques dépliants sur la ville et le guide du musée Fesch. C’était du moins l’impression qu’il donnait.
Il avait endossé le rôle du parfait touriste culturel célibataire. Ce n’était pas l’idéal en ce début décembre, mais, comme il estimait que son séjour serait plus court que prévu, c’était malgré tout plus crédible que de jouer au visiteur médical en courant le risque de tomber sur un toubib nationaliste.
De toute façon, il avait l’impression que tout continental était ici un suspect en puissance. Il se demandait d’ailleurs dans quelle mesure il pouvait se fier au « cousin » de Tomasini. Son entretien avec lui le laissait perplexe. Surtout que l’initiative appartenait à l’indicateur.
Sa réflexion en points d’interrogation et de suspension fut interrompue par l’arrivée d’un individu à la cinquantaine plus que bedonnante et au costume fripé qui, après voir commandé un bourbon « bien serré » au barman, vient s’inviter d’office à la table de Pierre Cavalier.
– Vous n’êtes pas d’ici, vous. Ça se voit ! dit l’intrus d’un ton désinvolte après s’être affalé sur son siège.
Il s’exprimait avec une pointe d’accent méridional.
Cavalier lui jeta un regard d’étonnement.
– D’ailleurs, moi non plus. Je suis de Marseille, enchaîna l’homme sans se démonter. Jean Peligrini, votre serviteur, dit-il en tendant la main vers Cavalier qui la serra sans se présenter, mais l’autre n’en avait cure apparemment. Je viens plusieurs fois par an en Corse. Pour mon boulot. Je représente un labo pharmaceutique…
Cavalier tiqua immédiatement et se mit sur ses gardes. Mais il ne put résister à la tentation de lui demander le nom du labo.
– Les laboratoires Crindos. Vous connaissez sûrement ?
Pour connaître, Cavalier connaissait. C’était ce fameux laboratoire habitué à fournir des « couvertures » aux divers « services » de l’État. Que ce soit les uns ou les autres. Aussi bien les « officiels » comme les RG, la DST, la DGSE ou les Stups, que les « officieux » qui avaient des noms de boîtes d’études, de statistiques ou de conseils divers et dont la caractéristique essentielle était la discrétion et de rester inconnues tant que leur nom n’était pas mentionné dans une sombre affaire défrayant la chronique.
Qui plus est, l’actionnaire majoritaire – soixante-dix pour cent – en était la famille Cavalier.
Les trente pour cent restants appartenaient toujours à la famille Crindos. Bien heureuse de ne pas avoir tout perdu à la Libération après avoir eu la « faiblesse » – ils n’en connaissaient pas l’usage ! – de fabriquer du Cyclon B pour les chambres à gaz.
Leur sauveur avait été à l’époque Xavier Cavalier, tout auréolé de sa gloire de résistant de la première heure, qui prit la direction des laboratoires en 1946 en empochant trente pour cent des actions au passage et s’en appropria quarante autres pour cent au fil du temps. Avec ses méthodes si particulières et à l’efficacité redoutable.
– De nom, répondit évasivement Pierre Cavalier, son sixième sens mis en éveil.
Le Marseillais lui proposa de renouveler sa consommation lorsque le barman vint lui apporter son bourbon.
– Même chose, dit Cavalier bien décidé à percer au jour la véritable personnalité du « visiteur médical ».
Mais il avait le temps, le Peligrini ne le lâcherait sûrement pas de toute la soirée.
– Et vous, qu’est-ce que vous faites ? lui demanda le Marseillais avec un ton débonnaire. Ne me dites pas que vous êtes là pour tourisme. Vous me semblez trop tendu pour ça…
Pierre Cavalier encaissa.
– Vous êtes perspicace, lui répondit-il en souriant légèrement. Sûrement la déformation professionnelle.
– Hé ! dans mon métier, il faut être psychologue.
– Je suis là pour une affaire familiale, improvisa Cavalier en pensant à la grand-tante dont sa mère lui avait révélé l’existence lors de ce récent dîner qui avait viré au cauchemar.
– Alors, c’est que vous êtes un peu corse si vous avez de la famille ici.
– Oh ! juste une tante de ma mère qui avait épousé un Corse. Elle veut que je la conseille pour une maison de retraite. Elle a quatre-vingt-cinq ans et plus toute sa tête. En tout cas, elle ne peut plus vivre toute seule.
– Hé ! c’est bien triste de vieillir, compatit le Marseillais. Vous avez déjà trouvé une maison de retraite, si ce n’est pas indiscret ?
Ce l’était. Mais Pierre Cavalier répondit poliment que non.
– Alors je dois pouvoir vous aider avec mes relations ici dans le milieu médical, poursuivit Peligrini.
– Je vous en remercie, mais ce n’est pas la peine.
– Mais si, ça me fait plaisir, insista-t-il. À propos, elle habite où votre tante ?
– Ajaccio.
– Et vous êtes déjà allée la voir ?
Cavalier préféra ne pas mentir. Mais il prit une mauvaise direction sans s’en rendre immédiatement compte.
– Vous savez, dit-il, avec les vieux, c’est jamais facile ce genre de chose. Alors je préfère me renseigner avant.
– Ça tombe bien, j’ai du temps devant moi et nous allons chercher ensemble.
Le Marseillais était catégorique. Il était inutile de protester.
Pierre Cavalier prit l’air con. Celui qui lui sembla le plus approprié en la circonstance.



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mardi 24 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 4 (suite et fin)

Chapitre 4 (suite et fin)





Cavalier se demanda un instant dans quel camp se situait réellement son interlocuteur. L’indicateur dut deviner son interrogation muette.
– Vous savez, moi je renseigne mon cousin Tomasini et je suis à la fois nationaliste, mais ça ne m’empêche pas d’être corse avant tout, dit-il à voix basse.
Ce qui ne rassura pas pour autant Cavalier. Surtout qu’il n’avait pas encore de piste.
– Qu’est-ce qu’il cherchait, mon prédécesseur ? finit-il par demander alors qu’ils atteignaient l’ascenseur.
– Ah ! ça…, fit le Corse en hochant la tête d’un air entendu et qui se tut jusqu’à ce qu’ils soient ressortis dans la grande cour d’honneur que dominait la statue de l’oncle de Napoléon.
Le commandant Cavalier ne supportait pas les indics qui jouaient les importants. Et encore moins celui-ci qui semblait le traiter en subalterne et sur lequel il n’avait aucun moyen de pression lui permettant de le bousculer un peu.
Il dépendait de lui pour cette mission. Il était même à sa merci si l’on considérait bien les choses.
La mine du Corse s’était faite de plus en plus sombre. Genre ténébreux contrarié qui rumine sa contrariété comme une polenta aux châtaignes.
– C’est pire que le coup du préfet Érignac, finit-il par lâcher rageusement alors qu’ils étaient à la hauteur de la statue du cardinal Fesch. Un coup machiavélique !
Cavalier se tourna vers lui en haussant les sourcils. Tous les coups tordus étaient machiavéliques, ou tentaient de l’être.
Les services dont c’était le boulot avaient tous une conception très particulière du machiavélisme, pensa Pierre. Plus leurs coups étaient tortueux, plus ils se sentaient proches de Machiavel. Alors que le véritable machiavélisme, c’était la simplicité et la limpidité même. Du pur cartésianisme appliqué à un domaine particulier.
– Ils veulent se faire le Chichi, avait enchaîné le Corse.
Le commandant Cavalier trouvait que c’était une drôle d’idée. Surtout, que ça sautait les échelons protocolaires de la République un peu brutalement. Qu’ils auraient d’abord pu se faire la main sur un échelon intermédiaire comme un ministre. Dont le ministère était le moins concerné possible par la Corse, même, afin que son titulaire bénéficie de la protection la plus faible.
Cavalier se ressaisit. Il trouva son raisonnement « osé » pour un fonctionnaire de police. Même si c’était son boulot d’imaginer les hypothèses les plus folles.
L’ambiance locale devait déteindre sur lui, pensa-t-il subrepticement.
En fait, comme bien souvent, il s’était mis à tourner autour du pot. Pour apprivoiser l’idée qu’il était sur la piste d’un « gros » coup, qui, contrairement à ce que croient les non-initiés, n’est pas fait pour faire bander un flic. La roche Tarpéienne est toujours proche du Capitole…
En langage clair, une mort accidentelle n’est jamais loin d’un aussi gros coup.
– Vous y croyez réellement ? demanda Cavalier en voulant croire pour sa part à une fausse piste qui lui permettrait de prendre le premier vol d’Air France en partance pour la civilisation.
Mais il ne se faisait pas d’illusion. Sinon, on ne l’aurait pas expédié ici.
– Le véritable sentiment national corse est victime de tous ces coups tordus concoctés entre Paris et certains nationalistes. C’est un immense mano a mano, comme disent les Espagnols. Entre complices de vieille date. Là, il s’agit de buter Chichi en faisant croire que c’est un exploit des nationalistes corses. Ce qui arrange à la fois les concepteurs de l’embrouille et certains nationalistes.
Le commandant Cavalier avait du mal à suivre.
– C’est des Corses ou pas des Corses qui vont le tuer ?
– Des Corses, oui, mais pas vraiment des Corses…
– C’est-à-dire ? demanda Cavalier.
– C’est les fachos qui vont faire le coup, mais des pros. La main-d’œuvre traditionnelle, quoi ! Je ne vais quand même pas vous faire un dessin…, s’énerva le « cousin ».
Cavalier se sentit vexé de cette rebuffade.
Il se doutait bien à qui on avait affaire, mais il lui fallait des précisions. Précises si possible ! se dit-il en crispant les mâchoires.
– Vous avez des noms ? demanda-t-il alors qu’ils atteignaient la rue Fesch.
– Mieux que ça ! On va vous les livrer…
Le Corse regarda Cavalier pour constater l’effet produit par sa révélation.
Le commandant lui rendit une mimique admirative.
– Fichtre ! dit-il. Mais moi je suis tout seul…
– Ne vous inquiétez pas, le coupa le Corse. Mes amis et moi, on s’occupe de tout.
Pierre Cavalier comprit que de « bons » nationalistes corses allaient livrer de « mauvais » nationalistes corses. Ce qui le mena à nouveau à s’interroger, en vain, sur la position réelle du « cousin » sur cet échiquier bancal.
Et en échange de quoi ? se demanda-t-il.
– On se quitte là, lui dit le Corse sans lui tendre la main et sans avoir répondu à sa question. Demain même heure, mais devant le musée A Bandera. Vous voyez où c’est ?
– Non, mais je trouverai.
– Je vous informerai à ce moment-là des modalités pour la livraison. D’ici là, ajouta-t-il en lui tendant une carte de visite professionnelle, s’il y a un problème, passez à mon agence de location de voitures
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© Alain Pecunia, 2009.
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lundi 23 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Le commandant Cavalier débarqua à l’aéroport d’Ajaccio à onze heures et quart le mardi 2 décembre.
Il avait pris à Orly le vol AF4500 de la compagnie Air France. Celui de neuf heures trente-cinq.
C’était la première fois qu’il venait en Corse et il était surpris par la différence de température avec la capitale du continent. Il faisait déjà 18° C.
Il monta dans un taxi qui parcourut trop rapidement à son goût les six kilomètres séparant l’aéroport de la ville, ne lui laissant guère le temps d’admirer la baie. Il eût aimé que ce trajet durât plus longtemps. Pierre Cavalier n’avait aucune hâte d’arriver.
Le taxi s’engagea dans le cours Napoléon, l’artère principale, et tourna à droite, après avoir dépassé l’église Saint-Roch pour le déposer devant son hôtel.
Il avait largement le temps de déjeuner avant de se rendre à son rendez-vous avec le « cousin » du sous-directeur Tomasini, mais se contenta d’un assortiment de charcuteries corses. Puis il remonta dans sa chambre pour consulter brièvement sur son portable quelques adresses.
En sélectionnant le site de la préfecture, il découvrit avec surprise qu’une visite virtuelle en était proposée. Comprenant même le bureau du préfet. Il se dit que l’État était bien masochiste ou que le palais Lantivy – c’était son nom – était mieux gardé que l’Élysée. Ce qui n’était guère rassurant. Ou alors que les plastiqueurs éprouvaient un profond respect pour le style néo-classique de cette bâtisse d’un étage qui évoquait pourtant, avec ses palmiers, l’édifice colonial type. À moins qu’ils ne fussent respectueux du mobilier national.
Son hôtel étant à deux pas du musée Fesch, Pierre Cavalier se retrouva à quinze heures précises en train de contempler L’Homme au gant du Titien dans la salle Raphaël du premier étage.
Il n’aimait guère les prises de contact dans ces lieux publics, surtout hors saison et qu’il est impossible de passer inaperçu. Mais Tomasini en avait décidé ainsi.
Deux minutes plus tard, un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, genre sportif empâté, l’air jovial, s’approcha de lui et fit semblant de partager son intérêt pour le tableau.
– Le gant est sombre, dit l’inconnu tout en ne quittant pas le tableau des yeux.
– Mais le visage est lumineux, répondit Cavalier en se tournant vers le « cousin ».
Le contact était établi. Pour le meilleur et pour le pire, songea Pierre Cavalier.
Ils déambulèrent au premier étage de salle en salle tout en échangeant des phrases brèves. Faisant semblant d’admirer toutes ces splendeurs : Véronèse, Botticelli, le Triptyque de Rimini…
Le commandant Cavalier découvrit avec satisfaction que le « cousin » du sous-directeur était un indicateur de premier ordre. Parfaitement introduit dans la mouvance du nationalisme corse puisqu’il en était un des responsables. Mais il ne parvint pas à savoir à quel groupe ou groupuscule il appartenait. En tout cas, il avait un réel lien de parenté – qui eût semblé lointain pour un continental – avec le sous-directeur Tomasini.
– J’espère que vous aurez plus de chance que votre prédécesseur, lui dit le « cousin » sur le ton de la conversation la plus banale alors qu’ils changeaient de salle.
Pierre se tourna vers lui en arquant les sourcils. Que lui avait-on caché dès le départ ?
– Il a fait une mauvaise chute sur un sentier muletier fin septembre, compléta le Corse sur le même ton et en haussant les épaules.
Il remarqua l’air soudain contrarié de Cavalier.
– Ici, quand on est clandestin, vaut mieux être prudent, s’empressa-t-il de poursuivre.
Le commandant comprit sans besoin de traduction que le terme de « clandestin » ne désignait pas ici un militant nationaliste immergé dans la clandestinité, mais un flic métropolitain agissant en solo et incognito dans l’île de Beauté.
Il se trouvait brusquement plongé dans un monde aux valeurs inversées et avait parfaitement compris à quel sort pouvait s’attendre un « clandestin » comme lui.
– Mais rassurez-vous. Avec moi comme mentor, vous ne risquez rien. Votre collègue, ils l’avaient lâché tout seul dans la nature sans aucun contact. Quelle connerie…
Pierre Cavalier ne put s’empêcher de réprimer un léger frissonnement. Il se sentait en territoire « hostile ».
– J’espère, reprit l’indicateur en se tournant vers lui, que vous n’avez pas pris une couverture à la con, genre représentant de commerce ou délégué pharmaceutique. Parce qu’ici, vous savez, ça fait vraiment bidon…
Le commandant eut un sourire gêné. Il était présentement « délégué » d’un labo pharmaceutique qui était habitué à fournir les couvertures.
Le « cousin » haussa les épaules d’un air résigné.
– Qu’est-ce qu’ils peuvent être cons à Paris ! lâcha-t-il pour lui-même. Ils font vraiment pas le poids avec nous. C’en est presque une misère.


© Alain Pecunia, 2009.
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vendredi 20 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 3 (suite 2 et fin)

Chapitre 3 (suite 2 et fin)





Jean Fernandi haussa les épaules et Philippe-Henri un sourcil dédaigneux.
– Mais quelle gloire avant, madame ! Justement, mardi 2 décembre, l’anniversaire d’Austerlitz…
Philippe-Henri chevauchait de bataille en bataille, loin des problèmes de santé de l’Empereur et donc de ceux de Nicole Puytrac qui, dépitée, ne s’efforçait même plus de feindre un quelconque intérêt poli.
Pierre, lui, songea que, justement, il devait s’envoler le 2 pour Ajaccio. « Coïncidence », se dit-il en haussant les épaules et commençant de déboucher sa « vieilles vignes ».
– L’Aigle corse…, disait Philippe-Henri sur la lancée de son cours magistral.
– Papa, il va voir les châtaignes en Corse, lui, le coupa Philippine vautrée avec le chaton Titi sur le canapé de cuir.
En temps ordinaire, rien n’aurait pu interrompre le cours de la logorrhée de Philippe-Henri. Mais, là, il se tut et, ébahi, scruta Pierre en un long questionnement muet.
Le temps fut comme suspendu et tous les regards se tournèrent vers Pierre Cavalier qui cherchait désespérément une parade en pensant à sa mission top secret.
– Euh-euh… (Ça semblait admiratif, mais, avec Patrice, on ne pouvait jamais être vraiment sûr si Phil n’effectuait pas une traduction simultanée.)
– De toute façon, moi, mon fils (elle ne l’appelait jamais par son prénom), ne me dit jamais rien ! lâcha amèrement Nicole Puytrac.
Philippe-Henri hocha la tête. Ce qu’elle prit pour un assentiment de cet homme curieux et néanmoins courtois. Mais Phil pensait à autre chose.
– Un vague projet, rien de bien précis, finit par dire Pierre en prenant un air détaché.
– Papa il nous abandonne demain maman et moi et Titi. Papa vilain ! intervint de nouveau Philippine.
– Elle dit n’importe quoi. Elle doit être fatiguée. D’ailleurs, à cette heure-ci…, tenta Isabelle pour venir au secours de son mari en difficulté.
– Non, je suis pas fatiguée et je mens pas, s’insurgea la petite en commençant de pleurer. Papa nous abandonne encore…
– Je comprends, dit l’indic de la DST dans un filet de voix en prenant un air entendu, mission secrète… Mais vous savez qu’avec nous…
– Justement, Pierre, le coupa Philippe-Henri, puisque nous sommes entre nous, racontez-nous. Vous allez où exactement ? Peut-être que vous pourriez nous ramener un souvenir si par bonheur c’était Ajaccio…
– Pour une fois, tu pourrais même penser à ta famille et rendre visite à ta grand-tante qui habite là-bas…, intervint Nicole Puytrac. Car vous savez, cher ami, poursuivit-elle en se tournant vers Phil, un de mes aïeuls a fait Waterloo… oui, oui, je sais, seulement Waterloo, pour avant il était trop jeune… mais il s’est comporté héroïquement. Nous en sommes très fiers dans la famille…
Pierre Cavalier ne se connaissait pas de parenté corse et se demandait si sa mère n’était pas encore partie dans une de ces affabulations dont elle avait le secret pour se rendre intéressante.
Le seul en qui il pouvait se fier côté discrétion et bouche cousue était Euh-Euh. Et pour cause. Mais il savait que Phil était capable de se vanter auprès de ses amis du Souvenir napoléonien que son « gendre », commandant à la Direction centrale de Renseignements généraux, se rendait en mission délicate en Corse. Et le pire était ce Jean Fernandi, indicateur de la DST. Même pire que sa mère…
Il se sentait mal parti dans cette mission déjà pourrie dans sa conception et qui devait être entourée du secret le plus absolu.
– Je ne pars que dans une semaine, dit-il en espérant que ce délai lui permettrait de mener à bien sa mission en cas d’indiscrétion de l’un ou de l’autre.
Il goûta sa « vieilles vignes » et fit une grimace de déception.
– Infect ! lâcha-t-il à un Jean Fernandi déçu. Bouchonné. Je la rapporterai au caviste.
Il se leva et se rendit dans la cuisine pour ranger précautionneusement la bouteille.
C’était un pur nectar. Mais Pierre Cavalier n’avait nulle envie de partager ce plaisir avec l’indic.
Elle ferait son dimanche. Et ce serait peut-être même sa dernière bonne bouteille, pensa-t-il en éprouvant une pointe de nostalgie.



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Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 3 (suite 1)

Chapitre 3 (suite 1)





Les deux invités inattendus semblaient satisfaits de l’effet de surprise qu’ils produisaient.
Le sourire de Euh-Euh éclairait sa face éternellement joviale, tandis que le rictus de Fernandi élargissait la cicatrice que dessinaient ses lèvres dans son visage blafard.
Depuis que Patrice Dutour, charmant jeune homme de vingt-trois, était devenu leur protégé
*, Isabelle Cavalier se réjouissait toujours de sa présence. Il faisait partie du cercle familial. Mais elle refusait le statut d’intime à Fernandi, l’indicateur de la DST aux cinq meurtres – l’indic, pas la DST –, qui la mettait mal à l’aise avec sa peau malsaine, comme décolorée, et sa voix si basse qu’elle en était presque inaudible.
En précédant Euh-Euh et Fernandi dans le salon, elle jeta un regard interrogateur à Philippe-Henri.
– Ma chérie, tu ne m’as pas laissé le temps de t’expliquer tout à l’heure, commença le professeur sur un ton de maître de céans. J’étais justement en train d’expliquer à Pierre et à Mme de Puytrac que j’ai cru bon d’inviter nos deux amis afin qu’ils aient l’honneur de lui être présentés.
Nicole Puytrac s’était rengorgée de son brusque anoblissement particulaire. Elle en rosit même et dissimula maladroitement sa confusion sous un battement de cils bovaryen, mais porta instinctivement la main à son collier de fausses perles à trois rangs lorsqu’elle aperçut Jean Fernandi, et elle couina lorsque Euh-Euh se précipita sur elle pour lui déposer avec effusion – Patrice était toujours excessif, aux yeux des non-initiés, dans ses démonstrations affectives – un baiser « mouillé » sur chaque joue. Tentant vainement de l’écarter par des mouvements de bras désordonnés, donnant l’impression de chasser une mouche inopportune.
Un certain malaise s’instaura après ces présentations et que le passage à table ne dissipa pas immédiatement.
Seuls Pierre et Fernandi, qui s’étaient permis deux scotches bien tassés, alors que les deux femmes et Euh-Euh étaient au jus d’orange et Phil à la menthe à l’eau, semblaient rayonner de satisfaction béate mais muette.
Nicole Puytrac était coincée à un bout de table entre Philippe-Henri sur sa gauche et Jean Fernandi à sa droite, et se tenait penchée vers le premier pour s’écarter le plus possible du second.
Isabelle était à la gauche de Philippe-Henri, Euh-Euh en face d’elle et Pierre en bout.
Philippine, elle, jouait avec son chaton sur le canapé.
Philippe-Henri avait d’emblée attaqué avec Corneille – Racine allait suivre d’ici peu –, tandis qu’Isabelle s’escrimait avec le découpage du rôti de marcassin trop cuit et s’énervait à repousser l’assiette que Euh-Euh tendait avec insistance pour être servi en premier.
Nicole Puytrac, penché vers Philippe-Henri mais ne l’écoutant guère – elle n’était à l’aise qu’avec les sujets de santé, surtout ceux concernant la sienne –, sursautait à chaque « euh-euh… » de Patrice Dutour en jetant des regards craintifs auxquels personne ne prêtait attention.
Pierre Cavalier et Jean Fernandi en étaient à leur deuxième verre de bourgogne. Un excellent saint-romain rouge.
Pour une fois que quelqu’un d’autre que lui buvait du vin autour de cette table, Pierre en accélérait le « service » pour être sûr d’avoir une chance d’ouvrir ensuite la bouteille de « vieilles vignes » Clos-Vougeot. Jean Fernandi faisait un parfait comparse mais la peau de son visage restait toujours aussi blême, seules ses lèvres semblant se colorer légèrement.
Au troisième verre, Jean Fernandi se redressa en brandissant son verre et en criant :
– Vive l’Empereur !
Sursaut de surprise pour les uns, de frayeur pour Nicole Puytrac.
Philippe-Henri, après avoir compris le sens de cette interruption intempestive, se leva majestueusement de sa chaise et se pencha pour saisir son verre d’eau.
– À l’Empereur !
Patrice se leva d’un bon et renversa le reste de son verre de jus d’orange dans la saucière.
– Euh-euh… euh-euh…
– À l’Empereur ! et il s’excuse pour le verre, traduisit Philippe-Henri avant de se rasseoir.
Pour la maîtresse de maison, le repas virait au cauchemar.
Pour sa belle-mère également, qui lui jetait des regards éperdus.
– Ce n’est rien, mammie, rassurez-vous, à part ça, ils sont presque normaux, lâcha Isabelle, fataliste.
En ce qui le concernait, Pierre Cavalier se sentait ramené brutalement à la réalité de sa future mission.
Philippe-Henri avait lâché Corneille pour le Souvenir napoléonien.
Nicole Puytrac crut que, avec un peu de chance, le sujet de la mort de l’Empereur serait abordé. Ce qui lui permettrait de rebondir sur ses problèmes de santé plus ou moins imaginaires.
– Quelle triste mort pour un empereur…, tenta-t-elle.
* Voir Euh-Euh !


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jeudi 19 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





Ce samedi soir, Nicole Puytrac arriva chez son fils et sa bru une heure en avance sur l’horaire convenu. Dix-neuf heures.
Tailleur Chanel, sac Vuitton et talons hauts
Et tout s’annonça mal dès qu’elle pénétra dans le salon-salle à manger et trébucha contre le chaton de quelques semaines qu’Isabelle avait été choisir sur les quais la veille avec sa fille.
Miaulement apeuré du chaton. Pleurs de Philippine.
Cri d’orfraie de la grand-mère.
– Un chat ! Mais tu sais bien, Pierre, que je suis allergique aux chats ! Et en plus, il est noir. Ça porte malheur.
Crispation de mâchoire de Pierre Cavalier qui se retenait de lui refaire passer la porte.
Mimique d’Isabelle qui lui faisait signe de rester calme tout en prenant sa fille dans ses bras pour la calmer. Ce qui la fit redoubler de pleurs car elle cherchait éperdument des yeux son chaton, baptisé Titi, enfui sous le buffet après avoir fait un pipi-caca nerveux sur lequel faillit glisser la belle-mère mal assurée sur ses hauts talons démesurés qu’elle avait mis pour la circonstance.
Tentative d’installation de la grand-mère dans un fauteuil pour la neutraliser temporairement. Mais qui refusa de s’asseoir et demanda :
– Qu’est-ce que ça sent ?
En fronçant le nez d’un air dégoûté.
– Le rôti de marcassin, mammie, répondit aimablement Isabelle.
– Mais j’ai horreur du gibier ! Pierre, tu le sais bien ! C’est indigeste ! À propos, ma petite Isabelle, sauta-t-elle du coq-à-l’âne, je ne vous ai pas apporté de fleurs car elles sont hors de prix que c’en est du vol caractérisé. Bien sûr, j’aurais pu prendre un gâteau, mais j’ai pensé que vous en aviez sûrement acheté un. Et je suis au régime, figurez-vous. D’ailleurs, à ce propos, mon médecin…
Pierre Cavalier s’amusait de voir le calme et la parfaite maîtrise de soi de sa femme se fissurer au rythme des minutes qui s’égrenaient. Lui avait l’avantage de connaître quasiment par cœur les sempiternels numéros de sa mère. Au moins, songea-t-il, Isabelle n’insisterait plus pour qu’elle vienne voir sa petite-fille, qu’elle avait à peine embrassée.
Une heure pleine cela dura.
Ils crurent être sauvés l’un et l’autre par le coup de sonnette de Philippe-Henri. Toujours aussi ponctuel.
Un Philippe-Henri tout fringant et portant beau avec pardessus poil de chameau et un nœud papillon vert-jaune pour l’occasion.
Faisant grande impression sur Mme Puytrac lorsqu’il s’inclina vers elle pour lui baiser la main dans les règles de l’art après avoir déposé un carton à gâteau sur le coin de la table.
– Mammie, je vous présente Phil, le parrain et grand-père de Philippine, dit joyeusement Isabelle.
Nicole Puytrac sursauta dans son fauteuil.
– Mais son grand-père est mort !
Elle faisait allusion à François Cavalier, le ministre récemment « suicidé ».
Regard éperdu de Philippine vers son grand-père.
– Mais, chère madame, je suis bien vivant, je vous l’assure, dit Phil, majestueux, en s’inclinant.
– Mais pourquoi as-tu apporté un gâteau ? demanda Isabelle pour faire diversion et en prenant le carton dans ses mains.
– Ce n’est pas un gâteau mais une pizza royale, ma chérie.
– J’adore les pizzas ! gloussa « mammie » à nouveau captivée par la présence et le charme de Philippe-Henri.
– Mais…, commença Isabelle aussitôt interrompue par un coup de sonnette.
En se dirigeant vers l’entrée, elle entendit vaguement la voix de Phil derrière elle :
– Je n’ai pas eu le temps de lui dire…
Isabelle eut un mouvement de recul après avoir ouvert la porte et en découvrant Euh-Euh – Patrice Dutour –, endimanché dans un costume de velours beige et brandissant sous son nez un bouquet de roses, accompagné de l’indic Jean Fernandi, la soixantaine, ex-Ferniti, nouveau « grand ami » de Philippe-Henri et de Euh-Euh
*, tenant également à la main un bouquet de fleurs, champêtres celles-ci, et vêtu d’un costume gris où il semblait flotter.
* Voir National, toujours ! et Pleurez, petites filles…

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mercredi 18 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





– On m’envoie au pays des châtaignes ! maugréa Pierre Cavalier après que sa femme Isabelle eut refermé doucement la porte de la chambre de leur fille Philippine.
Isabelle le regarda d’un air surpris.
– Tu pars en Ardèche ?
Il haussa les épaules.
– Non, la Corse !
Elle grimaça en prenant un air entendu où il crut lire un zeste de compassion.
La Corse ne représentait pas une destination de prédilection pour les fonctionnaires français. Les non-Corses s’entend. Du moins chez les plus sensés, l’immense majorité. Sinon, il existe toujours des avides de promotion express. Comme toujours et partout.
Par exemple, la Corrèze était beaucoup plus recherchée.
– T’as une couverture, au moins ? demanda Isabelle avec anxiété.
C’était une bonne question, pensa Pierre Cavalier. Un flic ou un gendarme en Corse, qui plus est un RG, un flicard « politique », ça partage la même angoisse existentielle qu’une palombe égarée dans le grand Sud-Ouest à l’époque de la migration qui est aussi celle de la chasse « traditionnelle », une autre spécificité hexagonale. Ça risque de se faire tirer à vue à tout moment, et ça le sait.
La seule différence étant qu’en Corse la chasse à l’emplumé y est ouverte toute l’année.
– La même que d’habitude pour passer incognito, répondit-il en haussant à nouveau les épaules. En gros, je dois me démerder.
– Mon pauvre chéri. Et…
– Non, la coupa-t-il. Personne pour y aller à ma place. Il paraît que je suis l’homme de la situation. Service de la République, mission vitale, vous êtes le meilleur.
– Et tu vas faire quoi ?
– Top secret. Tirer les marrons du feu pour je ne sais qui et je ne sais quoi. De toute façon, je dois partir mardi. Alors profitons de notre week-end.
– As-tu oublié que tu as invité ta mère à dîner demain soir ?
– Oh ! merde… je l’avais oublié ! fit-il.
Les relations entre Pierre Cavalier et sa mère, Nicole Puytrac, étaient des plus épisodiques bien qu’habitant tous deux le même quartier à un jet de station de métro. « À deux pas », disait sa mère.
Le couple Cavalier habitait rue du Commerce et Mme Puytrac rue Desaix. Mais un sourd et double contentieux pesait entre la mère et le fils. Le fantôme d’un cadavre ancien, celui de son oncle Pierre Tombre, assassiné le 23 juillet 1965, et celui, plus récent, de son géniteur, François Cavalier, ministre de la Justice et garde des Sceaux « suicidé » le jeudi 17 juillet de cette année
*. « Par ta faute ! » lui avait lâché sa mère au téléphone encore récemment.
Pierre Cavalier et sa femme avaient rencontré par hasard Nicole Puytrac chez le fleuriste de La Motte-Picquet. Pierre avait alors invité sa mère à dîner sur les instances d’Isabelle qui tenait à ce que sa fille voie sa grand-mère de temps à autre, même si elle ne lui en aurait pas confié la garde une seule journée.
– De toute façon, dit Isabelle pour décrisper son mari, Phil sera là et il saura amadouer ta mère avec son côté vieille France. Et puis, ils ont le même âge, cinquante-sept ans.
Phil – Philippe-Henri Dumontar – professeur agrégé de lettres original, spécialiste reconnu de Racine et de Corneille, enseignant dans une institution religieuse prestigieuse, ex-serial killer – mais c’était son secret
** – reconverti en grand-père présentement paisible, était l’homme que chérissait le plus Isabelle Cavalier, après son mari, bien sûr.
* Voir Un vague arrière-goût.
** Voir Sous le signe du rosaire.


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mardi 17 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 1 (suite et fin)

Chapitre 1 (suite et fin)





– En Bretagne, continuait le sous-directeur, la mayonnaise n’a pas pris. En Corse, si. La « spécificité » corse, en quelque sorte. Et au-delà des espérances des apprentis sorciers des officines parallèles du pouvoir de l’époque. Au point que c’en est devenu un véritable imbroglio, aux fils tellement enchevêtrés qu’aucune chatte au monde ne pourrait y retrouver ses petits. Surtout avec les alternances politiques successives. Et puis, toujours, le sempiternel « je te tiens par la barbichette »… Dès que la moindre bombe explose en Corse, on en connaît l’auteur, mais la « spécificité » corse fait que… Vous comprenez, Cavalier, trop de nationalistes corses savent trop de choses et pourraient faire des révélations désagréables. Alors, c’est devenu un jeu où aucun des protagonistes n’a envie de siffler la fin de partie. Trop d’intérêts en jeu des deux côtés. Et puis, pour les terroristes corses, c’est devenu plus lucratif que les subventions traditionnelles de l’État. Ils sont toujours aussi « fachos » mais ils en arrivent presque à se faire passer pour de doux anarchistes en lutte contre l’État oppresseur. Mais, en Corse, on dit qu’il est « colonial »…
Le sous-directeur Tomasini sembla se perdre dans le fil de son discours. En fait, il pesait chaque mot de sa conclusion.
– Bref, Cavalier, votre mission, reprit-il, c’est de me trouver le marionnettiste principal, et vous comprenez sûrement, maintenant, pourquoi je vous demande la plus grande discrétion, y compris et surtout à l’égard de Leprot, votre supérieur direct.
Pierre Cavalier le comprenait parfaitement. Le divisionnaire Leprot était une des âmes damnées de Pierre-Marie de Laneureuville, présentement ministre de la Justice et grand maître de l’occulte devant l’Éternel. Et il existait un lourd contentieux entre Laneureuville et Cavalier, que ce dernier espérait solder en sa faveur
*.
En revanche, le commandant s’interrogeait sur l’utilisation qui pourrait être faite de sa découverte et l’identité de celui qui, peut-être, en profiterait pour devenir à son tour le marionnettiste principal.
Il opta pour le profil bas sur cet aspect des choses, mais il pouvait au moins demander le pourquoi d’une telle recherche puisque, depuis le temps que le « problème corse » revenait à la une de l’actualité de façon récurrente, le marionnettiste principal devait être connu comme le loup blanc par les initiés.
– Bonne pioche ! lui répondit le sous-directeur. En fait, certains pensent qu’il a été trop loin sur ce coup-là. Mais nous devons quand même avoir confirmation qu’il en est l’auteur. Une manipulation à plusieurs niveaux est toujours possible. D’où votre mission : rapporter la preuve absolue.
Au point où ils en étaient, le commandant Cavalier préférait sonder les sentiments du sous-directeur. Sans se faire trop d’illusion, mais, vu le contexte de la mission, il n’avait rien à y perdre.
– Pour ma part, monsieur, se lança Pierre Cavalier, si nous pensons bien au même personnage l’un et l’autre, j’estime qu’il a toujours « été trop loin », et ce brusque désir de le neutraliser par « la preuve absolue » que je suis censé découvrir me semble pour le moins curieux. Pourquoi maintenant, si je puis me permettre cette question, monsieur ?
Le sous-directeur se carra dans son fauteuil et fixa le commandant Cavalier un long moment avant de répondre.
– Si vous avez été choisi, c’est parce que l’on vous fait confiance, et j’emploie le « on » indéfini volontairement. Il fallait un regard neuf et vous êtes ce regard neuf. Personnellement, je sais qu’un gros coup est en cours et j’en soupçonne l’instigateur. Mais il faut contrôler et donc reprendre tout de zéro. C’est votre mission. Et, si vos conclusions recoupent les miennes, ce sera notre « preuve absolue ». Mais je ne vous en dirai pas plus pour que votre jugement ne soit pas faussé. Votre contact à Ajaccio est votre point de départ. C’est un « cousin » sérieux, vous verrez…
Pierre Cavalier traduisit par : « On a trouvé un pigeon. Qu’il se démerde avec Laneureuville et ses sbires plus ses acolytes corses dans les pattes. Avec un peu de chance, il passera à travers les balles et nous aura tiré les marrons du feu… »
Le sale pressentiment qu’il avait éprouvé l’avait lâché pour faire place à une boule d’angoisse.
Le commandant Pierre Cavalier se sentait tout à fait inapte aux missions suicides.
Il était officier de police, pas kamikaze.
Pourtant, ce n’était pas un vendredi 13. On était le 28 novembre.
* Voir Un vague arrière-goût et Euh-Euh !


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lundi 16 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Chapitre 1





La mission déplaisait au commandant Pierre Cavalier affecté à la Direction centrale des Renseignements généraux de Paris. Il savait, pourtant, qu’appartenir à la section des « affaires spéciales » n’était pas une sinécure, mais, là, il avait le sentiment d’être carrément envoyé au casse-pipe.
Il avait déjà ressenti un mauvais pressentiment lorsque le sous-directeur Tomasini l’avait convoqué discrètement. Pressentiment qui n’avait fait que croître lorsque celui-ci avait commencé par le couvrir d’éloges et qui se confirma lorsque Tomasini en arriva à la conclusion que lui seul, Cavalier, pouvait mener à bien une telle mission vitale pour la République.
De toute façon, il n’avait pas réellement le choix. Il se trouvait dans la situation du volontaire désigné d’office. Son choix venait de « très haut », avait précisé mystérieusement le sous-directeur.
– Puis vous verrez, la Corse est encore plus belle et plus étrange au mois de décembre. Surprenante, même !
Ce qu’il n’aimait pas, Cavalier, c’était l’aspect clandestin et incognito de sa mission. D’être lâché en pleine nature –hostile, sinon sauvage – sans autre point de chute qu’un « cousin » du sous-directeur Tomasini. Un indic, ayant un vague lien de parenté avec lui, bien introduit dans le milieu nationaliste corse, puisqu’un de ses leaders en vue.
Il ne devait avoir aucun contact avec un quelconque service de police et encore moins la gendarmerie. Et surtout pas la section antiterroriste et ses juges.
Au moindre problème, il ne devait compter que sur le « cousin » et ne surtout pas appeler le service.
Le commandant estimait qu’il y avait trop de « surtout » dans la définition de sa mission.
« Ayez du doigté, surtout », « soyez vigilant, surtout », « agissez avec grande prudence et, surtout, évitez de vous faire remarquer »…
En fait, le bon déroulement de sa mission clandestine et sa propre « survie » reposaient sur le « cousin » corse, l’indic. Ce qui n’est pas vraiment l’idéal pour un officier de police parachuté sur le terrain.
Le seul point positif, dans la longue exposition du sous-directeur Tomasini, était d’échapper à un parachutage nocturne hasardeux.
– Imaginez-vous en pleine Seconde Guerre mondiale, avait déliré le sous-directeur. Vous êtes parachuté en France occupée et votre mission est vitale pour la Résistance. Sauf que la Gestapo, ce sont les nationalistes corses et qu’ils bénéficient de complicités dans les services de l’Etat…
Le commandant Cavalier avait tiqué. « Je ne suis pas commando, merde ! » s’était-il surpris à penser dans un moment de faiblesse. Il avait eu une moue dubitative qui n’avait pas échappé à son interlocuteur.
– Si, si, je vous assure, avait poursuivi le sous-directeur Tomasini. Au-delà de ce que vous pouvez imaginer ! Sinon, mon cher Cavalier, il n’y aurait pas de nationalisme corse. C’est une histoire, en quelque sorte, du type « je te tiens par la barbichette »… Vous voyez, Cavalier ?
– Pas trop, monsieur, se permit-il de dire.
– Eh bien, disons que, si l’Etat n’avait pas créé le nationalisme corse, je dis bien créé, nous n’aurions pas tout ce merdier, et la gauche et la droite ne se repasseraient pas le même bâton merdeux au rythme des alternances… Je te tiens par la barbichette, tu me tiens par la barbichette…, se mit à chantonner le sous-directeur en souriant. Tout ça, reprit-il en retrouvant son sérieux, ça remonte à la fin des années 60, avec la crainte d’une prise de pouvoir par la gauche… Bien sûr, vous, vous ne l’avez pas connue, cette gauche. Celle qui faisait peur et représentait l’Apocalypse ou le Grand Soir, selon les uns ou les autres. Chacun y voyait un nouveau Front populaire. Alors, dans la crainte et l’hypothèse de son arrivée au pouvoir, certains imaginèrent de la plomber en lançant des mouvements régionalistes dont l’existence et surtout les actions violentes constitueraient un élément de déstabilisation au cas où… Un peu, si vous voulez, comme cette stratégie de la tension développée en Italie au même moment et dans le but – carrément – d’empêcher l’hypothèse même de l’arrivée d’une coalition socialo-communiste au pouvoir. Mais, bien sûr, ça aussi vous l’ignorez. Vous étiez trop jeune… Bref, en France, il y avait deux fers au feu. D’un côté, il y avait les Bretons, de l’autre les Corses. Donc – je résume –, arrivée de la gauche au pouvoir et ça se met à péter de partout en Bretagne et en Corse. Un moyen de pression comme un autre. Et, évidemment, la « main-d’œuvre », les premiers éléments de ces noyaux nationalistes étaient en général carrément fachos, comme on disait à l’époque.
Ça, le commandant Cavalier, comme tout quidam bien informé, le savait. D’un côté, à l’origine, les nostalgiques d’une Bretagne indépendante au sein du Grand Reich hitlérien ; de l’autre, des inconsolables du rattachement de la Corse à l’Italie fasciste, qu’avaient rejoints des anciens de l’OAS.
Il avait encore à l’esprit la dernière intervention du ministre de l’Intérieur sur la Corse : « Depuis trente ans, l’Etat laisse, consciemment ou inconsciemment, un certain nombre de mafieux faire régner une forme de terreur sur l’île
*. »
* France 2, « 100 minutes pour convaincre », jeudi 20 novembre 2003.


© Alain Pecunia, 2009.
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samedi 14 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (Chroniques croisées X) par Alain Pecunia

Avec ce thriller politique à l’issue incertaine, nous abordons un récit plus joyeux que le précédent, mais les femmes y sont toujours les principales héroïnes et il rend hommage à la femme corse.



Le commandant Pierre Cavalier, de la section des « affaires spéciales » de la Direction centrale des Renseignements généraux, se voit confier une mission de la plus haute importance en Corse. Il est chargé de dénouer les fils d’un complot visant à assassiner le Président de la République et d’en trouver l’instigateur. Mais la Corse est une terre inhospitalière pour tout flic du continent, même incognito, surtout s’il appartient à la « police politique ».







Extraits de l’article « Corse »
Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle
(par Pierre Larousse)


« (…) Les anciens n’avaient que des notions inexactes sur l’étendue réelle de cette île et la distance qui la séparait des côtes voisines. Les forêts immenses dont elle était couverte fournissaient un bois de construction renommé dans toute l’antiquité. Cependant elle semble être toujours restée inculte et avoir été habitée par des races rebelles à toute civilisation, car Strabon dit que ses habitants étaient plus sauvages que des animaux. Cependant Diodore se montre moins sévère, et il parle avec éloge de la docilité et de l’adresse des esclaves corses (…).
« (…)
« La Corse est maintenant française de cœur ; il ne reste plus trace de ces nombreux partis laissés par des dominations successives ; elle a trouvé, après bien des siècles de malheurs et de révolutions, le calme et la sécurité à l’ombre d’un grand nom. Elle a fourni à la patrie un brillant contingent de dévouements, de courage et de talent ; elle en attend, non pas la juste appréciation de ce qu’elle a fait, – depuis longtemps cette justice lui a été rendue, – mais un peu du bien-être et de la prospérité agricole et commerciale vers lesquels la France court à grands pas. Jusqu’ici on a peu fait pour la Corse ; c’est une dette qui grossit tous les jours ; elle espère la voir acquitter bientôt. »



© Alain Pecunia, 2009.
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mardi 10 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 17

Chapitre 17





Philippine, une demi-heure plus tard, pleura beaucoup quand sa mère colla le bocal aux deux poissons rouges dans les bras de Jean Fernandi et le poussa vivement dehors en compagnie de Philippe-Henri et de Euh-Euh qui aurait bien voulu manger la dernière part de pizza.
– Méchante, maman !
– Toi, tu aurais dû être au lit depuis longtemps. Demain, j’irai avec toi et papa choisir un chaton. Au moins, c’est une bestiole qui pisse et gratte partout, mais ça ne ramène que des puces – pas les indésirables ! Donc, tu arrêtes de pleurer tout de suite… Dans la vie, petite fille, tu auras peut-être un jour une bonne raison de pleurer…, dit-elle en la serrant bien fort dans ses bras et en la couvrant de baisers.
– Écoute maman, ma chérie. Elle a raison…, marmonna Pierre Cavalier tout en engloutissant à grosses bouchées la dernière part de pizza.




« Le sanglot de Satan dans l’ombre continue. »
Hugo, Victor.



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lundi 9 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 16

Chapitre 16





Tout en roulant vers leur appartement de la rue du Commerce, Pierre Cavalier, qui conduisait, ne cessa de penser à Pierre-Marie de Laneureuville et à ses coups tordus. Il savait que, tant que celui-ci occuperait la fonction de ministre de la Justice, il bénéficierait de l’impunité, mais se réjouissait d’avance à l’idée qu’il ne le serait pas éternellement.
– Je me le ferai ! marmonna-t-il entre ses dents.
Isabelle Cavalier, enfoncé dans le siège passager, n’y prêta pas attention.
On n’en savait toujours pas plus sur le tueur au couteau à désosser, mais elle avait la satisfaction d’avoir mis fin au calvaire d’une gamine martyrisée par des prédateurs.
Et puis elle s’était faite une grande amie de Djamila Kamil. Elle avait hâte de la revoir et de filer un coup de main à son mouvement, « Ni putes ni soumises ». Elle était admirative de leur boulot et se sentait fière d’être femme.
En arrivant au bas de leur immeuble vers vingt et une heures trente, ils cédèrent le passage à un livreur de pizzas qui semblait pressé.
Il les précéda dans l’escalier et ils eurent la surprise de le voir sonner à leur propre porte.
Ils se regardèrent interloqués.
Philippe-Henri ouvrit au livreur et ils entendirent la voix de leur fille Philippine crier du fond de l’appartement :
– J’ai faim !
Phil les aperçut derrière le livreur et leur demanda s’ils ne pouvaient pas régler les deux pizzas géantes.
Médusés, ils s’exécutèrent en silence en laissant la monnaie au livreur.
Puis ils s’avancèrent lentement dans le couloir de leur appartement, craignant le pire.
Qui, effectivement, se concrétisa.
Philippe-Henri était déjà en train d’ouvrir un carton d’emballage tandis que Euh-Euh attaquait le second.
Philippine, calée sur les genoux de Jean Fernandi – abomination des abominations pour Isabelle ! – tapant du manche d’une fourchette sur son assiette…
Le bocal du poisson rouge trônant au milieu de la table.
Avec deux poissons rouges à l’intérieur qui se bisoutaient…
Isabelle Cavalier hallucinait.
– C’est quoi, ça… ?
– J’espère qu’il y en aura pour nous ! dit son mari plus terre à terre et que rien ne semblait jamais étonné.
– C’est quoi, ça, j’ai dit ! insista Isabelle en haussant le ton.
– Des pizzas, maman, dit Philippine.
– Ben oui, des pizzas ! renchérit Philippe-Henri en attaquant le découpage savant de la sienne.
– Euh-euh… (C’était Patrice qui manifestait l’évidence.)
– Non, je parle du bocal !
La voix d’Isabelle Cavalier s’était fait stridente.
– Deux poissons rouges, Isa, tu vois bien ! dit Pierre, qui avait hâte d’être servi, en haussant les épaules.
– Deux poissons, maman. Deux Titi…
Isabelle Cavalier hurla.
– On m’explique ce cirque, s’il vous plaît !
Frayeur de Patrice. Surprise des autres.
– Ne te mets pas dans ces états, ma chérie, intervint Philippe-Henri. Nous avons passé la journée à travailler pour toi…
– On m’explique ! le coupa-t-elle en trépignant.
– C’est ce que je suis en train de faire, ma chérie. Donc, quand j’ai découvert après le déjeuner que Philippine, ma petite-fille et filleule, dit-il en regardant avec admiration et tendresse la petite, comprenait son Titi et pouvait communiquer avec lui, j’ai vite téléphoné à notre ami Jean, ici présent…
– Je le vois !
– Euh-euh… (Grosse inquiétude de Patrice qui ne savait vraiment plus à quoi s’en tenir avec la « gentille dame de la police ».)
– … pour qu’il vienne avec son Titi et – ô miracle ! –, dès qu’il a été mis en compagnie de ton Titi…
– C’est pas le mien !
– Ne lui en voulez pas, dit Pierre, elle est crevée.
– Ta gueule, toi ! Continue, Phil, ça m’intéresse !
– Bon, du Titi de ma petite-fille, si tu préfères…
– Je préfère !
– … eh bien, il a été dépanné, ma chérie ! Et ce grâce à ma petite Philippine…
– Et alors ?
– Et alors, et alors… Qu’est-ce que tu peux être désagréable parfois alors que je me décarcasse pour toi !… Mais c’est que le Titi de Jean, une fois dépanné et la communication rétablie, nous a mis sur la piste… Voilà ! conclut-il en se rengorgeant.
– Quelle piste ? demanda Isabelle narquoise en le fusillant du regard et en croisant rageusement ses bras sur sa poitrine, signe de cataclysme imminent, que Philippe-Henri ignora superbement.
Les autres, Patrice Dutour, Jean Fernandi et Pierre Cavalier, s’étaient plongés hypocritement dans la dégustation de leur part de pizza. Même Philippine.
– Quelle piste ? Mais la piste de ton affaire, cette histoire de tournante sur laquelle tu t’escrimes… Nous avons même un nom ! Enfin… presque un nom… qu’on n’arrive pas trop à déchiffrer… Mais, rassure-toi, ce n’est plus qu’une question de temps, maintenant…
– Et c’est quoi comme « presque un nom » ? demanda Isabelle avec un sourire carnassier.
– Ben, fit Philippe-Henri gêné, c’est là que c’est pas clair… Il – je veux dire le Titi de notre ami Jean – nous parle de « roses », de « rosière »… Alors c’est peut-être un nom comme Lépine ou Couronne, Bouquet, pourquoi pas ?…




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samedi 7 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 15 (suite et fin)

Chapitre 15 (suite et fin)





Le commissaire Derosier et le commandant Cavalier découvrirent rapidement une cinquantaine de photos « soft » dans le second tiroir du bureau dans la chambre du fils. Dans une boîte en carton et sous des cartes postales.
Le tiroir était juste fermé à clé et la boîte portait l’inscription « Souvenirs de vacances ».
Une autre boîte fut découverte derrière une pile de livres dans le bas de la bibliothèque vitrée. Elle contenait les photos « hard ».
Derosier était effondré et Pierre Cavalier tenta de le réconforter.
Vainement. Surtout après qu’ils eurent découvert, en allumant l’ordinateur portable du fils, que celui-ci avait créé un site et avait mis les photos en ligne.
– Voilà, dit Pierre Cavalier, comment des enfoirés ont dû avoir l’idée de monter ce coup tordu. Ils sont tombés sur le site, découvert l’origine et fait le rapprochement avec vous… Peut-être que quelqu’un voulait s’en servir pour vous faire tomber ou faire passer un message à la Crim. Mais pourquoi ?
Le commissaire haussa les épaules. Il n’en avait strictement aucune idée.
Pierre Cavalier, plus habitué des coups tordus, tant par son expérience personnelle que par son poste à la Direction centrale des Renseignements généraux, se dit pour lui-même que c’était là un coup génial par sa simplicité.
Il aurait bien aimé savoir si Pierre-Marie de Laneureuville
* pouvait en avoir tiré les ficelles. Et, si c’était le cas, on pouvait s’attendre à des rebondissements.
Normalement parano, il se demanda si ce message ne le concernait pas étant donné que l’enquête avait été menée par sa femme. Une façon de lui signifier que, si lui était en quelque sorte intouchable, « on » pouvait s’en prendre à elle.
Quand ils eurent ramené leur « saisie » à la Crim, Isabelle Cavalier et Djamila Kamil furent atterrées en découvrant les photos « sado ». Myriam ne leur avait pas tout raconté.
Mais le capitaine Cavalier estima qu’il n’était pas nécessaire de réentendre la gamine qui avait été raccompagnée chez elle avec ses parents.
Sa déposition était « éloquente » et il était inutile de lui raviver sa blessure. Si elle n’avait pu raconter « ça », c’est, tout simplement, parce que c’était trop douloureux.
De toute façon, les photos seraient jointes à la procédure et suffiraient largement à l’édification du juge.
Jeff Derosier et ses « clients » verraient leurs chefs d’inculpation s’aggraver lourdement.
Quand le commissaire principal Derosier félicita Isabelle Cavalier pour son travail sur cette affaire, elle vit en face d’elle un homme meurtri et désemparé.
– Je suis très fière de travailler sous vos ordres, monsieur, lui répondit-elle en lui serrant la main.
Elle savait qu’elle ne dirait plus jamais « ce con » ou « ce connard de Derosier ».
* Voir Un vague arrière-goût et Euh-Euh !

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vendredi 6 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 15

Chapitre 15





À quinze heures trente, ils se retrouvèrent tous dans les locaux de la Crim. Rejoints par les parents de Myriam qui tenaient un magasin de prêt-à-porter vers le métro Pasteur et le Dr Djamila Kamil.
Mise en confiance par la présence de la jeune femme médecin, la petite révéla son calvaire.
Jeff Derosier et elle étaient dans le même lycée. Ils avaient noué une relation amicale au début de l’année scolaire précédente alors qu’elle était en troisième et lui en seconde. Elle avait alors quatorze ans et lui seize ans. En cours d’année, leur relation évolua et ils firent l’amour après les vacances de février. Chez ses parents à elle. Le samedi en général, car leur magasin restait ouvert à l’heure du déjeuner ce jour-là de la semaine et ils n’avaient rien trouvé à redire à ce qu’un camarade de lycée vienne déjeuner avec leur fille.
Puis, à partir des vacances de Pâques de la même année, Jeff l’avait contrainte à faire l’amour à deux ou trois. Des copains de lycée à lui. Souvent les deux qui avaient été arrêtés aujourd’hui. Les plus réguliers. Mais, au total, il y en avait une dizaine qui « alternaient », selon le niveau de leur argent de poche. Car Myriam avait vite découvert que Jeff Derosier les faisait payer. Qu’en fait, il la prostituait purement et simplement.
Jeff Derosier tombait donc sous le coup de proxénétisme aggravé sur une mineure.
Myriam n’avait jamais été consentante pour coucher avec les « potes » du rejeton Derosier.
Le saligaud avait monté son « business » d’une façon très classique.
Au début de sa relation sexuelle avec Myriam, il avait convaincu celle-ci de se laisser prendre nue en photo.
– Juste avec un Polaroïd, avait-il dit. Comme ça, ça restera entre nous.
Au bout de quelques semaines de leur relation, il s’était tout simplement servi de ces photos pour la faire chanter. Menaçant de les divulguer dans le lycée si elle n’acceptait pas de coucher « juste une fois » avec un de ses copains.
– Je te le jure, après je les déchire.
Puis il y eut un deuxième copain.
Et de nouvelles photos prises en cachette.
De nouvelles menaces.
De nouveaux copains.
Jeff Derosier les faisait venir par un ou par deux. Question discrétion.
– Je me sens sale, fit-elle en ravalant ses larmes.
– Tu n’es pas sale, ma chérie, lui dit Djamila Kamil. Tu as été salie par des salopards.
Sa mère lui demanda pardon de ne s’être rendu compte de rien tandis que son père rêvait de justice expéditive.
Le capitaine Cavalier prit la déposition de Myriam et elle avait les larmes aux yeux lorsqu’elle la fit signer à la petite.
Pendant ce temps, le fils Derosier finissait de donner la liste de ses « clients » après être passé aux aveux dès que son père eut débarqué dans le bureau où il était détenu en attente d’interrogatoire.
Le commissaire principal avait demandé à rester dix minutes seul à seul avec son fils « pour s’expliquer ».
Au bout de cinq minutes de coups, bruits de chute et cris divers, ses collègues décidèrent d’intervenir pour que le fiston reste présentable au juge.
Faut dire que Jeff Derosier avait mal commencé en se plaignant à son père que les « enfoirés là » ne lui avaient pas lu ses droits lors de l’arrestation.
– Je vais te les lire, moi ! avait lâché méchamment le commissaire avant de s’enfermer seul à seul avec sa progéniture.
C’était un sanguin, le commissaire.
Il faillit même remettre ça quand il découvrit, en parcourant la déposition des deux « clients » de son fils, que celui-ci avait joué de la position de son père à la Crim pour les pousser à pratiquer des actes de sadisme sur la gamine. Jeff Derosier leur ayant fait miroiter « l’impunité »…
C’était un tel choc pour le commissaire que le divisionnaire le dispensa d’une perquisition en règle de son appartement. Il proposa un accommodement. Pierre Cavalier l’accompagnerait chez lui pour récupérer les photos qu’avait prises son fils.



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jeudi 5 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 14 (suite et fin)

Chapitre 14 (suite et fin)





Huit minutes plus tard, ils atteignaient la porte de l’appartement. Il était presque treize heures dix.
En prêtant l’oreille, ils entendirent des gémissements étouffés sur fond de musique techno.
Une grand-mère qui revenait de courses leur demanda même s’ils venaient pour la musique « trop forte ».
Évidemment, avec plusieurs appartements par étage et à l’heure du déjeuner, ça ne pouvait passer totalement inaperçu. Surtout lorsqu’ils décidèrent de fracasser la porte d’entrée après que leurs coups de sonnette et leurs « Ouvrez, police ! » furent restés sans réponse. Une de ces portes que l’on fait de plus en plus solides même dans les immeubles dits « sociaux ».
Gilbert et Pierre tentaient donc d’« ouvrir », tandis que le capitaine Cavalier répétait : « Police ! Ne restez pas là, intervention ! », arme de service au poing dans une main et plaque de police dans une autre, au fur et à mesure que les voisins faisaient leur apparition seuls, en couple ou en famille dans le couloir. Et que la petite grand-mère ne cessait de répéter dans la plus parfaite indifférence que c’était peut-être beaucoup de remue-ménage pour « juste de la musique trop forte ».
Il y eut même un « ami » de la police qui cria : « J’appelle la police ! » Et qui le fit.
C’est vrai, ce n’était pas tout à fait évident qu’elle fût déjà là. Dans leur précipitation, les trois policiers avaient oublié de passer leur brassard réglementaire. De toute façon, ils l’avaient oublié en ce qui concerne Isabelle et Gilbert. Pierre Cavalier, lui, ça faisait longtemps qu’il ne s’en encombrait plus.
Lorsque la porte fut finalement « ouverte » sous leurs coups de boutoir, Pierre Cavalier découvrit le spectacle de trois garçons en train de finir de se rhabiller à la va-vite et d’une gamine terrorisée, recroquevillée sur le divan du salon. Avec ses pleurs pour seule parure.
L’adolescent qui semblait l’aîné, le « Jeff », regardait les deux policiers – Isabelle s’efforçait toujours de « contrôler » le couloir – avec arrogance. Mais les deux plus jeunes les agressèrent avec rage avec tout ce qui pouvait leur tomber sous la main et que l’on peut trouver dans un salon : chaise, vase, bibelots divers, téléphone, coupe-papier…
Ils furent maîtrisés avec difficulté et le couloir ne fut réellement « contrôlé » qu’à l’arrivée de quatre flics du quartier de la BAC de jour.
Une fois l’extérieur sous contrôle des « collègues » qui faisaient la gueule parce qu’ « on aimerait bien, quand même, être prévenus de ce genre de rodéo sur notre secteur », et les deux récalcitrants maîtrisés, le capitaine Isabelle Cavalier pénétra dans l’appartement et pu tenter de reprendre les choses en main.
Elle constata d’abord avec plaisir – malsain, reconnut-elle plus tard devant Pierre, mais plaisir quand même – que son mari et Lenoir étaient tout essoufflés et n’avaient pas su parer tous les coups qui leur avaient été portés par les deux ados.
– Coups et blessures sur agents de la force publique, rébellion à autorité, dit-elle aux jeunes, plus viol en réunion, ça va vous coûter un max, mes cocos !
Ce qui n’eut pas l’air de les inquiéter outre mesure.
Surtout le plus âgé qui la toisait et semblait la narguer.
– Tu vas moins rire tout à l’heure ! lui lâcha-t-elle férocement tout en aidant la gamine toujours en pleurs à s’emmitoufler dans une couverture.
– Je m’en fous. Je suis fils de flic ! lui rétorqua-t-il.
Les trois policiers en restèrent bouche bée.
Le commandant Pierre Cavalier fut le premier à se ressaisir.
– C’est quoi le nom de ton père ?
– Derosier ! jeta avec arrogance l’ado.
Les policiers se regardèrent avec stupeur sous le regard narquois des trois jeunes.
– Derosier… comme le commi…, balbutia Lenoir.
– Comme le commissaire principal Derosier, oui ! lâcha Jeff Derosier.
– Oh ! la merde… Quel coup tordu ! dit Pierre.


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mercredi 4 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 14

Chapitre 14





Le samedi matin, Isabelle téléphona à Phil, qui n’avait pas de cours le samedi, pour qu’il vienne s’occuper de Philippine en fin de matinée.
Puis elle téléphona au lieutenant Lenoir pour lui demander de se trouver à hauteur du métro Dupleix à partir de onze heures trente et de l’y attendre.
Pierre Cavalier avait proposé son aide à sa femme. Ce qu’elle avait accepté de bon cœur, tout en prenant la peine de lui rappeler qu’il s’agissait de son affaire à elle. Elle lui avait demandé de traîner autour du jardin Nicole-de-Hauteclocque – que tout le monde appelait « le square » – à partir de onze heures et de rester en liaison avec elle et Lenoir.
Philippine était tout énervée à l’idée de passer sa journée avec son « Papy » et expliquait pour l’énième fois à son poisson rouge qu’elle allait lui présenter son grand-père.
Isabelle, elle, commença seulement de s’énerver quand elle constata que Philippe-Henri était en retard.
– Excuse-moi, Isa, dit-il en arrivant à onze heures vingt avec Euh-Euh, mais je suis passé prendre Patrice chez lui.
– OK, dit-elle. Ne faites pas de bêtises et n’oublie pas de faire réchauffer le repas de midi. Moi, je file !
Elle renonça à prendre sa voiture et retrouva Gilbert Lenoir une quinzaine de minutes plus tard au métro Dupleix.
Alors qu’elle terminait son bref topo, elle aperçut Malika, la beurette de Quimper, qui débouchait de la rue Daniel-Stern et la cherchait du regard.
Il était midi quinze.
Isabelle Cavalier et Gilbert Lenoir traversèrent alors le boulevard pour aller à sa rencontre.
Après un bref conciliabule, Malika alla se poster sous le métro à côté du feu tricolore à la sortie de la station.
Le lieutenant Lenoir se plongea dans la lecture des affichettes de l’agence immobilière qui faisait le coin du boulevard et de la rue Daniel-Stern et le capitaine se posta juste en face devant l’entrée de l’agence bancaire.
Il était midi vingt-cinq et, avec, un peu de chance, la petite Myriam ne tarderait plus.
Dix minutes plus tard, une gamine attendait que le feu tricolore passe au vert.
Malika traversa le boulevard à ses côtés quand le feu passa au rouge.
C’était le « signe » convenu.
Les deux policiers la laissèrent s’engager dans la rue Daniel-Stern.
Malika les ignora et descendit le boulevard.
La gamine, une petite brunette de quinze ans en jean et veste fourrée, avec un petit sac à dos, avançait tête baissée et l’air renfrogné.
Isabelle Cavalier eut un pincement de cœur et sentit la rage la prendre. Celle de punir les salauds qui la martyrisaient.
Quand la gamine eut parcouru dix mètres, Isabelle ordonna d’un léger mouvement de tête à Lenoir d’y aller.
Il devait dépasser Myriam et aller se poster à la hauteur de l’entrée de l’immeuble de la gamine.
Isabelle attendit qu’il ait parcouru une dizaine de mètres avant d’avancer en parallèle sur l’autre trottoir, à une trentaine de mètres de l’ado.
Un garçon de dix-sept ans environ, qui se tenait en face de l’immeuble de Myriam, traversa la rue et vint à la rencontre de la jeune fille quand elle ne fut plus qu’à une vingtaine de mètres de l’entrée.
Lenoir ne s’en rendit pas compte. Il dépassa la librairie-papeterie Une histoire et poursuivit son chemin jusqu’à l’entrée.
C’est alors qu’il entendit dans son oreillette Isabelle Cavalier lui demander de revenir un peu sur ses pas pour essayer de capter des bribes de conversation entre les deux jeunes gens.
Au même moment, Isabelle aperçut son mari qui se tenait dans le prolongement de la rue au niveau du square. Il se tenait immobile et lui fit signe d’attendre quand il eut capté son attention.
Elle était surprise qu’il n’utilise pas son micro. Peut-être était-il défectueux. Mais elle vit deux jeunes qui se tenaient non loin de lui et elle comprit qu’il avait dû craindre de se faire remarquer en l’utilisant.
Puis elle vit Myriam et l’ado au blouson de cuir se diriger côte à côte vers l’entrée de l’immeuble. L’ado semblait lui parler mais la gamine restait tête baissée, donnant un sentiment de résignation.
Isabelle traversa la rue et se posta devant la librairie-papeterie.
Pierre parla alors dans son micro et demanda à Isabelle et à Lenoir de laisser passer les jeunes sans les suivre.
– Il y a plus, dit-il sibyllin.
Isabelle Cavalier chercha des yeux son mari et remarqua qu’il avait tourné le dos aux jeunes et s’était déplacé de quelques mètres.
Le lieutenant et le capitaine se mirent donc à contempler chacun de leur côté les titres des journaux dans les présentoirs à l’extérieur et les cartes postales sur leurs tourniquets.
Cinq minutes plus tard, Lenoir et Isabelle, qui commençait de s’impatienter, entendirent le bref message de Pierre Cavalier :
– Ils arrivent. Laissez passer. Rejoignez-moi.
Isabelle se mit alors en mouvement. Suivi par Gilbert avec un temps de retard.
En marchant, vers le square, ils croisèrent les deux garçons d’une quinzaine d’années qui se dirigeaient vers l’immeuble et riaient entre eux.
Ils ne leur prêtèrent pas la moindre attention. Ils donnaient l’impression d’être sur un bon coup.
Lorsqu’ils eurent rejoint le commandant Pierre Cavalier sur la petite esplanade devant le square et qu’il leur dit : « Ça va être bon ! », Isabelle eut un petit pincement.
Elle avait juste accepté un coup de main de son mari – qui était d’ailleurs le bienvenu – et voilà qu’il semblait prendre la direction des opérations alors qu’il s’agissait de sa propre enquête à elle !
Mais elle n’eut pas le temps de reprendre les choses en main.
– On leur laisse dix minutes d’avance, était en train de dire son mari, et nous avons un super flag !
– Explique ! dit-elle sèchement.
– En traînant autour du square, j’ai repéré deux jeunes qui semblaient attendre. Ils m’ont intrigué et j’ai réussi à saisir des bribes de conversation. Qu’ils attendaient l’appel d’un certain Jeff avant d’ « y aller ». Et puis, quand ils ont aperçu au loin la gamine dans la rue, ils ont dit : « C’est elle ! » Ils m’ont semblé tout excités. L’un d’eux a dit : « Faut attendre que Jeff appelle. » Cinq minutes plus tard, le portable de l’un d’eux a sonné et ils sont partis. À mon avis, ce sont nos « clients ».
– T’as intérêt ! lâcha d’un ton rogue Isabelle Cavalier.
Son mari sourit légèrement et regarda sa montre.
– On peut y aller ! ordonna-t-il.
– Mais on ne sait pas dans quel appart ça se passe ! objecta Gilbert Lenoir.
– T’es con, parfois, Gilbert ! se défoula Isabelle Cavalier. Si le gus attendait la gosse dans la rue, c’est qu’il n’est pas de l’immeuble et les deux autres non plus. Donc ça se passe dans l’appart de la petite. Et Djamila nous a donné l’escalier, l’étage et le numéro.



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mardi 3 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 13

Chapitre 13





Le lendemain en milieu d’après-midi, le capitaine Cavalier reçut le coup de fil qu’elle attendait avec impatience.
Djamila Kamil lui donnait rendez-vous à son appartement à vingt et une heures trente et lui demandait de venir seule.
– Mais je ne t’ai rien promis. C’est le collectif qui décidera, comme convenu, OK ?
Isabelle Cavalier était confiante mais elle éprouva une légère appréhension lorsqu’elle sonna à la porte de l’appartement, situé au quatrième étage dans le même immeuble que le cabinet médical.
Elle avait déjà eu la chance de ne pas tomber par hasard sur l’indic du premier. Dont elle avait fait lever la surveillance confiée à Lenoir vers dix-neuf heures.
Les deux petites filles de Djamila étaient déjà couchées et son mari était de service ce soir-là aux urgences de l’hôpital Pompidou. Donc elles n’étaient qu’entre femmes.
Cinq de seize à quarante-cinq ans.
Deux d’« origine maghrébine », l’une née à Marseille et l’autre à Quimper. Une Black de Tourcoing. Une Aveyronnaise. Une Parisienne « pur jus » et Djamila, « banlieusarde », comme elle se définissait elle-même.
Chacune observa Isabelle Cavalier avec une curiosité attentive à son arrivée.
Après un bref instant qui parut à Isabelle une éternité, Djamila Kamil balaya du regard le cercle plus ou moins parfait que formaient ses cinq copines, en les interrogeant muettement une à une.
– Bon, fit-elle, on est donc toutes d’accord ! fit-elle en se tournant vers Isabelle et en lui proposant de s’asseoir où elle le souhaitait.
Chacune des cinq femmes souhaita alors la bienvenue au capitaine.
– Voilà ce qu’on a décidé, commença Djamila une fois que Cavalier se fut assise sur une chaise près de la télé. Nous avons fait une rapide enquête et nous avons eu confirmation pour cette histoire de viol. Nous connaissons même le nom de la gamine concernée. C’est une gamine que je suis en tant que médecin de la famille. Mais je ne peux pas appeler comme ça chez elle. Donc, la fille cadette de Louison (elle désigna celle qui était l’aînée du groupe, la Black de Tourcoing), qui est dans la même classe que la petite, qui s’appelle Myriam, va trouver un prétexte quelconque pour la faire venir à mon cabinet samedi après-midi ou en tout début de semaine… En tout cas, le plus tôt possible. Si elle le veut bien. Puis j’essaierai de la convaincre de vous rencontrer… Voilà, c’est tout ce qu’on peut faire, conclut Djamila Kamil en haussant les épaules.
– Je vous remercie, dit Isabelle, pour moi c’est déjà beaucoup. Mais, d’ici à ce que vous la rencontriez et que je puisse la rencontrer à mon tour ensuite, il peut se passer beaucoup de choses, surtout pour la gamine. Aussi, avec mon collègue, nous pourrions essayer de la surveiller en attendant.
Elle les vit tiquer.
– Nous ferons ça de notre propre chef, sans en référer à notre hiérarchie, s’empressa-t-elle d’ajouter. Je vous promets de tout faire pour mettre fin à son calvaire avec le moins de casse possible et dans la plus grande discrétion… mais il faut absolument y mettre fin.
Les femmes du groupe acquiescèrent en silence.
– En général, enchaîna Isabelle Cavalier, ça se passe dans une cave, mais ça peut aussi se passer dans un box de parking, un local technique en sous-sol, ou même dans un appartement. Vous avez une idée ?
– Ça ne semble pas se passer dans les caves. Plutôt dans un appartement. Mais ce peut être aussi bien ici ou ailleurs.
– Ce que je propose, c’est que l’une d’entre vous puisse me la décrire quand elle rentrera de cours demain midi. Et, dès ce moment-là, nous la surveillerons.
Elle se mit d’accord sur les détails avec Djamila et l’une des femmes lui prêta un double des clés pour lui permettre d’accéder dans le groupe d’immeubles sans problème.
Il était minuit passé quand Isabelle Cavalier rentra chez elle ce soir-là.




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lundi 2 février 2009

Noir Express : "Pleurez, petites filles..." (C. C. IX) par Alain Pecunia, Chapitre 12

Chapitre 12




– J’ai cru un moment que tu allais livrer l’ancien nom de l’indic à ta nouvelle copine ! dit Gilbert Lenoir, encore vexé, alors qu’ils atteignaient le boulevard de Grenelle et attendaient un taxi pour rejoindre le Quai des Orfèvres.
Le capitaine Cavalier le fusilla du regard.
– À mon avis, poursuivit-il, elle sait quelque chose. Mais c’est quand même un drôle de deal.
– T’occupes ! lui répondit sèchement Isabelle Cavalier. Et, en attendant, motus et bouche cousue avec ce con de Derosier et Antoine ton patron…
– Mais on va leur dire quoi ? s’inquiéta le lieutenant.
Elle le toisa avec un petit sourire mi-malicieux, mi-narquois.
– On va leur dire ce que tout supérieur aime entendre, lieutenant ! Que tout baigne, que l’enquête avance grâce à leur indic vraiment extra, etc., compris ?
– Et tu ne vas pas leur parler du toubib ?
– Pourquoi ? C’est pas un indic, elle !
– T’es quand même gonflée parfois, fit-il sur un ton où se mêlait à la fois beaucoup d’admiration et un zeste de crainte pour l’avenir.
Mais Derosier se montra fort satisfait de leur travail.
– Je ne pensais pas que ça irait si vite… Faut que je prévienne ceux de la rue Nélaton*
, pour leur montrer qu’on sait bosser !
– C’est peut-être prématuré, monsieur.
– Mais non, Cavalier, et la chance sourit aux audacieux – et vous, vous êtes une audacieuse… Si, si. Je sais ce que je dis. Je m’y connais !
– Permettez-moi quand même d’insister. Nous avons avancé, mais nous n’en sommes qu’au début. À la DST, vous savez comment ils sont, monsieur. Ils vont nous mettre une pression pas possible… Ils sont même capables de faire foirer l’enquête ou de nous doubler au poteau…
Le commissaire principal Derosier resta songeur un moment.
– Dites donc, Cavalier, vous avez l’air de les connaître autant que moi… Mais vous avez raison, ces enfoirés sont capables de nous baiser ! Et puis, cette histoire de nous « prêter » un indic, c’est pas leur genre et donc pas clair… Donc, hein ? motus et bouche cousue… Continuez comme ça. Je suis très content de vous, Cavalier… et de vous aussi, mon petit Lenoir, conclut-il avant de congédier le capitaine et le lieutenant qui allèrent s’enfermer dans le bureau de Cavalier.
Pour faire le point et d’abord s’offrir une bonne crise de fou rire.
Mais Lenoir fit grise mine quand Cavalier lui demanda de surveiller en personne l’indic et il se vexa carrément quand elle ajouta, mi-figue, mi-raisin :
– Surtout, ne t’endors pas comme le jour où j’ai fait ta connaissance
** !
– Pourquoi me rappelles-tu ça maintenant ? demanda-t-il en rougissant.
– Je ne sais pas. Je viens juste de me souvenir de ce que tu m’as dit ce matin sur l’état de ma peau après dix ans au trou…
* L’adresse officielle du siège de la DST est le 7, rue Nélaton, rue perpendiculaire au boulevard de Grenelle (Paris XVe). Mais une de ses façades et entrées donne sur le boulevard de Grenelle. Le siège de la DST occupe l’emplacement de l’ancien Vélodrome d’Hiver (le fameux Vel’ d’Hiv’ à plus d’un titre, festif et sportif pour les uns et irrémédiablement tragique pour les autres…). Ceci avant le regroupement postérieur des RG et de la DST, dit-on.
** Voir Euh-Euh !


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