dimanche 31 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 10

Chapitre 10





« C’est pas Christine. C’est pas Christine… », ne cessais-je de me répéter en tournant en rond dans le salon de la villa. Pour essayer de m’en convaincre.
Mais si ce n’était pas elle, où était-elle cette salope ? Où gisait-elle ?…
Je n’avais pas de réponse. J’étais revenu à la case départ. Et ce putain de téléphone qui sonnait maintenant à heure fixe. Raccrochant quand je le décrochais.
C’était quoi ? C’était qui ?
Je ne dormis pas de la nuit. En plus, j’avais attrapé la crève.
J’aurais dû me sentir soulagé. Mais je ne l’étais pas. J’étais secoué nerveusement. Angoissé. Peur du noir. Avec la vision de ce putain de mannequin qui se superposait au corps dénudé et sans vie de cette garce de Christine.
Et au matin, le samedi, ça re-sonna. Mais ne raccrocha pas.
– Allô ! Allô ! hurlai-je. C’est quoi ce cirque ?… Qu’est-ce que vous me voulez ?… Aie un peu de courage putain de corbeau !
Ça raccrocha.
J’étais en sueur. L’angoisse et la crève tout à la fois. Je pris alors une douche bien chaude.
À midi ça resonna.
– Ooouais ! hurlai-je en décrochant rageusement.
– Gueule pas comme ça ! C’est moi, Jean.
– Jean ?… fis-je en me laissant tomber sur le fauteuil près du téléphone.
– Ben oui, Jean ! Tu ne me reconnais pas ? T’as un problème ?…
Sa voix était pleine d’inquiétude.
– Non, non, j’étais en train de penser à autre chose… Ça va.
Et c’était vrai. Ça allait beaucoup mieux depuis que j’avais entendu la voix de Jean. Pour une fois que ce putain de téléphone ne raccrochait pas ! J’en étais soulagé. Je l’aurais embrassé s’il avait été devant moi. Enfin, façon de parler, car si Christine était parvenue à l’ensorceler, c’était pas par le cul. Jean il était homo. Moi pas. Ou pas encore. Les femmes, c’était fini pour moi. Onze ans de Christine m’avaient vacciné.
Jean resta silencieux à l’autre bout. Dès qu’il devenait silencieux, je savais qu’il y avait un problème. C’était sa façon d’annoncer les emmerdes. Et il accompagnait son silence d’un air boudeur. Que je pouvais deviner au téléphone.
– Il y a un problème ? demandai-je.
– Oui.
– Grave ?
– Non.
– Alors ?
– C’est le grossiste qui veut te voir, dit-il timidement.
– Le grossiste ? Je ne vois pas…
– Mais si, tu vois. Le gros-sis-te !
– Accouche ! lui dis-je. On va pas rester une plombe à jouer aux devinettes !
– Oh ! te fâche pas… Et puis j’aime pas quand t’emploies ces termes grossiers… C’est vraiment pas classe. « Accouche ! » T’es vulgaire, c’est pas possible…, minauda-t-il.
Il fallait que je le coupe, car question digressions il se posait là.
– Excuse-moi et précise-moi, s’il te plaît.
– Je préfère comme ça… Eh ben, c’est celui de Christine…
– Celui de…
– Tu fais exprès ou quoi aujourd’hui ? Son grossiste !
– Merde ! fis-je.
Celui-là, je l’avais zappé.
– Ben justement ! fit-il.
– Je ne vois pas le rapport ?
– Ben si, il veut te voir… pour parler affaires.
– Mais il sait que je suis en vacances et que j’y pense à nos affaires.
– Ben oui ! Mais il veut t’en parler de vive voix.
Ça me contrariait.
– Dis-lui que je ne peux pas revenir pour l’instant.
– Ben oui. Il le sait. C’est pourquoi il veut venir te voir dans ton bled.
Pour Jean, tout ce qui n’était pas la Tunisie ou le Maroc était nul et non avenu. Même la Côte d’Azur, excepté Saint-Trop.
– Mais pourquoi il ne veut pas voir plutôt Christine ? Ou nous deux ensemble ?
– Il a dit que pour Christine c’est pas la peine. C’est toi qu’il veut voir. Seul.
Je réfléchissais rapidement tout en écoutant Jean.
Il ne m’avait pas encore parlé de Christine ni demandé de ses nouvelles. Mais Jean était très tête en l’air et il n’était qu’un pion. Je n’y prêtai donc pas plus d’attention.
Le « grossiste », en revanche, aurait dû s’inquiéter de ne plus avoir de nouvelles de Christine et souhaiter la rencontrer. Elle était son intermédiaire. Pas moi. Et ça faisait déjà une quinzaine qu’il n’avait plus de contacts avec elle.
Et c’était moi qu’il souhaitait rencontrer, comme faisant une croix sur Christine. Cela signifiait qu’il devait enfin avoir pressenti l’embrouille, même s’il était dans l’ignorance de ses tenants et aboutissants. Les coups de fil anonymes, c’était peut-être lui. Cherchant à la joindre.
Logique. D’ailleurs, je m’étais attendu à ce type de problème dès le moment où j’avais envisagé d’éliminer Christine. Le grossiste devait se manifester à un moment ou à un autre dès qu’il n’aurait plus directement de ses nouvelles. C’était fait. Et je devais l’éliminer aussi. Ce qui restait à faire. Car il ne pourrait jamais accepter que je l’aie mené en bateau. De toute façon, il représentait un danger et était une partie de mes emmerdes. Et je n’envisageais pas de m’associer avec ce type de businessman. Mon restau et mon quartier suffisaient largement à mon bonheur. Surtout sans Christine. Ce redeviendrait mon petit paradis.
Jean était en train de me dire que le grossiste souhaitait que la rencontre soit discrète, et ça tombait bien. Son élimination devait l’être aussi.
– Il souhaite que vous vous rencontriez à La Baule lundi midi.
– C’est parfait pour moi, répondis-je à Jean. Propose-lui devant le Casino.
Mais le grossiste de Christine, je ne l’avais jamais rencontré.
– Comment vais-je le reconnaître ? demandai-je.
Jean eut un petit rire.
– T’inquiète pas. Il te connaît. Et toi aussi !
– Moi aussi ? fis-je étonné. Mais qui est-ce ?
– Je ne peux pas te le dire. Il veut que ce soit une surprise pour toi. Chanceux, va ! minauda Jean.
Je gambergeais sec en essayant de trouver qui pouvait bien être ce colporteur de mort parmi mes relations.
– Fais la bise à Christine, conclut Jean avant de raccrocher.
Tiens ! il pensait enfin à elle. C’était bien lui, ça.



© Alain Pecunia, 2008.
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samedi 30 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 9 (suite et fin)

Chapitre 9 (suite et fin)





Je regagnai la plage à la fois soulagé et las. Faut dire que je venais de passer trois heures dans la baille et qu’elle était pas encore bien chaude. J’en avais les jambes bleues et le poil recroquevillé.
Horreur ! La vieille dingue tout en blanc au chat noir de l’avant-veille m’attendait en compagnie du beauf au labrador. Elle faisait de grands moulinets, son ombrelle à bout de bras, pour me signifier de me dépêcher de les rejoindre. Le labrador, tenu en laisse, se mettant à japper et à me filer des coups de museau quand je m’approchai et à s’agripper à mon boxer-short avec ses petites papattes de fauve qui me labouraient le bas-ventre.
– C’est une femelle ! me jeta son maître hilare en faisant semblant de la retenir.
J’avais l’impression que le cauchemar recommençait. Qu’est-ce qu’ils me voulaient, ces cons ?
– Vous n’êtes pas au courant ? me demanda la vieille folle virant hystéro.
Gloussant et toussant tout à la fois. Mais ce n’était qu’une crise de fou rire.
– De quoi ?
Soudainement sur mes gardes.
– Mais de ce qu’a trouvé cette brave chienne en allant chercher sa baballe juste après votre départ !
Je pâlis et me mis à frissonner intérieurement et extérieurement.
– C’est le froid, dis-je pour éviter qu’elle ne tente un bouche-à-bouche ou, pire, de me réchauffer.
Elle évoquait pour moi la Dame blanche des histoires de fantômes à la con. L’annonciatrice des catas. « Si tu la vois, c’est qu’il y aura une mort ! Peut-être même la tienne. » Putain !
– Ça ne vous intéresse peut-être pas ? poursuivit-elle l’air déçu devant mon peu d’enthousiasme manifeste. Pourtant, c’est juste là où vous étiez en train de pêcher…, ajouta-t-elle la mine gourmande comme la mamie pédophile attirant le petit garçon avec des confitures.
Sachant que la tentation sera irrésistible.
Mais moi, je connaissais. J’avais donné. Je me retrouvais au point de départ. Anéanti. Sans autre issue que de tendre les bras et de réclamer les menottes.
– Pourtant, c’est curieux, n’est-ce pas, monsieur ? dit-elle en se tournant vers le beauf toujours aussi hilare, à croire que c’était un ancien brûlé de la face au lifting loupé.
En les contemplant tous les quatre, la vioque en blanc, le beauf au bermuda à fleurs et à la chemise hawaïenne, la chienne au regard implorant et le greffier à la mine hargneuse, je me dis que Goya aurait pu en tirer quelque chose.
– Et alors ? demandai-je pour en finir.
– Eh bien… la chienne… elle a retrouvé… des morceaux…, fit-elle lentement pour ménager le suspens.
L’autre con, il hochait la tête.
– Et de quoi ?… Devinez…
Je haussai les épaules. J’en avais franchement marre de ce cirque. J’avais envie de lui casser ses effets en lui assenant un : « Je sais. C’est le corps de ma femme ! », et de les planter là.
Je parvins à me contrôler. Avec un gros effort.
– Je donne ma langue au chat, fis-je quasi aimable.
Elle était déçue que je n’entre pas dans son jeu. Elle, elle était prête à y passer une plombe.
Elle haussa les épaules, résignée.
– Puisque que vous avez donné votre langue au chat, vous avez droit à la réponse… La brave chienne, eh bien, elle a trouvé les morceaux d’un corps humain !
Je m’y attendais, bien sûr, mais je sentis mes jambes fléchir et le beauf me soutenir par un bras.
– Ça va ? demanda-t-il avec inquiétude.
– Qu’est-ce que vous êtes un monsieur sensible, minauda la petite vieille.
Puis tous deux éclatèrent de rire.
– Ne vous inquiétez pas, dit le beauf me soutenant toujours. Ce n’était pas un corps humain.
Ils se foutaient de ma gueule, voulaient jouer avec mes nerfs, ou quoi ? Moi, je savais bien que c’était Christine. Qu’avec cette trempette elle avait peut-être plus grand-chose d’humain, surtout après la découpe. Mais c’était ma femme, bon Dieu !
– C’est impossible ! lâchai-je presque en criant.
Tout mon être hurlait intérieurement, sur l’air des lampions : « C’est Christine… c’est Christine… c’est… »
– Mais si ! insista la folle. Mais si qu’on vous dit !
L’autre beauf hochant la tête.
J’étais ébranlé. Mon disque interne bogua. Il y avait du court-jus au niveau des branchements. Je les regardais l’air ahuri.
– C’était un mannequin de cire cassé ! assena-t-elle tout en brandissant furieusement son ombrelle vers moi.
Ils étaient déçus de mon peu d’enthousiasme.
– Ah… mannequin de cire… cassé le mannequin…, articulai-je hébété.
– C’est drôle, non ? Mais je dis que c’est pas bien de traiter l’Océan comme une poubelle, ça non !
Ce devait être une ancienne prof.
J’acquiesçai bêtement, tentant vainement d’assimiler la nouvelle, les remerciai, tapotai la tête de la chienne, renonçai à caresser celle du chat, leur dis que je me sentais fatigué, très fatigué, qu’il fallait que je remonte.
– Je vous raccompagne ! fit la petite vieille joyeusement en me prenant par le bras pour me soutenir.
Mais c’est moi qui me la suis traînée jusqu’à ma voiture. Et il y avait beaucoup de marches à ce putain d’escalier pour remonter de la plage.


© Alain Pecunia, 2008.
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vendredi 29 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 9

Chapitre 9





C’est drôle la nature humaine. Je dormis malgré tout comme un bébé. Peut-être parce que j’avais admis l’inéluctable. Le foirage de mon plan génial pour me débarrasser de Christine. Celle-là, on pouvait dire qu’elle m’avait porté la poisse de bout en bout.
Mais je ne fus même pas réveiller par les gendarmes. Seulement par la faim.
Ils devaient être à la bourre, c’est tout. D’ultimes vérifications. Peut-être un problème d’identification. Ils avaient peut-être pas pensé tout de suite que c’était Christine. Ils avaient pris du retard, c’est tout. Mais moi, je savais bien que c’était elle. Il n’y avait pas d’illusion à se faire.
J’avais déjà moins faim. J’avalai deux bols de café noir coup sur coup en grignotant un croûton de pain.
Je passai la matinée à tourner en rond. Je n’osais même pas aller chercher le journal. Puis je me plantai devant la télé pour essayer de ne plus penser. Rien aux infos régionales.
Au milieu de l’après-midi, je me décidai à aller acheter Ouest-France et Presse Océan. Comme je n’achetais jamais de journaux, je ne voulus pas me faire remarquer et je filai à Saint-Brévin-les-Pins. Je balayai chaque page avec nervosité – excepté les feuilles sports et spectacles – à l’intérieur de ma voiture où je me mis à transpirer à grosses gouttes par ce temps lourd.
Rien. Pas la moindre trace des morceaux. Pas même une allusion.
Je revins à la villa où personne ne m’attendait.
À dix-neuf heures, le téléphone sonna. Je me précipitai pour décrocher fébrilement.
– Allô !
On avait raccroché.
Pareil une heure plus tard.
J’appelai le Jean.
– T’as essayé de m’appeler ?
Il était surpris.
– Pourquoi ? tout va bien ici.
Je m’excusai et raccrochai car c’était l’heure du coup de feu au restau.
Je m’endormis devant la télé. Me réveillai deux heures plus tard et me rendis compte que je n’avais pas mangé de la journée.
Je me fis réchauffer une boîte de cassoulet que j’eus un mal fou à digérer. Plus à cause des nerfs que de la bouffe.
Le lendemain matin, vendredi 13, je fus réveillé par une bonne crise d’aérophagie.
Il fallait que je me reprenne en main. J’avais toujours été un battant. De ceux qui vont toujours au-devant de la vie. Et sur qui les emmerdes tombent le plus souvent, épargnant les autres, les prudents, les précautionneux. Comme si ça les provoquait.
En début d’après-midi, je réunis mon attirail de pêche et descendis au port en voiture. Je voulais en avoir le cœur net. Savoir si les morceaux étaient toujours là ou si je n’avais qu’halluciné. Foutu pour foutu, autant être fixé par moi-même.
Sur la plage, ce n’était pas encore la foule du week-end, mais déjà plus le quasi-désert de la semaine.
Je ne serais pas tout seul à patrouiller la crevette. En un sens, ça me rassurait de ne pas être seul si je retombais sur un bout de barbaque de Christine.
Je ne débutai pas ma quête par mon trajet habituel. Il était déjà occupé, d’ailleurs. Autant laissé un autre tomber dessus.
Je m’étais fait une topographie exploratrice délimitée par le port de Saint-Michel et le promontoire de Tharon-Plage. Je m’étais découpé ça mentalement en zones de pêche. Mon habituelle se trouvait au milieu. Mais j’avais décidé de la contourner par l’extérieur en partant du port et de m’en rapprocher peu à peu.
Je poussai d’abord mon haveneau avec nonchalance. Le relevant rarement et rejetant le tout à la mer car la vue de la moindre solette ou crevette me révulsait. Et je dis pas quand une algue traînait au fond de mon filet ! L’hor-reur !
Je ne cessais de me répéter : « Putain de salope de putain de Christine » pour m’encourager. Et ça marchait. C’est d’ailleurs toujours les trucs les plus simples et les plus cons qui marchent. Comme pour l’œuf de Christophe Colomb ou le fil à couper le beurre. Ceux qui compliquent, ils se plantent à chaque fois. Ce sont toujours les esprits simples qui trouvent le bon truc.
Je me rapprochais de plus en plus de mon parcours habituel. Sans appréhension. Pas trop en fait.
Certains me regardaient bizarrement quand je les devançais en poussant mon haveneau plus rapidement que ne l’exige cet art délicat du crevettier.
– Vous le relevez pas souvent ! me jeta même un beauf RTT. Vous vous prenez pour un chalut !
– J’ai un truc à moi ! lui jetai-je hargneusement.
Quand j’arrivai sur zone, un brin tendu, un gamin maigrichon d’une dizaine d’années, qui poussait un haveneau deux fois trop grand pour lui, m’interpella.
– Hé ! m’sieur, pourquoi vous rejetez votre pêche à l’eau ? C’est gâcher.
Il en était presque indigné le môme.
– Je suis écolo, lui jetai-je. J’aime les petites bêtes.
– Mais ça se mange, m’sieur !
Ce devait être un gosse de pauvre.
– Suis-moi, je te donnerai ma pêche.
J’entamai le ratissage de mon secteur, lentement, pas après pas. Comme au ralenti. Le môme en parallèle, légèrement en décalé ; tentant d’« imiter » ma technique de pêche. D’abord dubitatif puis emballé quand nous relevâmes ensemble nos haveneaux. Une vraie pêche miraculeuse.
Moi, je lui déversai en vrac le contenu de mon filet dans son sac de toile en bandoulière. Le gamin était content.
Moi aussi, car il n’y avait pas trace de Christine pour l’instant.
Je patrouillai mon parcours dans tous les sens. En parallèle. Perpendiculairement. En zigzag. En damier. D’abord avec le gamin enchanté sur les talons, puis seul quand il eut rempli son sac et que je lui fis cadeau de mon panier plein à ras bord de diverses saloperies.
Et pas de Christine ! J’étais quasi euphorique. Pourtant, c’étaient pas les maigres étrilles ni la poiscaille qui auraient pu tout bouffer en quarante-huit heures. À moins que la marée ne l’ait transportée ailleurs, évidemment. Ce que j’aimais moins, et comme quoi toute espérance est porteuse de ses propres scories.


© Alain Pecunia, 2008.
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jeudi 28 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 8

Chapitre 8





Mais neuf jours plus tard, ce mercredi 11 juin, après cette pêche cauchemardesque d’il y a à peine deux heures, je n’arrivais toujours pas à me défaire de cette vision hallucinatoire des morceaux aquatiques de Christine.
Ça me semblait à la limite de la dinguerie. Le remords pouvait-il provoquer de telles visions ? Mais je n’en éprouvais strictement aucun !
Ou l’effet du soleil. J’ai peut-être halluciné sur un gros crabe que j’ai pris pour un crâne ? Une solette ou une étoile de mer que j’ai prise pour une main ?
Mais t’es con ! T’as déjà vu un crabe avec des cheveux ? Une sole avec une alliance ?
Et si je suis tombé sur ces morceaux de barbaque, d’autres vont aussi tomber dessus ?
Ils vont me la retrouver, ces empaffés de gendarmes ! On va la leur apporter en petits morceaux. Même que ça sera peut-être pas complet. Mais ils s’en foutent.
Et qu’est-ce que vous faisiez là à pêcher sur les lieux du crime ?
Nous avons deux témoins ! La vieille dingue et le beauf.
Niez pas !
Peut-être même que vous n’alliez à la pêche rien que pour mettre chaque jour un petit morceau de votre femme à l’eau ?
Vous êtes fait, mon gaillard !
Au secours ! Réveillez-moi !
Fallait en convenir, elle était plus chiante morte que vive.
Mais, crétin, tu l’as tuée. D’accord. Tu l’as trucidée.
Mais t’en as pas fait des confettis de la Christine ! T’es bien placé pour le savoir.
Alors qui l’a découpée ? Qui a pu trouver le corps ? Qui a pu te suivre ?
Oui, fallait voir les choses rationnellement, logiquement, froidement.
Quelqu’un avait suivi tous mes faits et gestes et m’avait tendu un piège diabolique.
Mais qui était diabolique dans son entourage ?
Je ne connaissais pas tous ses amants. Je ne pouvais pas savoir.
Jean, il était au boulot. C’était un salaud, mais il n’avait rien de diabolique.
Son fournisseur ? Mais il avait besoin d’elle comme courtier.
La concurrence ? Pourquoi pas. Ce pouvait être une piste.
En tout cas, c’était quelqu’un qui m’en voulait bougrement et voulait me faire porter le chapeau.
Il y avait pourtant plus simple. Me dénoncer. Mettre le cadavre de Christine dans mon coffre de voiture. Le balancer près des poubelles dehors.
Non. Ce qui était sûr, c’était que celui qui m’en voulait m’en voulait vraiment à mort.
Mais je n’avais jamais fait de crasse à personne. Ou pas plus que tout un chacun. J’étais réglo en affaires.
Tiens, en parlant d’affaires, qu’est-ce que je pourrai bien raconter à son grossiste s’il se manifeste ?
Ce type, que je ne connaissais pas, je ne le sentais pas. Vraiment pas. Grossiste en coke, c’est pas un commerce, ça. C’est de l’entreprise criminelle. C’est du pourri assuré.
Je ne voyais, en fin de compte, que Jeannot sur qui compter. Lui seul pouvait comprendre la disparition mystérieuse de la Christine. Il la connaissait même avant moi l’enculé.
Mais c’était lui qui faisait tourner la boutique en mon absence. Je ne pouvais pas me permettre la faillite en le faisant venir s’il y avait du malfaisant qui rôdait autour de moi.
De toute façon, dès ce soir ou demain matin première heure au plus tard, les gendarmes seraient là pour m’annoncer la découverte de ma femme et m’arrêter sur-le-champ. E finita la commedia !


© Alain Pecunia, 2008.
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mercredi 27 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





Le samedi 31 mai, je me réveillai en éprouvant un grand sentiment de délivrance.
Je n’allai pas à la pêche et je m’attendis à voir débarquer à tout moment la maréchaussée vu la fréquentation de la pointe Saint-Gildas le week-end et les mômes ou les curieux qui visitaient ses blockhaus.
Rien, ce n’était pas normal.
Une jolie blonde à poil, même morte, ça se remarque au milieu d’un blockhaus. Suffisait de jeter un œil par l’immense embrasure de la pièce d’artillerie pour qu’on ne voie qu’elle.
Le dimanche, j’étais fébrile. Je me forçai à aller pêcher. Pour faire quelque chose. Je me sentis mieux quand je commençai à pousser mon haveneau devant moi au milieu de la trentaine de cons qui avaient eu la même idée.
Pas de gendarmes quand je rentrai chez moi.
Le lundi 2 juin, je décidai de me rendre sur place.
Que dalle. Pas de corps.
Alors, là, les idées les plus folles.
Ils l’ont découverte mais n’ont rien dit pour me tendre un piège… Un disséqueur amateur a profité de l’aubaine… Un clochard anthropophage… Un nécrophile… Un empailleur…
Mais l’hypothèse la plus sérieuse restait le piège des flics.
Et son cabriolet qui était toujours là sur le parking du restau. La capote intacte. Même pas de vandalisme.
Je ne savais plus à quel saint me vouer. Mais il n’y avait pas trente-six solutions logiques pour trouver la conduite à tenir.
Je pris mon courage à deux mains et me rendis à la gendarmerie de Pornic. Les jambes flageolantes que j’avais en pénétrant dans les locaux.
Je me suis laissé tomber sur un siège dans le couloir.
Un gendarme est passé.
– C’est pour quoi ?
– Ma femme a disparu, dis-je, l’air paumé.
Mais je n’avais pas à me forcer vraiment.
Il me regarda avec commisération et me demanda de le suivre.
Nous fûmes vite rejoints par un de ses collègues dans le bureau où il m’avait fait entrer. Je ne sais pas pourquoi, ils vont toujours par deux.
J’expliquai que j’avais donné rendez-vous à ma femme sur le parking du restaurant à dix-neuf heures le vendredi soir précédent. Qu’elle était toujours ponctuelle. Alors je n’avais attendu qu’une demi-heure puis j’étais rentré à la villa. Pensant qu’elle avait oublié notre rendez-vous ou renoncé à venir. Mais elle n’y était pas non plus.
– Vous ne vous êtes pas inquiété ? me demanda l’un d’eux.
Je pris un air piteux. Expliquai mon amour fou pour ma femme devant les gendarmes qui me regardaient presque avec pitié. Ses infidélités. Ses fugues amoureuses. Nos petits accords. Mes pardons. Ma compréhension. Peut-être fautive, je l’admets.
– Elle va sûrement revenir, alors ! me coupa l’autre gendarme en haussant les épaules tandis que son collègue me tapota l’épaule comme pour me réconforter.
– Oui, mais je suis inquiet quand même, insistai-je le regard douloureux. Ce matin, je suis allé à la pointe Saint-Gildas pour voir si elle avait pu arriver plus tard, avoir un malaise, tomber du haut des rochers…
– On l’aurait retrouvé ce week-end, monsieur, me recoupa le même gendarme.
– Oui, mais j’ai vu sa voiture sur le parking du restaurant La Flottille. Il lui est peut-être malgré tout arrivé quelque chose… Il faudrait peut-être fouiller les alentours… Elle a pu être victime d’un sadique, ou se faire enlever ? fis-je le regard éperdu.
Les deux gendarmes se montrèrent nettement plus intéressés.
Mais, au lieu de se précipiter au secours de ma Christine, ils passèrent une heure à remplir ma fiche d’identité et à me poser plein de questions sur mon boulot, le sien, des ennemis possibles, etc.
Puis ils m’emmenèrent sur les lieux dans leur fourgonnette. Une autre estafette nous suivant.
Ils ratissèrent les lieux à six. Plus le chien policier une heure plus tard.
Deux heures ça dura. Mais pas de trace de Christine.
Ils partirent alors dans l’enquête de voisinage pour savoir si quelqu’un avait remarqué quelque chose d’anormal.
Pour eux, elle pouvait très bien être partie avec quelqu’un. De toute façon, pas de corps, pas de problème.
Ils prirent quand même ma déposition. Trois heures malgré l’ordinateur portable !
Ils lanceraient également un avis de recherche. Mais fallait pas que je m’inquiète vu notre relation bizarre. De toute façon, « on vous tiendra au courant ».
– Merci beaucoup, messieurs. Ça me rassure de savoir que vous vous en occupez. Même si c’était une simple fugue.
En sortant de la gendarmerie, je me disais que c’était pas possible, elle allait quand même pas se montrer encore plus chiante morte que vive !
J’étais épuisé par cette journée, aussi je me promis d’aller le lendemain mardi à la pêche, pour me détendre. Ce que je fis.
Le mercredi midi, ils étaient deux gendarmes à ma porte.
– Excusez-nous, mais il y a un point de votre disposition qui ne colle pas… Vous n’êtes pas revenu directement ici. Vous avez déposé être parti de la pointe Saint-Gildas vers dix-neuf heures trente. Vous auriez dû être là vers vingt heures dix. Mais un témoin vous a vu arriver ici vers vingt heures quarante. Soit plus d’une demi-heure plus tard.
– Oh ! excusez-moi, dis-je en prenant l’air penaud. J’étais tellement dépité et malheureux de ce qu’elle me fait subir que j’ai poursuivi mon chemin jusqu’à l’entrée de Saint-Brévin avant de reprendre l’autre voie et de revenir ici.
Le gendarme marqua un temps de silence et regarda son collègue d’un air entendu.
– Nous comprenons, dit-il.
Ils me quittèrent en me jetant presque un regard de pitié.
J’allai me servir un armagnac en la maudissant. Où pouvait-elle bien être encore !
Puis, résigné, je retournai à la pêche tous les jours suivants. Sans autres nouvelles des gendarmes.
De toute façon, l’essentiel était qu’elle fût morte, non ? Que j’en fusse débarrassé à tout jamais. Le corps, on s’en foutait. Et puis j’oubliais tout quand j’allais à la pêche. Comme une thérapie me préparant à un nouveau départ. Alors basta les conneries de Christine !



© Alain Pecunia, 2008.
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mardi 26 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





La villa de Christine était une de ces constructions des années cinquante-soixante qui parsemaient les communes de la côte de Pornic à Saint-Brévin-les-Pins-l’Océan.
On était en Loire-Atlantique et le modèle obligé avait été le « style basque ». Impossible de construire alors une villa si elle n’était pas basque. Au pays de Retz, entre les Vendéens et les Bretons.
Un perron de quelques marches en façade avec sa porte-fenêtre. Un toit en longueur à tuiles et à deux pans. Un pan court et un pan long. À gauche ou à droite. Au choix. Cent mètres carrés habitables au sol environ. Un grenier avec son œil-de-bœuf. Théoriquement aménageable. Mais, en général, c’était le garage qui se retrouvait aménagé au fil du temps. C’était d’ailleurs prévu par le maçon dès le départ. Les volets jaunes ou marrons ou blancs ou bleus.
Parmi les pins, c’était joli. Ça avait fini par faire le charme de la région.
Moi, ça me plaisait. Je me serais bien vu finir mes jours là. De plus en plus avec mon entrée dans la cinquantaine. Mais sans Christine.
J’étais venu la première fois il y avait onze ans. La première année de notre rencontre. Alors que je n’étais encore que son amant. Avec son mari, bien sûr. C’est d’ailleurs lui qui m’avait initié à la pêche à pied : moules, berniques, crevettes, étrilles. Au haveneau. On y passait des heures tandis que Christine se faisait bronzer en string au pied du poste de secours des CRS-maîtres nageurs du port qui en attrapaient des cernes de la zyeuter de si près avec leurs jumelles de marine.
Ensuite, une fois mariés, nous y étions venus une quinzaine par an autour du 15 août, seule période où j’acceptais de déléguer mon affaire à « mon cher Jean ». L’enfoiré.
Dès mon arrivée à la mi-mai, j’étais retourné chaque jour aux crevettes selon les horaires de marée. J’y retrouvais mon enfance. Me sentant redevenir pur et simple. Loin des turpitudes de Christine la sorcière.
Pendant ce temps, elle, je l’envoyais en mission de reconnaissance. Après tout, c’était elle qui avait l’expérience. Moi, je n’amenais que la notabilité du commerçant respectable.
Puis, le soir, nous allions dans les restaurants et les bars qu’elle avait repérés et qui étaient susceptibles d’accueillir notre business.
Ça ne dura d’ailleurs qu’une dizaine de jours. C’était juste pour endormir Christine.
En rentrant, le soir, je l’encourageais à sniffer une dernière ligne, juste avant le dodo.
Elle était venue avec son cabriolet et moi avec ma familiale.
Le vendredi 30 mai, elle me dit qu’elle avait envie de faire du shopping à La Baule. Je lui proposai de la retrouver vers dix-neuf heures à la pointe Saint-Gildas pour dîner au restaurant face à l’Océan.
Je pouvais compter sur elle pour être en retard.
Il n’y avait plus personne qui traînait autour des blockhaus quand elle arriva à huit heures moins le quart.
Je lui avais demandé de me retrouver près du blockhaus le plus proche du parking. Je voulais lui montrer une cache super.
Je m’étais glissé dans le blockhaus dès que je l’avais vue garer son cabriolet sur le parking du restaurant.
Quand elle arriva à hauteur de l’embrasure de la pièce, je l’interpellai et elle enjamba le rebord pour me rejoindre.
– T’as pas envie ? lui dis-je.
Je vis à son regard qu’elle avait par mal sniffé et que ça lui était indifférent.
Mais elle avait un point faible. Son sexe.
Quand elle se refusait – c’était l’exception, mais ça pouvait arriver –, il suffisait de lui plaquer la main sur le pubis pour qu’elle s’abandonne aussitôt. Ce que je fis, lui ôtant sa robe en un tour de main après qu’elle eut commencé à fléchir les genoux.
– Ferme les yeux et ouvre la bouche, lui dis-je.
Une fellation à l’aveugle, elle adorait ça.
Elle dut croire à je ne sais quel jeu quand je lui enfournai le godemiché en latex dans la bouche. Bien profond. Que j’avais bourré de coke et dont j’avais agrandi suffisamment l’orifice pour qu’elle en avale rapidement une bonne quantité. Dix doses que j’avais mises. Piquées sur sa réserve.
Je la maintins fermement.
Elle hoqueta, étouffa, se débattit faiblement, le visage mouillé de larmes et barbouillé de coke. Pour devenir rapidement une poupée inerte émettant un faible râle. Que j’abandonnai pour rejoindre ma voiture cinquante mètres plus loin.
Je passai par Préfailles pour rejoindre la route Bleue. Trente minutes plus tard, je rentrais la voiture dans le garage.
Alentour, chacun était devant sa télé.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

lundi 25 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 5 (suite et fin)

Chapitre 5 (suite et fin)





Les flics, ils sont ce qu’ils sont, c’est vrai, mais lorsqu’ils sont corrects, il faut le reconnaître. Et honnêtes, car ils le furent. Enfin, le marché qu’ils me proposèrent.
Ils passèrent l’éponge sur les réserves du restau – qu’ils emportèrent en disant : « Ça, c’est pour les cousins. Ils seront contents ! », mais je n’ai pas compris ce qu’ils voulaient dire par là –, en laissant un peu pour Christine pour pas la sevrer d’un coup, qu’ils ont dit, que c’est mauvais. Ils arrêtèrent ce salaud de Clément sur mon témoignage et me demandèrent de jouer à celui, pour quelque temps seulement, qui avait repris son trafic. Ils voulaient que j’écoule la cinquantaine de doses de la commode pour « montrer » que le commerce continuait et pousser ainsi le « fournisseur » de Clément à se dévoiler.
C’était honnête et je conservais ma patente. Faut dire qu’on était quand même là depuis trois générations et que la police n’avait jamais rien trouvé à redire sur nous. « Même sous l’Occupation ! » répétait souvent ma mère avec fierté de son vivant.
Chaque fois que je fournissais un « client », je me plaignais amèrement de l’épuisement prochain de ma petite réserve. En espérant que ça remonte quelque part.
Tout ça dura quinze jours pendant lesquels je dus supporter une Christine hystéro et infernale. Me traitant de tous les noms, mouchard, indic… M’accusant de l’arrestation de son Clément. Menaçant tantôt de se suicider, tantôt d’aller se dénoncer pour qu’on relâche son amant et qu’on me retire ma patente.
J’aurais dû la tuer à ce moment-là. Mais je ne pouvais concevoir de perdre à la fois ma Christine et ma patente. Ni prévoir ce qui allait arriver. Car ce fut le début de la grande dégringolade après l’enfer conjugal.
Puis, un soir, alors qu’il ne me restait que quatre doses et que je me plaignais du tarissement de mon stock, elle me dit tout à trac :
– T’inquiète, mon amour !
Je n’y prêtai même pas attention. Une connerie de plus, me dis-je. Tant elle m’y avait habitué.
Le lendemain matin, elle me lança un énigmatique :
– Je vais en courses !
J’étais sur le coup de onze heures devant mes fourneaux. Quand elle pénétra dans mon antre, alors qu’elle n’y mettait jamais les pieds, car c’eût été porter atteinte à sa dignité de secrétaire ministérielle.
– Tiens ! mon biquet, lança-t-elle négligemment tout en tenant à bout de bras un sac de papier.
J’étais en train de préparer les échalotes pour la bavette du déjeuner. Le plat du jour.
– C’est quoi ? dis-je en tournant légèrement la tête vers elle.
– Ben, ce qui te manquait, idiot ! dit-elle en haussant les épaules.
– Ce qui me manquait ?
Je craignais le pire.
– Ce qui commençait à te manquer, mon chéri, pour ton petit commerce parallèle.
– Ne me dis pas que… ?
– Mais si, insista-t-elle comme si elle avait affaire à un demeuré. T’as là de quoi tenir un mois… J’ai même promis que tu en écoulerais légèrement plus le mois prochain.
– Ecouler plus…
Je revins sur terre avec mon esprit comptable.
– Mais avec quoi t’as pu payer ça ? demandai-je de plus en plus inquiet.
– C’est une simple avance, amour. Tout comme tes fournisseurs de limonade quand tu es dans le rouge question traites.
– Je ne comprends pas. Explique-moi ! m’énervai-je.
– De la même façon qu’ils te font confiance, nous te faisons crédit, conclut-elle avec son plus ravissant sourire de garce.
Je sentais mes synapses s’agiter en tous sens sans parvenir à établir la connexion.
– Qui nous ? demandai-je en une lente déglutition.
– Mais, ton grossiste et son courtier, amour.
Toujours avec la même saloperie de sourire.
Je fermai un instant les yeux pour me dire que je rêvais. Que j’allais les rouvrir après avoir compté jusqu’à cinq. Que cette vision de cauchemar aurait disparu et que j’aurais entendu des voix. Ce sont des choses qui arrivent. Le stress, la tension, le surmenage…
Elle n’était plus là. Mais le sac de papier était posé sur le plan de travail. Et c’était pas de la farine ni du sucre édulcorant.
Le fournisseur et son courtier s’étaient manifestés. J’ignorais l’identité du premier, mais le second je ne le connaissais que trop. Ma femme !
Je ne me voyais pourtant pas aller la dénoncer aux Stups. Parce que je tenais malgré tout encore à elle et que j’avais peur qu’elle ne me dénonce pour le meurtre de son mac qui ne datait que de quatre ans – encore six longues années à attendre pour la prescription. Avec toutes les conneries qu’elle aurait encore le temps de trouver à faire. Seule ou en coopération comme en ce moment.
D’une certaine façon, nos sorts étaient intimement liés. Liens indissolubles bien plus puissants que ceux du mariage.
Mais les flics ne comprirent pas que je sois suffisamment fourni en coke pour poursuivre mon business sans que j’aie eu un contact avec le niveau supérieur.
Le coup du paquet déposé dans la boîte aux lettres marcha une fois. Pas deux.
J’avais le courtier dans mon lit – enfin quand Christine ne découchait pas – et les Stups à ma porte.
Je ressentis la nécessité de prendre du large. Mais fallait que je me traîne la Christine. Je ne pouvais pas la laisser seule dans l’attente d’une catastrophe. En même temps, une petite idée commençait de germer. « Et si je revenais seul ? »
Ces gens-là ont une faiblesse. Le fric facile.
Christine avait hérité de ses parents d’une villa à Saint-Michel-Chef-Chef. Je lui proposai d’aller prospecter un nouveau marché entre la pointe Saint-Gildas et le pont de Saint-Nazaire. Avec Pornic comme point fort et Saint-Brévin comme tête de pont possible pour conquérir La Baule.
Elle finit par se laisser convaincre. Pas tellement par moi, d’ailleurs. Mais par son grossiste que l’idée emballait. Ce qui me surprit un peu parce que mon idée était plutôt une idée à la con. « Peut-être, après tout, a-t-il idée de s’en débarrasser lui aussi », finis-je par me murmurer.
J’avais proposé de partir à la mi-mai pour être sur le pied de guerre à l’arrivée des juillettistes.
– Mais à qui confier le bar-restaurant pendant mon absence ? dis-je.
– Mais à Jean, voyons ! fit-elle péremptoire.
Jean Périni était mon plus ancien serveur. Vingt ans de bons et loyaux services. Quasiment mon homme de confiance. Et cet enfoiré s’était laissé ensorceler par ma salope de Christine. Mais depuis quand, nom de Dieu ?
– Ne t’énerve pas, mon chéri. D’ailleurs, c’est grâce à lui que nous nous sommes rencontrés. C’est lui qui m’a conseillé de venir déjeuner dans ton restaurant. Il était sûr et certain que je te taperais dans l’œil… Il a eu raison, non ?
La seule erreur que je n’avais jamais faite dans ma vie, c’était de me méfier de l’Etat et de ses fonctionnaires. Sangsues du petit commerce. La preuve, ma salope de femme secrétaire au ministère de la Défense.



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dimanche 24 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





C’était il y a quatre ans.
Depuis, Christine avait largement dragué dans les parages de la rue Cler, quasiment à domicile. Mais je ne pouvais ni n’avais l’envie de partir dans d’autres tentatives d’élimination de ses amants. C’était trop proche et c’eût été une tâche sans fin. Même si j’étais le plus malheureux des hommes, je me réfugiai dans le rôle magnanime de l’homme moderne qui ne confond pas sexualité et sentiment.
Ma vie professionnelle, qui n’avait jamais jusqu’à présent souffert des frasques de Christine – « Elle me ramène même des clients ! » me disais-je parfois amèrement –, était en quelque sorte le rempart de mon existence contre la réalité.
Puis tout commença à basculer il y a deux ans, quand Christine tomba sur un dealer.
Durant toutes ces années d’infidélité et de vie de collectionneuse, elle avait bien dû en fréquenter, mais je dois reconnaître, ce qui est malgré tout surprenant, qu’elle n’avait jamais été intéressée par la drogue. Elle était vaginale – ça au moins je le sais –, avec préliminaires pervers, plutôt que piqûre ou sniffette. De toute façon, elle n’avait jamais supporté les piqûres ni même la vue d’une seringue. Elle fumait même pas. Je me croyais vraiment peinard de ce côté-là.
Mais elle devint sniffette. Peut-être, me disais-je, parce qu’elle n’a plus rien à attendre du côté cul sous toutes ses formes vu qu’elle a tout essayé et réessayé.
Clément, il s’appelait ce dealer. Précoce, vingt-deux ans. Fils à papa. Un trois-pièces rue Saint-Dominique. Une Mercedes cabriolet. Bien fringué et beau parleur. Un mètre quatre-vingt-cinq, la gueule d’un hidalgo sans la classe, un peu bohème, les cheveux mi-longs rejetés en arrière. Ni propre ni sale. Toujours entre deux doses.
Christine, évidemment, ne manqua pas de l’amener au restaurant.
J’ai d’abord pris ça pour une tocade. Mais la drogue est rarement une tocade. Et puis, elle a commencé à taper dans la caisse malgré toute ma vigilance et celle des deux serveurs. À se demander si elle n’en avait pas embobiné un – ou les deux à la fois. J’ai alors tout fait pour l’empêcher de se droguer et de partouzer à l’aveugle. Je n’ai jamais pu la conduire dans un centre de désintoxication, alors j’y allais moi-même pour pêcher des infos.
J’ai tout tenté. L’autorité. La compréhension. La fermeté et le laxisme. J’ai même adhéré un moment à une association pour la légalisation de la drogue. Mais je n’ai pas tardé à avoir les Stups au restau. Ils voulaient vérifier qu’il n’y avait pas de trafic organisé. Vu que Christine, elle, ne se cachait plus pour sniffer. Et moi j’y tenais à ma patente. Si Christine était le sens de ma vie, le restau, lui, il est ma raison d’être – et déjà mon moyen de subsistance.
De toute façon, la légalisation de la drogue, moi je n’y croyais plus. Mon bon sens de commerçant avait repris le dessus.
Ceux qui veulent la légalisation disent : comme ça, la drogue, elle sera en vente libre et pas chère et ne rapportera donc plus assez aux trafiquants pour qu’ils continuent de s’y intéresser.
Ce qui est faux, car ils vendront encore moins cher et, vu l’étendue de ce marché de masse, ils ramasseront la mise.
Alors donnons-la gratuitement.
Oui, mais, là, elle risque de ne plus intéresser grand monde. Il n’y a pas d’effet de mode avec un truc gratos et ça n’emmerdera plus personne ni n’aura plus aucune signification transgressive.
Et l’effet de mode et le besoin de transgression, ils se porteront – ils se portent déjà – sur les drogues de synthèse qui rapportent encore plus gros et qui sont loin d’être épuisées question nouveautés. Et les truands ramasseront toujours la mise.
La coke deviendra bientôt aussi ringarde que la marijuana. Un truc pour vieux en maison de retraite.
Pour la première fois depuis notre rencontre, je m’opposai à Christine et lui intimai l’ordre de ne pas sniffer au restau – c’est mauvais pour la clientèle, même si elle n’était pas la seule à renifler dans ce quartier cosmopolite, et ça attire les Stups. De ne pas ramener de drogue ni chez nous ni au restau – ma grande frousse, c’était qu’elle puisse en planquer pour le commerce de son gigolo. Là, c’était la patente qui sautait à coup sûr.
Mais rien n’y faisait. Ni menace ni tendresse. Elle ne voulait rien entendre. Me traitait de vieux con. Qu’elle était amoureuse de Clément et que je ne pouvais pas comprendre. Qu’il me ferait la peau son Clément si je continuais à faire du ramdam avec les flics. Que je n’étais qu’un jaloux. Un minable. Un trou du cul de commerçant étriqué qui foirait devant les bœufs.
Pour la première fois, je lui filai une baffe. Magistrale.
Elle vint se coller contre moi. Me demanda pardon et me fit l’amour comme dans les premiers temps de notre rencontre. Avec longue sucée pour moi, léchouille experte pour elle, doigt dans le cul pour les deux et éjaculations successives et dans le désordre dans tous les trous existants.
Le feu d’artifice complet, quoi ! Plutôt Carnaval de Nice que celui de Maubeuge.
Mais qui ne dura que ce que dure ces feux-là. Guère plus qu’un feu de paille.
Tout le cirque et les emmerdes recommencèrent. En s’accentuant. Avec moins de baises qu’avant vu que ça devenait de moins en moins son truc.
Enfin, pas vraiment. Je pouvais la baiser comme je voulais et quand je voulais – d’ailleurs, je n’étais pas le seul dans le quartier – mais j’avais l’impression de me masturber devant un magazine de cul vu qu’elle réagissait de moins en moins et que, tout au plus, soit elle somnolait ou partait en gazouillis à faire débander un saint.
Et j’avais la police de plus en plus sur le dos. Me faisant comprendre que j’étais limite complicité de recel et commerce illicite de substances dangereuses.
Un flic à demeure en terrasse par beau temps ou à l’intérieur près de la porte des toilettes par mauvais temps, ça commençait à faire désordre pour mon type de commerce.
Et ça fit encore plus désordre quand une descente des Stups, un soir, découvrit la planque du Clément sous une dalle descellée derrière la porte des toilettes. Et c’était sa réserve pour tout le secteur.
Mais la planque, elle était dans mon restau, Le Relais angevin, pas chez Clément.
Celui-là, il était moins con que ma Christine ou elle était plus tarée que lui, selon.
Alors, pour les flics, c’était MA planque !
Et quand ils trouvèrent dans le tiroir secret de la commode de l’arrière-grand-mère – que même moi je ne savais pas qu’elle avait un tel tiroir à l’ancienne – une réserve supplémentaire, ben c’était encore chez moi !



© Alain Pecunia, 2008.
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vendredi 22 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 4 (suite et fin)

Chapitre 4 (suite et fin)





J’étais affolé à la seule idée de la perdre un jour. Je lui accordai donc son « espace de liberté » un week-end sur deux. Mais ce fut rapidement selon son bon vouloir.
Je redevenais fou de jalousie mais n’envisageais pas de me séparer d’elle. Elle était devenue ma drogue intégrale tant elle savait être dans nos ébats une salope absolue. Même si je souffrais de plus en plus de devoir la partager.
Surtout quand je laissais errer mon imagination sur les terrains vagues de la sexualité brute durant ses week-ends d’absence.
Certains épisodes de l’époque où je n’étais encore que l’amant revenaient en surface. Pourtant, j’aurais dû en noter le sens.
Un soir que nous roulions en voiture dans Paris et passions place Dauphine, elle me dit : « Ça doit être drôle ! », en me faisant remarquer le « petit train » qui se formait. Un autre soir – car elle aimait alors que nous roulions dans Paris la nuit –, porte Maillot, elle me demanda de ralentir à hauteur d’un échangiste au volant de sa voiture, sa partenaire baissant les yeux à ses côtés, Christine me jetant un curieux regard indéchiffrable. Ou encore un autre soir, arrêté le long d’un trottoir des boulevards extérieurs – c’était au début de notre relation –, nous pelotant comme des affamés, ses seins à l’air, sa jupe remontée sur ses cuisses, sa main droite cherchant à dégager mon sexe de mon slip kangourou, un type qui s’approche pour mater et elle qui dit : « Laisse-le, il fait rien de mal. » Je crois même maintenant que ça faisait du bien à Christine. Que j’en étais à demi conscient. Mais ces jeux troubles n’étaient pas mon truc. J’étais amoureux fou. Jalousement amoureux. Pire qu’un paysan avec son tracteur « air conditionné, liaison radio et stéréo intégrée ».
Je n’étais pas fier de moi quand je laissais vagabonder mon imagination. Je découvrais en même temps que passion pouvait rimer avec veulerie et lâcheté.
Un soir, je n’y tins plus. je lui demandai tout à trac ce qu’elle pouvait bien trouver chez les autres.
– C’est différent, c’est tout, amour, répondit-elle en se pelotonnant dans mes bras.
Je m’enhardis.
– Mais encore ? Par exemple, avec le dernier. Ça dure depuis longtemps ?
C’était un truc que je ne comprenais pas chez Christine. Il n’y avait pas de schéma préétabli dans l’infidélité, mais deux catégories d’amants bien établies. Les passades et ceux qui duraient. Je craignais évidemment plus ces derniers que les premiers car j’avais la folle espérance de la voir renoncer un jour à ses jeux amoureux multiples.
– Oui, me répondit-elle le plus naturellement du monde.
Je n’osai toutefois pas lui demander depuis combien de temps.
– Qu’est-ce que vous faites, par exemple ?
Là, j’allais être estomaqué, mais pas réellement surpris.
Elle me décrivit, toujours le plus naturellement, des expériences échangistes, de couple à couple ou en boîte. Qu’un jour, pour fêter son anniversaire, il avait fait venir deux travellos. Que ça avait été une expérience super.
– Il m’a offert ça parce qu’un week-end précédent j’avais accepté de coucher avec une autre femme avec lui.
Qu’il lui avait même proposé depuis de faire la pute occasionnelle un samedi soir dans une boîte de Montmartre qu’il connaissait bien.
– Ça me tente, tu sais, mais je ne lui ai pas encore dit oui. Tu vois, c’est bête, mais j’ai peur que ça me plaise, que ce soit trop, alors j’hésite. Je crains aussi que ça ne te fasse de la peine.
On peut passer de la jalousie à la trique d’enfer. C’est ce qui se produisit. Christine se métamorphosant en pute royale pour moi seul ce soir-là.
Mais, le lendemain, ma décision était prise. Ce type, je le sentais trop dangereux. Plus pour moi, d’ailleurs et paradoxalement, que pour Christine. J’avais surtout peur de la perdre. Qu’elle ne me revienne plus, car je savais que ce qu’il lui avait proposé serait vraiment « trop » pour elle. Que c’était peut-être même ce qu’elle n’avait cessé de rechercher.
Lorsque je lui avais demandé si je connaissais ce type, elle me répondit :
– Mais oui, c’est celui qui vient souvent le vendredi soir. La table douze.
Ils font quand même pas ça sous mon nez et dans mes chiottes ! me dis-je primairement.
Pourtant, j’avais su me contenir.
– Mais la boîte, t’es sûr que c’est une boîte clean ? lui demandai-je d’un ton paternel.
– Oh oui, c’est Le Fou du Roi, rue Blanche !
Elle était conne ou le faisait exprès. Avec Christine, on ne pouvait jamais savoir. Mais ces renseignements me furent bien utiles.
Je dois reconnaître qu’elle jouait franc-jeu. Je respectais son « espace de liberté », elle respectait le mien. Lorsque je m’absentais un soir, elle ne me posait pas de question. Elle devait supposer que je rejoignais une aventure. En fait, je n’en eus aucune durant ces onze années. Christine était ma passion exclusive.
Le lendemain soir, un mercredi, je me rendis au Fou du Roi. Plutôt, je restai à planquer sous une porte cochère à vingt mètres de l’entrée.
Il pleuvait. J’avais remonté le col de mon trench et un chapeau imperméable me tombait sur les yeux. Je pouvais être un clochard s’abritant.
Le type sortit de la boîte un peu avant une heure. Il avait la trentaine. Genre bellâtre. Légèrement plus petit que moi qui fais un mètre soixante-dix-huit.
J’ignorais la direction qu’il allait prendre. S’il viendrait vers moi ou remonterait la rue.
Il vint vers moi.
Au moment où, marchant tête baissée sous la pluie, il allait atteindre la hauteur de la porte cochère, je sortis précipitamment et le frappai directement au foie avec un couteau à désosser d’un modèle courant.
Je le soutins et le basculai contre la porte cochère où il s’affala se tenant le ventre et déjà mort.
Je revins à pied jusqu’à la rue Cler en passant par l’Opéra, la place Vendôme, la rue de Rivoli, la Concorde et les quais rive gauche.
Vu les relations qu’entretenait l’individu dans le quartier, la police classa vite fait la cause du décès dans la catégorie des règlements de comptes.
Christine avait bien dû apprendre la disparition de son amant d’une façon ou d’une autre. Mais je ne pourrais même pas le dire car elle ne m’en reparla plus jamais et ne montra aucune humeur chagrine dans les jours qui suivirent.
Pourtant, à des petits riens impalpables et invisibles, j’en vins à me dire que Christine savait. Qu’elle savait même que je l’avais tué. Qu’elle avait tout fait pour que j’aille le tuer.
Qu’elle m’avait, en quelque sorte, commandité le meurtre.
Car elle devint plus capricieuse, me réclamant plus souvent du liquide et de plus fortes sommes qu’avant. Voulant un cabriolet. Parlant de croisières ou de voyages exotiques.
Et j’étais toujours aussi amoureux d’elle, aussi fou passionné de son corps. À la folie. Et, déjà, jusqu’au meurtre.
Mais je ne redemandai plus jamais à Christine de me raconter ses aventures extraconjugales.


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jeudi 21 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Quand je l’avais rencontrée pour la première fois, j’avais trente-neuf ans et elle vingt-huit. Une déesse nordique – ne dépassant pas le mètre soixante-cinq, mais une déesse tout de même avec ses longs cheveux d’or et son corps cuivré par le soleil.
Une fois déshabillée, car, sinon, le tout était bien dissimulé sous un tailleur austère et un maintien discret de secrétaire de ministère. Les cheveux relevés en chignon strict, les lunettes vieillottes, un faible maquillage. La petite bourgeoise rangée et sérieuse.
Impossible de devenir la salope totale, impossible !
C’était vraiment pas mon genre, mais je flashai sur elle dès qu’elle rentra dans mon bar-restau de la rue Cler un jour de septembre grisâtre, un midi, pour un simple jambon-salade.
Elle me dit qu’elle travaillait rue Saint-Dominique. Au ministère de la Défense.
– Je préfère ça, lui dis-je en souriant.
– Pourquoi ? demanda-t-elle surprise.
– Je vous avais pris pour le fisc ou l’hygiène.
Nous rîmes de bon cœur.
– Vous venez de loin ? lui demandai-je histoire de parler et de fidéliser la clientèle.
– Non. Du 15e. Rue de Lourmel. Et vous ?
– Oh ! moi, juste au-dessus !
Elle régla l’addition en me remerciant d’un sourire énigmatique.
Une fois le service du midi terminé, je m’offrais une pause entre quinze heures trente et dix-huit heures. L’un des deux serveurs se relayant pour l’intérim. La cuisine, c’était moi.
J’en profitais pour les courses, les comptes et, surtout, me détendre.
Ce même jour, à dix-sept heures, on sonna à ma porte.
C’était elle.
– Vous ? fis-je statufié.
– Bien oui, c’est moi ! dit-elle en haussant les épaules. J’avais envie de vous revoir.
C’était dit sans timidité.
Elle me repoussa des deux mains dans mon propre appartement. Jusqu’au canapé le long du mur en vis-à-vis de la porte d’entrée. Posant ses mains sur mes épaules pour que je m’y asseye.
Je m’y affalai plutôt. Scié par ce qui m’arrivait et les prémices qui se manifestaient.
Elle fit un strip intégrale devant moi. Rien de langoureux. Plutôt de l’urgence. Avec pas grand-chose sous le tailleur strict.
Puis me sauta dessus, littéralement. S’excitant sur moi encore tout habillée.
C’est là que son corps de déesse souple et musclé se révéla à moi et me fascina avec ce duvet blond et son sexe rasé si doux se livrant à toutes mes caresses avant qu’elle n’entreprenne de me déshabiller.
J’éjaculai avant même qu’elle ait commencé à mouiller. D’ailleurs elle mouilla rarement. C’était un signe. J’aurais dû me méfier. Mais j’étais déjà raide amoureux alors que, en fait, ce n’était qu’une passion physique inextinguible. Du moins pour moi.
Les mois qui suivirent représentèrent l’apothéose sexuelle de ma vie.
Elle me rejoignait à dix-sept heures deux, trois soirs par semaine et un week-end sur deux.
Sur deux, car c’était l’accord qu’elle avait passé avec son mari. Et il n’avait pas le droit de l’interroger. « C’est mon espace de liberté », disait-elle.
Les premières semaines, je trouvai ça réglo. Puis ça me parut un peu curieux, mais j’y trouvais mon compte. Au bout de trois mois, je tombai jaloux. Encore plus quand elle me présenta son mari. L’amenant un soir à dîner dans mon petit restau traditionnel. Me proposant même de passer des vacances avec eux, entre amis.
Il paraît que toute femme mariée ayant un amant n’a de cesse de le présenter, d’une façon ou d’une autre, à son mari. Par hasard et sans lendemain ou pour le transformer en « ami de la famille ».
Mais, quand nous sortions en groupe, lui il avait plutôt tendance à me présenter comme « un ami de sa femme ».
Je n’ai jamais su s’il était réellement dupe. Pour ma part, j’étais aveuglé par la jalousie, supportant de moins en moins ce partage « à mi-temps ». En arrivant même à comprendre les amants auxquels la femme demande de trucider le mari et qui passent à l’acte. L’idée m’en tentant même.
Au bout de six mois, mon insistance fut si grande et mon jeu sexuel si débordant d’invention qu’elle accepta de demander le divorce.
Pour elle, c’était un réel déchirement, me disait-elle. Elle ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimé, mais ne voulait pas lui faire de mal, le rendre malheureux. Il fallait donc le préparer psychologiquement. Ce qui prit deux bonnes années.
Pour mon plus grand bonheur, elle accepta donc de m’épouser une fois divorcée. L’année suivante.
Nos étreintes étaient toujours aussi passionnées et mouvementées. Puis elles furent plus espacées. « C’est normal, mon chéri, maintenant que nous sommes un couple uni pour la vie », disait-elle quand la nostalgie de certaines folies passées montait en moi. Mais elle savait se redéchaîner au bon moment pour empêcher ma flamme de vaciller, entretenir le feu qu’elle avait allumé dans mes reins dès le premier soir.
Elle était toujours secrétaire dans son ministère. Même si le commerce marche bien, une paie de fonctionnaire aide à garantir la trésorerie.
Puis elle en vint à me présenter de temps à autre un ami. Parfois elle en réunissait deux ensemble le soir à une table du restau.
« Toute femme mariée qui a eu un amant aura de nouveau un amant », avais-je lu un jour dans un magazine féminin. C’était moi qui lui avais demandé de divorcer pour qu’elle soit ma femme. Je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même d’avoir voulu devenir le mari et de n’avoir pas su rester l’amant.
L’amour m’aveuglait toujours et j’avais la passion de son corps de déesse blonde. Ce qui m’excitait surtout, c’est que tantôt elle rasait son sexe et tantôt laissait repousser ses petits poils si soyeux.
Ça me déclenchait des excitations pas possible.
Puis elle s’absenta un week-end. Un autre un mois plus tard. Passant une sorte de « deal » au bout d’à peine trois mois de ce petit jeu.
– J’ai besoin de mon espace de liberté. Accorde-le-moi, mon amour ? Comme ça tu seras sûre de ne jamais me perdre. Je reviendrai toujours.


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mercredi 20 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





Vautré dans le canapé de la villa, anéanti, n’ayant cessé de grelotter qu’à partir du troisième armagnac, Gérard se demandait de quel genre d’hallucination il avait bien pu être victime.
De quelle malédiction, plutôt !
La dernière fois qu’il avait contemplé le corps de Christine, il était peut-être mort – mais entier ! Et il gisait à même le sol dans un des blockhaus de la pointe Saint-Gildas.
Il aurait même dû y être découvert dans les vingt-quatre heures. Quarante-huit heures tout au plus. Tellement le lieu était fréquenté. D’autant plus qu’il l’y avait laissé un vendredi en début soirée.
Il ne méritait pas une telle persécution. Surtout qu’elle était morte sans souffrir. Dire qu’elle ne s’en était pas rendu compte serait beaucoup dire. Mais il avait fait pour le mieux. Avec mérite, vu la façon dont elle lui avait pourri la vie depuis onze ans. Et qu’elle aurait continué de la lui pourrir. Consciencieusement, méticuleusement, jour après jour, nuit après nuit. S’il n’y avait pas mis un terme.




© Alain Pecunia, 2008.
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mardi 19 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





Sorti de sa frayeur, ayant rejeté le tout à l’eau le plus discrètement possible, les jambes flageolantes et la bedaine tressautant, Gérard finit par s’extirper de ce merdier, remake aquatique du « retour des morts-vivants », pour rejoindre la plage.
Il était hagard et se laissa choir sur le sable en même temps que le haveneau. Grelottant de tous ses membres.
– Ça ne va pas, mon monsieur ?
Il faut toujours qu’il y ait des emmerdeurs qui se manifestent quand on est plongé en plein dans la merde. Comme pour en remettre une couche. C’est une variante de la loi des séries.
– Ça a pas l’air d’aller ?
Elle faisait chier, la petite vieille. En plus, elle avait tout d’une dingue avec sa crinoline, toute de blanc vêtue de pied en cap, et son chat noir tenu en laisse.
« Mais c’est pas vrai, c’est le cauchemar qui continue », se murmura Gérard en roulant des yeux hallucinés.
Il avait envie de lui dire que tout allait bien, qu’elle pouvait aller se faire foutre. Mais rien tellement il claquait des dents.
– Tenez, il y a justement un monsieur qui arrive ! Je vais lui demander de l’aide.
Noooon !
– Monsieur, s’il vous plaît ?
Et ce con genre beauf, qu’est-ce qu’il peut bien faire là ? Peut même pas tenir en laisse son labrador qui patauge dans la baille comme un dingue.
– Va chercher la baballe !
Connard. Il est capable de ramener un morceau…
Mais le labrador avait abandonné la balle pour venir renifler Gérard et identifier son sexe à l’odeur.
Piiiiitié !
Il avait presque envie d’en chialer. Heureusement que c’était pas la pleine saison avec la plage transformée en train de banlieue à l’heure de pointe !
– Ça va aller…, parvint-il à articuler tout en continuant de grelotter et de claquer des dents. J’ai dû rester trop longtemps dans l’eau, ajouta-t-il en tentant de se relever.
– Vous êtes sûr ? demanda le beauf.
– C’est peut-être pas bien prudent…, commenta la vieille folle.
– Ma voiture est juste en haut des escaliers, là. Je vais rentrer prendre une douche chaude…Ça ira.
L’homme aida Gérard à se relever et le soutint jusqu’au pied de l’escalier.
– Ça ira, maintenant. Je vous remercie, dit Gérard.
– C’est pas ben prudent ! commenta la vieille qui voulut lui coller le train jusqu’à la voiture.
Et qui le fit. Son chat blotti dans les bras.



© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 18 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (Chroniques croisées IV) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Ce récit est idéal pour ceux qui reviennent de vacances ou sont sur le départ – et pour ceux ou celles qui en sont privé, il sera d’une grande consolation…

Gérard Langlot s’est installé provisoirement à Saint-Michel-Chef-Chef, pittoresque station balnéaire de la Loire-Atlantique que vous connaissez déjà. Langlot apprécie les joies de la pêche à pied. Mais, en poussant son haveneau, il ramène des algues, quelques crevettes et des morceaux de sa femme… Il se souvient de l’avoir tuée mais pas de l’avoir dépecée. Hallucination ou manipulation ?
Même morte, sa femme lui pourrit la vie. Une histoire banale aux limites de la folie.

Gérard Langlot est le patron du Relais angevin, bar-restau de la rue Cler (Paris 7e). Le lieu et le personnage sont récurrents par la suite.



Chapitre 1





De l’eau jusqu’à mi-cuisse, Gérard poussait son haveneau
* depuis une bonne demi-heure. Ils n’étaient que cinq pêcheurs à pied en cet après-midi de semaine de la mi-juin.
Il profitait de ce plaisir quasi solitaire pendant qu’il en était encore temps et, surtout, pour ne rien changer à ses habitudes. Bientôt, dès le début juillet, ils seraient des dizaines, petits et grands, à profiter ainsi de la basse mer pour ratisser la crevette chacun dans sa direction avec des haveneaux de toutes tailles.
Pour la plupart en short ou en slip de bains. Torse nu, tee-shirt ou marcel. Casquettes, certaines publicitaires, tête nue ou couvre-chefs informes. Sandalettes en plastique ou pieds nus. Quelques-uns avec des cuissardes – les professionnels.
De part et d’autre du long banc de sable où certains chercheraient d’éventuelles palourdes ou d’hypothétiques couteaux avec leur petite boîte de sel à la main. Deux ou trois s’y attaqueraient carrément à la pelle, bêchant méticuleusement le banc par carrés successifs – encore des professionnels.
Gérard releva le haveneau une nouvelle fois pour y recueillir une maigre poignée de crevettes grises qu’il jeta dans son vieux panier de pêche en osier passé en bandoulière et qui lui battait le flanc.
Il replongea son haveneau et reprit sa marche lente. Le releva de nouveau dix mètres plus loin.
Cette fois-ci, c’était légèrement plus lourd. Peut-être des petites soles. Parfois ça arrivait. Mais de moins en moins.
Il mit sa main dans le fond du filet pour commencer son tri.
Ce n’était ni une méduse – c’était d’ailleurs pas la saison – ni une étoile de mer – ça se raréfiait plutôt. Non plus une petite raie.
Il se saisit de la chose informe pour la relâcher aussitôt dans le filet avec répulsion.
Une main !
Il jeta un regard de droite et de gauche et remit discrètement le tout à la mer. Replongeant son haveneau et reprenant sa marche tout en regardant derrière lui avec la hantise absurde que la chose ne se transforme en piranha.
« J’ai rêvé ! C’est pas possible ! » se dit-il. Mais il n’éprouvait aucune envie de retourner sur ses pas pour le constater.
Il sentit la barre en bois du haveneau buter contre quelque chose. De nouveau, le filet devint légèrement plus lourd.
Gérard le releva sans précipitation, plein d’inquiétude.
Ce n’était qu’une tête avec de longs cheveux blonds filasses plaqués sur la face.
Il se mit à trembler de tous ses membres. Figé sur place. Se demandant, terrifié, combien de morceaux petits et grands pouvaient le cerner ainsi.
Prenant appui sur la jambe gauche, telle une ballerine pour un fouetté, il chercha à tâtons du pied gauche autour de lui.
Il heurta une branche molle.
Horrifié, il parvint à se dire, au bord de la panique, que, un, du bois ça flotte et ça nage pas entre deux eaux, deux, le bois c’est pas mou.
Gérard se figea à nouveau dans une complète immobilité.
Mais la branche molle vint heurter sa jambe à mi-mollet.
La chair de poule de sa vie.
« Si c’est mort, ça mord pas, si… », se répétait-il pour s’encourager et exorciser sa peur.
Il voulait sortir de ce cauchemar au plus vite mais craignait, horrifié, de tomber sur tout le reste.
Gérard avait envie de crier au secours, de hurler à l’aide. Mais il ne le pouvait pas. Il savait, surtout, qu’il ne le devait pas.
Il avait reconnu la tête de Christine. Sa femme.
Dont il avait signalé la disparition neuf jours plus tôt à la gendarmerie.
Allez donc raconter aux flics que, tiens ! justement, alors que vous poussiez le haveneau pour ramener une bonne cuisine de crevettes et, peut-être, deux, trois solettes, vous veniez de tomber – par le plus grand des hasards – sur les morceaux divers et variés de votre épouse disparue…
Surtout si c’est vous qui l’aviez tuée. Et pas accidentellement.


* « Filet utilisé sur les plages sablonneuses pour la pêche à la crevette et aux poissons plats. » (Petit Robert 1.)

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Noir Express : "Le Sanglot de Satan" (Chroniques croisées III) par Alain Pecunia


Le 3e épisode des « Chroniques croisées », Le Sanglot de Satan, a été publié en 2006 aux éditions Cheminements et je ne puis donc le mettre en ligne ici, ce qui ne gêne pas la lecture des épisodes suivants car ils ne deviennent réellement une suite qu’à compter du sixième.

Ce récit se situe en milieu rural, précisément à Caorches-Saint-Nicolas, paisible commune de l’Eure du canton ouest de Bernay. Le fils Berton, fils d’antiquaires, revient de son exil vénézuélien pour « toucher » son héritage. Douze ans après un meurtre resté impuni et deux ans après la prescription légale, crime horrible commis sur la personne d’une jeune fille. C’est un type prudent. Mais la maréchaussée, ainsi que le couple de cultivateurs retraités qui entretiennent la résidence secondaire de ses parents, lui pourrissent la vie, sans compter le père de la victime, un Sicilien au sens de l’honneur primitif, qui attend son heure sans aucun sens de la légalité.
La justice passera, sanguinolente et macabre.

Ce récit aura une prolongation dans le 7e épisode.
En attendant, je vous propose de passer à Cadavres dans le blockhaus…

vendredi 15 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 26

Chapitre 26





Dès le lendemain de son arrivée à Paris, Jean Ferniti alla acheter un poisson rouge sur les quais. Qu’il prénomma aussitôt Titi. Dès qu’il l’eut « reconnu ».
Puis il alla se perdre dans l’anonymat d’une cité HLM du 15e arrondissement.
Il y habite, sous une nouvelle identité, un studio, juste au-dessus du cabinet du médecin généraliste Djamila Kamil – l’aînée de la famille Kamil de la cité du Bonheur.
Mais il n’a pas encore refait parler de lui.
– Il me faut du temps pour réapprendre à lire sur les lèvres du chef, se répète-t-il souvent pour s’encourager.



« Le sanglot de Satan dans l’ombre continue. »
Hugo, Victor.




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jeudi 14 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 25

Chapitre 25





Ferniti partit purger sa peine à Moulins et Papinski aux Baumettes.
La population des Baumettes étant majoritairement d’origine maghrébine, Papinski eut du mal à y trouver sa place.
Il bassina tellement les oreilles des uns et des autres au fil des ans par ses : « Mais je suis émigré comme vous. Moi je suis fils de Polonais », qu’il fut victime de l’ironie de l’histoire.
Au début de la deuxième Intifada, les plus fanatiques se mirent à voir en lui un Juif polonais. Le seul Juif qu’ils aient sous la main.
Il mourut bêtement le 5 octobre 2000. Égorgé tandis qu’il prenait sa douche.
Quant à Ferniti, il eut plus de chance. Il passa sa détention dans le quartier des activistes politiques, français et arabes, parvenant même à se faire accepter d’eux quand il comprit qu’il fallait jouer la carte palestinienne.
Pour bonne conduite – en fait, pour avoir accepté d’être placé comme mouton dans le quartier des activistes –, Jean Ferniti fut libéré discrètement vers la fin avril 2002. Il avait cinquante-neuf ans.
Il était l’auteur de cinq meurtres effroyables et prémédités, à caractère raciste, mais sa libération anticipée passa tout à fait inaperçue.
La France d’alors était occupée à manifester contre Le Pen et le fascisme et s’apprêtait, dans le même mouvement, à plébisciter son président sortant.


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mercredi 13 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 24

Chapitre 24





La cour d’assises se réunit au printemps 1988 pour juger Jean Ferniti et Albert Papinski, soit huit mois après les faits.
Le procès fut long. Bataille d’experts oblige. Et bien que les médias aient déblayé le terrain pour que justice soit rendue rapidement.
Le Parti patriote français dont se réclamaient les deux inculpés était inconnu au bataillon. Il n’y en avait aucune trace dans aucun fichier. Même celui de la cellule élyséenne.
Le chef dont ils prétendaient recevoir les ordres ne put être identifié.
On parvint quand même à établir que, en fait, c’était Jean Ferniti qui recevait les ordres de ce chef mystérieux et les mettait à exécution avec la complicité d’Albert Papinski.
La presse avait eu largement le temps de dépeindre Ferniti comme un néo-nazi furieux et Papinski comme un faible d’esprit.
Les experts psychiatres ne purent se mettre d’accord sur la responsabilité ou l’irresponsabilité des inculpés.
En l’absence desdits experts, la cour aurait penché pour l’irresponsabilité. Mais leurs rapports contradictoires jetèrent un tel trouble dans l’esprit des jurés que la responsabilité pleine et entière des inculpés fut retenue.
Les discours racistes de Jean Ferniti troublèrent la sérénité des débats, ainsi que la révélation par la presse de la qualité d’indicateur des RG d’Albert Papinski.
Papinski écopa de vingt ans pour viol, tentative de viol et complicité de meurtre, et Ferniti de vingt-cinq pour meurtre et tentative de viol.


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mardi 12 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 23

Chapitre 23





Jean Ferniti et Albert Papinski étaient tapis dans leurs broussailles, chacun de part et d’autre de l’allée, quand ils entendirent un pas féminin qui s’approchait.
Jean, ce pas-là, il l’aurait reconnu entre mille depuis le temps qu’il le connaissait en guettant l’aînée des Kamil.
Il écarta légèrement les branches et fit signe à Papinski qui se tenait aux aguets de se tenir prêt à intervenir.
Quand la jeune fille arriva à sa hauteur, il se jeta sur elle et, sur la lancée, se propulsa avec elle de l’autre côté de l’allée où Albert assura la réception.
Ça avait été si rapide que personne, dans la semi-obscurité, aurait pu remarquer quoi que ce soit.
La jeune fille était un peu sonnée par l’effet de surprise et se trouvait plaquée au sol sous le poids du corps de Ferniti à califourchon sur sa poitrine alors qu’un autre individu pesait de tout son poids sur ses jambes.
Elle roula des yeux affolés quand elle reconnut Ferniti et que celui-ci enserra sa gorge de ses mains puissantes pour qu’elle ne puisse crier.
Jean était bien content de ne pas avoir à la violer car elle portait son jean serré et qu’il se serait énervé à le lui retirer, éjaculant précocement à tous les coups.
– Enlève le futal ! murmura-t-il à Bébert.
Celui-ci s’affairait de son mieux, de plus en plus impatient.
– Alors ? demanda Jean au bout d’un moment en se retournant à demi.
Papinski, le visage congestionné, s’acharnait à hauteur de la ceinture et ne répondit pas.
– Mais qu’est-ce qui se passe, bon Dieu ? demanda-t-il plus fortement.
– Ne jure pas ! lui répondit Bébert, mauvais. Je suis polonais et catholique !
– Ta gueule ! lui cria Ferniti. Déloque-la et viole-la, qu’on puisse en finir !
– J’peux pas ! que répondit l’autre.
– Quoi, tu peux pas ? se fâcha son complice.
– Il est trop serré ce putain de jean à la con !
– Démerde-toi, mais vite ! On va quand même pas y passer la nuit ! fit Ferniti, furieux.
– T’as qu’à me donner le couteau ! Je vais découper ! cria Bébert.
– Quel couteau ? demanda Jean étonné.
– Ben, le couteau pour l’égorger ! répliqua Albert de plus en plus congestionné.
La jeune fille tentait de se débattre avec l’énergie du désespoir. Elle était consciente de se trouver en présence de ses assassins. Des assassins de la cité.
Hébété, Jean Ferniti desserra légèrement son étreinte sur la gorge. La jeune fille en profita pour pousser un petit cri plaintif et essayer de mordre la main de son agresseur.
Il cria sous la surprise de la morsure et lui fila deux grandes baffes bien sonores avant de resserrer correctement la gorge.
– Le couteau ! Le couteau ! s’énervait Papinski.
– J’lai oublié, fit piteusement le Jeannot. C’est à cause de ce putain de deuil.
– Mais tu te fous de ma gueule ! hurla Bébert.
– Excuse-moi.
– Mais étrangle-la au moins, cette salope ! hurla-t-il.
Ils faisaient un tel raffut que quatre jeunes beurs qui rentraient de leur entraînement de foot, attirés par les cris, se précipitèrent dans les fourrés, pour découvrir deux individus d’une quarantaine d’années écumant de rage et se serrant mutuellement la gorge tels des forcenés.
Les quatre jeunes entreprirent de les séparer et de les maîtriser. Mêlée confuse que la jeune fille affolée mit à profit pour s’enfuir et appeler au secours.
Quand les flics débarquèrent, ils crurent tout d’abord à une agression de jeunes voyous. Il leur parut évident que les quatre beurs voulaient violer la beurette et que les deux messieurs étaient intervenus pour la dégager des pattes de ces sauvages.
Il fallut l’intervention du commissaire principal Lesieur pour rétablir la vérité. Il obligea les locaux à présenter des excuses aux quatre jeunes et félicita ces derniers pour la neutralisation de ces deux criminels responsables de cinq meurtres.
Quand il procéda à leur arrestation, Jean Ferniti et Albert Papinski protestèrent en chœur qu’ils devaient être traités en prisonniers de guerre car ils étaient en mission en tant que soldats secrets d’une juste cause, celle du Parti patriote français, le PPF !
Ce dont ils ne voulurent pas démordre durant leur interrogatoire et donna lieu à un étrange marchandage.
– Nous sommes prêts à vous reconnaître comme prisonniers de guerre, comme vous le souhaitez, leur déclara solennellement le commissaire Lesieur. Mais à une condition. Que vous avouiez vos crimes – pardon, vos missions…, rectifia-t-il devant le haut-le-corps de ses deux clients.
Nos deux combattants ne pouvaient refuser une telle reconnaissance.
Ils avouèrent tout.


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lundi 11 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 22







Chapitre 22





L’inspecteur de surveillance les regarda s’éloigner puis pénétra dans le bar.
L’interpellation aurait lieu au petit matin. Il n’était là que par routine et pouvait donc bien prendre le temps d’une pause devant un bon demi bien frais.
Cinq minutes plus tard, son collègue le rejoignit.


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Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 21

Chapitre 21





Jean Ferniti et Albert Papinski s’étaient retrouvés à l’heure convenue au bar Chez P’tit Louis.
Papinski trouva que son compère n’était pas dans son assiette. Il ne l’avait jamais vu triste avant une opération. Peut-être avait-il peur de ne pas assumer pour le viol de la fille et angoissait-il.
– Ça a pas l’air d’aller, constata Albert.
– Non, lui répondit avec émotion Ferniti. Titi est mort hier…
Albert ne voyait vraiment pas de raison de s’en faire autant pour la mort d’un poiscaille. Même domestique.
– T’as qu’à en acheter un autre, lui dit-il pour tenter de le ramener à la réalité dont il semblait s’éloigner.
Jean Ferniti le fusilla du regard. Comment expliquer à ce taré de Polonais à moitié juif que le véritable chef de mission, l’organisateur de cette opération régénératrice était justement le Titi !
C’était son secret à lui, Jean Ferniti, soldat de l’ombre. Et le succès de toute lutte clandestine reposait sur le cloisonnement.
Il ne pouvait pas dire à Bébert : « Le chef est mort hier. Notre chef ! »
Papinski n’aurait pas pu comprendre.
– C’est toujours pour tout à l’heure ? demanda Albert, intimidé par une telle douleur.
– Bien sûr !
– T’es sûr que tu pourras…, hésita Papinski en hochant la tête.
– Non. Je suis en deuil. Je ne peux pas me permettre de tirer mon coup ce soir. Tu le feras ! trancha Ferniti de sa voix la plus mâle possible.
Papinski était tout heureux de retrouver le partage des rôles du scénario initial.
– T’inquiète, j’assurerai ! jeta-t-il gaiement.
Ferniti interpella la Simone pour une seconde tournée. Elle les trouvait plus agréables lorsqu’ils buvaient que dans leurs périodes d’abstinence. Elle en chaloupa d’aise sur ses deux charentaises.
Mais elle n’eut pas droit à la main au cul de Jean.
« Aux vrais Français ! » trinquèrent discrètement Ferniti et Papinski.
– On lève le camp ! ordonna Jean à vingt heures trente précises en se redressant martialement.
Tout semblait rentrer dans la normalité. Ce qui réjouit Papinski qui avait craint un instant que l’opération de ce soir ne soit annulée au dernier moment.
Depuis le temps qu’il avait envie de se la faire, l’aînée des Kamil.



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samedi 9 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 20

Chapitre 20





En fin de matinée, les comptes rendus de filature de Ferniti et de Papinski n’apportèrent pas d’éléments nouveaux. Excepté le retard de dix minutes de Jean Ferniti sur son horaire habituel.
En fin d’après-midi, toujours rien. Si ce n’est que le patron du restaurant Aux Amis avait signalé à l’inspecteur commis à la surveillance des Établissements Legrand que le Ferniti lui avait paru songeur et comme abattu. Ne prononçant pas un mot de tout son déjeuner qu’il écourta.
« Je ne vois vraiment pas un type comme ça en train de préparer un nouveau meurtre. Peut-être que je fais fausse route depuis le début… En fin de compte, ce sont des minables », se dit le commissaire principal Lesieur.
Mais le doute l’assaillait toujours lorsque le dénouement d’une affaire approchait.
Il se reprit. Ce ne serait pas la première fois qu’on verrait des minables commettre un meurtre. Avec de la chance et l’aide du hasard, ils pouvaient même faire des tueurs en série.
De toute façon, depuis que le divisionnaire avait décidé, en début d’après-midi, d’avancer l’interpellation des deux clients du samedi soir au samedi matin, les dés étaient jetés.
– Assez perdu de temps comme ça, avait dit Berthier. On boucle !
Jusqu’à seize inspecteurs avaient été affectés sur les deux affaires. Il était temps de relâcher la pression sur les hommes et d’alléger le dispositif.
Le commissaire Lesieur décida de laisser deux hommes sur la cité pour la soirée et la nuit, au lieu des sept qui y étaient affectés. Et l’intervention du lendemain matin six heures s’effectuerait avec deux équipes de trois inspecteurs. Une pour chacun des clients.



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vendredi 8 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 19

Chapitre 19





Le vendredi ne pouvait pas être un jour comme les autres. La chasse d’eau du quatrième ne le réveilla pas et il n’entendit pas la baignoire. Il fut réveillé pour la première fois depuis une éternité par son réveille-matin à six heures trente.
Il contempla longuement le bocal posé au milieu du buffet qu’il avait recouvert d’une serviette de table propre. Le linceul du Titi. Qui n’était plus là et ne le serait jamais plus pour lui dicter sa conduite et le protéger tel un dieu lare.
Il se sentait las. Plus que las. Anéanti.
Il prépara son café machinalement, prit sa douche et fut en retard pour le passage de l’aînée des Kamil.
Jean Ferniti savait qu’il lui fallait malgré tout aller jusqu’au bout de sa mission de soldat secret. Il devait bien ça à son Titi qui en était le maître d’œuvre.
Mais il le ferait par devoir. Sans joie aucune.
Ensuite, il s’en remettrait aveuglément à son destin puisque son poisson rouge n’était plus là pour le lui prédire.
Il se sentait un soldat sacrifié.



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jeudi 7 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 18

Chapitre 18





Jean Ferniti et Albert Papinski se retrouvèrent ce jeudi soir vers dix-neuf heures quinze au bar Chez P’tit Louis.
Les journaux télévisés et la presse écrite avaient tellement martelé que le triple meurtre d’Issy-les-Moulineaux était un crime passionnel résolu que les habitués ne prêtèrent même pas attention à Ferniti quand il traversa le bar pour aller s’asseoir à leur table du fond.
– Notre mission touche à sa fin, Bébert. Demain, on se retrouve ici à la même heure. On se permet une double tournée. On ressort à vingt heures trente. On parcourt les trois cents mètres et on s’engouffre dans les fourrés. La Kamil, elle revient de son cours vers vingt et une heures. C’est l’endroit le plus désert et elle est obligée de passer par-là. Ensuite, je monte dîner chez toi, comme ça ma présence calmera ta Germaine. Je lui dirai qu’on a parlé un peu plus que d’habitude. Personne ne pourra nous soupçonner.
– Et c’est moi qui y irai au poignard ? demanda Albert, inquiet.
– Non. Au couteau de boucher. Faut changer le coup du poignard, conclut péremptoire Ferniti.
Papinski eut un haut-le-corps. Il ne se voyait pas égorger la fille avec un couteau de boucher. Pas du tout. Déjà qu’au poignard c’était limite.
Mais il ne pouvait pas dire ça à Jean. Il ne voulait pas passer pour un foireux à ses yeux. Peut-être qu’avec un peu de chance le Jeannot il pourrait pas tirer son coup comme d’habitude, qu’il lui céderait son tour et que ce serait lui qui ferait l’égorgement…
– On lève le camp ! dit Jean, lui coupant le fil de ses pensées.
Après leur départ, l’inspecteur qui surveillait le bar entrouvrit la porte. P’tit Louis haussa les épaules derrière le bar. Ce qui signifiait qu’il n’y avait rien de particulier à signaler dans la conduite des deux « clients ».
Il les suivit à distance et les vit rentrer chacun dans leur hall.
Il ne put être le témoin du drame qui se déroula au troisième étage du bâtiment E.
Le Titi reposait sur le flanc à la surface du bocal.
Jean Ferniti l’avait tellement suralimenté depuis le début de la « mission » pour qu’il soit en forme pour lui dicter sa conduite que le poisson rouge en était crevé.
Ferniti pleura longuement, assis dans son fauteuil télé, enserrant le bocal dans ses bras.
– Mon Titi… mon Titi…
Il se sentait abandonné par ce qu’il avait de plus cher au monde. Juste le soir où il devait l’interroger sur la conduite à tenir à l’égard de Papinski.
Il était comme de nouveau orphelin. Lui qui l’avait toujours été jusqu’à ce qu’il rencontre son Titi sur les quais dans une animalerie. Même qu’il avait su tout de suite que c’était lui qui lui manquait depuis toujours.
Dès qu’il s’était approché de la vitre de l’aquarium avec ses gros yeux globuleux pleins de tendresse et avait ouvert la bouche à plusieurs reprises pour lui dire :
– Prends-moi, emmène-moi avec toi…
Jamais il n’aurait cru pouvoir être autant malheureux. Éprouver une telle souffrance et un tel sentiment d’abandon.
Non, jamais. Sinon que c’est peut-être ce qu’il avait ressenti quand il avait été abandonné à la Dasse. Mais non, il était con de penser ça. Il pouvait pas se rappeler. Il venait tout juste de naître.


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mercredi 6 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 17

Chapitre 17





Ce même jeudi matin, la filature de Jean Ferniti fut engagée dès sa sortie du hall de son bâtiment, le E.
Une équipe de sept inspecteurs chargés de fouiner dans la cité et ses alentours se mirent en activité peu de temps après.
Ce furent deux inspectrices qui eurent le plus de chance. Grâce à leur look « cité ».
Jean Ferniti était un homme sans histoire. Un peu bougon et arrogant. Plutôt isolé dans la cité puisqu’on ne lui connaissait qu’un seul ami, un certain Albert Papinski, machinot à la RATP. Un peu pilier de bistrot malgré tout. Parfois tanguant mais jamais agressif.
– Demandez au bar Chez P’tit Louis, c’est trois cents mètres après la cité en prenant le boulevard Zola.
P’tit Louis ne se fit pas prier pour bavarder un peu avec les deux inspectrices. Ça le changeait de la Simone qui était justement en train de bouder au fond du café depuis l’entrée des deux fliquettes. Faut dire qu’elles étaient plutôt mignonnes et plus proches du mythe Casque d’Or que la serveuse.
Elles apprirent qu’ils étaient du genre anciens combattants entre eux. Qu’ils venaient quasiment tous les soirs et parfois le midi le week-end. Ou l’un sans l’autre, selon les horaires du Papinski, le r-atépiste.
Ils carburaient au double pastis, avec juste deux glaçons. Des puristes en la matière. Deux tournées en général, parfois trois. Jamais plus. Du moins ici.
– Ils ne tiennent guère l’alcool, vous savez.
– Et ces derniers temps, rien de particulier ?
– Non, rien, fit le patron en haussant les épaules. À part que les habitués ont un peu chambré Ferniti à cause du triple assassinat qu’il y a eu dans sa taule.
– Sa réaction ? demanda l’inspectrice.
– Il les a envoyés balader. Il était contrarié. Ça se comprend. Surtout qu’il paraît que, question boulot, c’est un vrai consciencieux, à l’ancienne.
La Simone avait fini par se rapprocher par curiosité.
– Ils boivent moins, lâcha-t-elle dans le dos des deux inspectrices qui, surprises, firent volte-face brusquement.
– On t’a rien demandé à toi ! jeta le patron hargneux.
– Ils boivent moins que je dis, moi. Ça, c’est particulier !
Bien qu’entre femmes elle pouvait quand même pas leur dire que le Jeannot il ne lui tapotait plus la fesse quand elle le servait. Même plus un regard. Ça aussi, c’était particulier.
– Et depuis quand ? demanda une des inspectrices avec un sourire d’assistante maternelle.
– Depuis ce lundi tout juste, répondit-elle fièrement campée dans ses charentaises vu qu’elle voyait bien que ça les intéressait les petites dames.
En début d’après-midi, le commissaire principal Lesieur, en faisant le point de l’affaire avec son supérieur le divisionnaire Berthier, mit de côté cette information. Elle n’était pas significative en soi.
Comme le fait que Jean Ferniti fût jugé grognon par ses voisins.
Il trouva plus intéressante l’information communiquée par l’inspecteur qui avait filé Jean Ferniti jusqu’aux Établissements Legrand.
D’après le patron du bar-restau Aux Amis, un certain Marcel, le jour du triple crime, le Ferniti avait un drôle de regard en arrivant pour déjeuner.
– « Un regard de tueur », m’a-t-il dit. Il a même ajouté : « J’ai fait l’Indo et je sais de quoi je parle ! » C’est intéressant, non, patron ? avait conclu le jeune inspecteur avant de raccrocher le téléphone.
Sûr que c’était intéressant. Surtout que rien ne permettait de soupçonner Jean Ferniti dans cette affaire. Son alibi était imparable. Le crime passionnel était évident. Le meurtre parfait.
– Mais non ! Justement, l’évidence, c’est ce que vient foutre ce poignard commando dans un meurtre passionnel. Ce n’est ni Ahmed ni Yvonnick et encore moins la secrétaire qui pouvait détenir ce genre d’outil ! s’exclama à haute voix le commissaire. Ce poignard est de trop dans le scénario. Il est incongru… Il aurait fallu une paire de ciseaux ou un couteau de poche pour un crime passionnel ! Il y avait préméditation !
Le divisionnaire Berthier aimait bien voir son adjoint dans cet état-là. C’est dans de tels moments qu’il était le plus productif. Le dénouement suivait de près en général.
– C’est bien mon branleur de la cité, je te dis ! jubila Lesieur.
– En attendant, dit le divisionnaire, on continue la filature du Ferniti et on rajoute le Papinski. Ton dispositif sur la cité est excellent. Maintiens-le. Mais personne à l’intérieur du bar Chez P’tit Louis. Il n’y a que des habitués et un nouveau ferait désordre dans le décor. Surveillez seulement les abords. De toute façon, le patron est un indic des Stups. Ils nous le « prêtent » jusqu’à dimanche…
– Jusqu’à dimanche ? le coupa, surpris, Lesieur.
– Oui, dimanche. Donc, samedi soir au plus tard, tu me les arrêtes tous les deux.
– Je croyais avoir le feu vert pour les suivre un peu plus longtemps… Je voulais être sûr qu’il n’y ait personne au-dessus d’eux. Il y a un truc que je ne sens pas au niveau de la motivation… Curieux quand même que les RG n’aient rien sur l’un ou sur l’autre, conclut-il contrarié.
– Allez, ne complique pas les choses. Nous tenons sûrement nos deux assassins et je ne veux pas risquer un nouveau meurtre, malgré tout ton excellent dispositif. Ce sont les ordres. Surtout que la tension ne cesse de monter dans cette cité. Un autre crime et c’est l’explosion assurée.



© Alain Pecunia, 2008.
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mardi 5 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 16

Chapitre 16





Pour Jean Ferniti, la journée du jeudi commença à six heures douze comme d’habitude.
Il quitta son Titi après lui avoir dit :
– Ce soir, il faut qu’on parle absolument de Bébert. Hier soir, Chez P’tit Louis, il a encore fait le raisonneur. De plus en plus juif qu’il est, j’te dis !
Puis il se dépêcha pour être à temps sur le palier afin de guetter le passage de l’aînée des Kamil.
– Bonjour, dit-elle tout sourire en passant à sa hauteur. Ça va ?
– Ça va, ça va, ma grande, répondit-il presque joyeusement.
La réponse de M. Ferniti surprit la jeune fille, lui qui l’avait habituée à des « b’jour » grognons. Mais elle poursuivit sa descente sans y accorder plus d’importance, songeant seulement que des gens à l’abord désagréable pouvaient devenir tout à coup aimables un beau jour. Comme par magie.
Jean Ferniti l’avait reluquée à la dérobée, s’attardant sur ses longues jambes de gazelle que dénudait une jupe au-dessus du genou.
« Pourvu qu’elle ait la même jupe ras le minou demain soir ! Ce sera plus facile dans les fourrés », se dit-il tout en ressentant une violente érection bien qu’il se fut masturbé il y a peu en pensant à elle.
Il en avait bougrement envie de la petite salope. Cette fois-ci, il était sûr de parvenir enfin à éjaculer dans le sexe d’une femme. Il avait même fait promettre à Bébert de le laisser passer le premier. Mais il avait hésité, cet enfoiré de Papinski.
– Ça te coupe l’envie de passer après moi ? ça te dégoûte ? lui avait demandé Ferniti, teigneux.
Albert Papinski s’était abstenu de répondre. C’était pas ça, mais quand même un peu. Et puis, faire ça dans les fourrés, c’était pas franchement pratique. Limite dangereux, sans compter que si la fille se mettait à gueuler pendant que le Jeannot s’en occupait, il faudrait la « trancher » avant qu’il ait eu le temps d’y passer à son tour.
Le changement de scénario ne convenait pas à Albert Papinski. Une cave, ça aurait quand même été plus tranquille.
Ce n’était pas le problème de Jean Ferniti. Celui de Ferniti, c’était sa crainte d’éjaculer précocement et d’être la risée de Papinski, comme il l’avait été chaque fois que ses potes l’entraînaient au bordel ou qu’ils tombaient sur des fatmas en cours d’opération et qu’ils avaient le temps de se permettre une récréation après que tous les hommes valides eurent été exécutés.
Ce qui le rassurait, c’était l’idée de l’assommer dès l’interception avant de l’entraîner dans les fourrés. Comme ça, il pourrait prendre son temps. Et le Papinski aussi, d’ailleurs. Pour égorger sa première victime. « À lui aussi de se mouiller ! » se dit-il rageusement.



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lundi 4 août 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 15

Chapitre 15





Pendant ce temps, le commissaire principal Lesieur, de la Brigade criminelle, qui avait en charge l’enquête des deux crimes de la cité du Bonheur, ne chômait pas et commençait à avoir des idées plus précises, sinon sur les motivations, du moins sur leurs deux auteurs. Deux, puisque, dans les deux cas, les indices relevés certifiaient la présence de deux individus. Des hommes, puisqu’on avait retrouvé la première fois le sperme de deux hommes, celui de l’un à l’intérieur du vagin de la victime, celui de l’autre à l’extérieur, ce qui semblait indiquer un masturbateur. Mais, si beaucoup de choses étaient fichées, cette catégorie sexuelle ne l’était pas encore. De toute façon, c’était un truc à faire exploser les fichiers centraux vu le nombre de mâles concernés.
Dans le deuxième meurtre, même sperme dans le vagin de la victime, mais pas de trace du masturbateur.
Et là, dans ce meurtre d’Issy-les-Moulineaux, pas de sperme dans le vagin de la victime. « Et si c’était mon masturbateur ? » se dit le commissaire Lesieur. Absurde. Mais il était payé pour se poser les questions que les autres ne se posaient pas.
Et pas si absurde car, dans les trois cas, les victimes femelles avaient été égorgées de la même façon, sinon par la même arme.
Dès le premier meurtre, le commissaire Lesieur n’avait pas voulu suivre la piste de la rumeur signalant un « crime d’Arabes ». Il voyait mal des tueurs arabes égorger au poignard du genre commando. Leur truc, c’était plutôt le rasoir.
Entre les deux meurtres, il avait demandé à ses inspecteurs de répertorier dans la cité du Bonheur les hommes ayant effectué leur service militaire en France ou dans leur pays d’origine.
C’était long, évidemment.
Après le deuxième meurtre, il avait donné pour consigne à ses hommes d’éliminer ceux d’origine maghrébine ou africaine et de se concentrer sur les Français.
Il avait la liste depuis trois jours.
Le mercredi, à midi, il demanda de croiser les noms des employés des Établissements Legrand et Fils avec cette liste.
Juste en rentrant de déjeuner et avant d’aller s’entretenir de l’affaire de la cité du Bonheur avec le commissaire divisionnaire Berthier, un inspecteur lui remit le résultat de la recherche.
Sur les quarante-neuf employés des Établissements Legrand et Fils, dont une majorité d’origine maghrébine, trois d’entre eux avaient le même patronyme et le même prénom que trois individus figurant sur la liste. « L’équivalent de nos Dupont Durand de souche, ce qui ne signifie donc rien », se dit le commissaire Lesieur.
– Vérifie-moi si ces trois-là habitent vraiment la cité du Bonheur. Au cas où, dit-il à l’inspecteur. Mais c’est celui-ci qui m’intéresse, ajouta-t-il en signalant de l’index le dernier nom de la liste.
Jean Ferniti.
– Je veux tout savoir sur ce type. S’il est fiché par un service quelconque, poursuivit le commissaire principal sur sa lancée.
– D’après son audition d’hier, il ressort qu’il a été engagé volontaire en Algérie. Chez les paras.
– Il m’intéresse donc encore plus, conclut-il en tapotant la feuille de l’index.
Trois heures plus tard, lors du briefing de fin de journée de l’équipe, le commissaire Lesieur dut reconnaître que le citoyen Ferniti, Jean, était un inconnu des services de police. Même des Renseignements généraux, la police politique, et de la Sécurité militaire.
– Demain matin jeudi, première heure, dit-il à son équipe, vous allez fouiner dans la cité du Bonheur et ses alentours. Mais discrètement, hein ? j’insiste. Car il ne faut pas mettre la puce à l’oreille de notre client. Lui, vous le filerez discrètement. Dis-crè-te-ment, j’ai dit !
– Pourquoi ne pas l’arrêter maintenant, chef, et le cuisiner ? demanda l’un des inspecteurs.
– Parce qu’il y a le deuxième homme, pardi ! le sermonna-t-il. Et ce deuxième homme, il doit habiter la cité du Bonheur ou aux alentours puisqu’il n’y a pas de trace de lui dans le meurtre d’Issy.
Une partie de l’équipe n’était pas convaincue de la thèse du « branleur » et pensait qu’il n’y avait aucun lien entre les crimes de la cité du Bonheur et celui des Établissements Legrand, mais tous faisaient confiance au flair du patron.
– Et je veux les arrêter tous les deux ! conclut-il en tapant de son poing le bureau sur lequel il s’était assis durant la réunion.
Le commissaire Lesieur savait que, lorsqu’il tapait du poing, plus personne n’osait lui poser de questions.
Il avait hésité à faire interpeller ce Ferniti. Mais il fallait le laisser en liberté pour identifier ses relations et, parmi celles-ci, son complice.
Le crime d’Issy-les-Moulineaux lui semblait être un crime annexe par rapport aux deux de la cité, et c’est sur celle-ci qu’il fallait se concentrer pour identifier le deuxième homme et empêcher un éventuel autre meurtre. Partis comme ils l’étaient, il sentait que les deux meurtriers ne s’arrêteraient pas là.
Mais il ne parvenait pas à comprendre la motivation de ces crimes-là, tout en sachant que la plupart des meurtres – quand il ne s’agit pas de basse vengeance, de jalousie meurtrière ou de crime crapuleux, c’est-à-dire de motivations simples – n’ont de signification que pour le seul criminel.


© Alain Pecunia, 2008.
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