mardi 19 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 17

Chapitre 17





N’empêche que, sans moi, le Bellou, il était dans l’impasse.
N’importe qui peut disposer d’une marchandise. Mais elle reste une valeur nulle tant qu’elle n’est pas commercialisée. Et ça, c’était mon job.
En quarante-huit heures, dès le jeudi, j’ai trouvé notre acheteur.
Je n’avais pas eu à chercher loin.
L’Albanais auquel j’avais pensé pour la reprise de ma société s’est tout de suite montré intéressé par nos cinq kilos de coke.
Il me prenait les deux. Ma société et la drogue.
Mais il a fallu discuter ferme sur les prix.
Ces gens-là, c’est des incultes. Question mentalité, ils en sont encore au stade du marchand de tapis.
Enfin, c’est l’image qu’ils donnent. En fait, il ne faut pas s’y fier. Ce sont des négociateurs-nés.
Il a vite compris que j’étais pressé.
Il m’a eu sur le prix de la coke. J’ai dû baisser de vingt pour cent sur le tarif en cours. Ça faisait mal.
Mais je me suis rattrapé sur le prix de ma société. Là, j’ai pu les rouler. C’était pas vraiment leur partie.
L’un dans l’autre, je récupérais d’un côté ce que je perdais de l’autre. Et tout le monde était content. Ce qui est important. Ça évite les récriminations ultérieures.
Mais il tenait à être livré à Lille.
Je n’ai pas trop compris la raison de cette lubie. En tout cas, j’allais être débarrassé et de la drogue et du Bellou par la même occasion. Et puis, j’avais justement un Paris–Bruxelles pour le lundi suivant. Il y aurait juste à faire un petit détour par Lille.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

lundi 18 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 16

Chapitre 16





J’ai installé le Bellou dans l’ancienne chambre de maman.
Au petit déj, le mardi matin, il m’a demandé quels étaient mes projets d’avenir.
Tout bazarder et me tirer le plus loin possible dès que je n’aurais plus les flics sur le râble, que je lui ai dit. Et j’allais les avoir plus longtemps que prévu à cause de sa villégiature chez moi.
– C’est le plus sage et je m’en doutais. Mais où as-tu l’intention d’aller ?
– Qu’est-ce que ça peut te faire ? que je lui ai rétorqué d’un ton rogue.
J’avais l’impression qu’il me prenait pour un con. Il avait réussi à piéger la Bernique et il était bien capable de me mijoter un mauvais coup pour rester avec le tout.
Il a dû lire dans mes pensées.
– Cool, qu’il m’a dit. Je n’ai pas l’intention de te doubler. Je te demande juste où parce que nous pourrions peut-être partir ensemble.
– Loin, que je lui ai répondu sèchement sans dévoiler mes rêves australiens.
Je ne me voyais pas traîner mon beauf avec moi le restant de mon existence.
– Écoute, qu’il m’a fait. Je ne retournerai pas à Nantes. Dès que les cinq kilos seront écoulés, je me tire loin moi aussi. Et tu auras ta part sur la revente. Moitié-moitié.
Tout à coup, j’ai eu un doute. Il n’avait quand même pas traîné la coke avec lui jusqu’ici !
– Elle est où, cette marchandise ? que je lui ai demandé avec un mauvais pressentiment.
– Dans un de mes sacs, qu’il m’a répondu le plus naturellement du monde.
J’avais affaire à un malade, un inconscient ou un type qui croyait dur comme fer à sa baraka. Ce qui revenait au même sur le plan pratique.
– T’es malade ! Et si les Stups font une descente ici ? que je lui ai lâché d’une voix blanche.
Il m’a souri avec condescendance. Comme à un cave.
– C’est un risque à courir. Mais nous avons une longueur d’avance et il faut juste se dépêcher de revendre la coke. Il faut que nous nous en débarrassions rapidement.
Je l’ai stoppé dans son délire.
– Attends, attends ! qu’est-ce que je viens faire avec la coke, moi ? Ça ne me concerne pas. Je n’ai pas l’intention d’y toucher. Et, d’abord, pourquoi que tu veux m’en faire profiter ? C’est quoi cette histoire de moitié-moitié ?
Il a fait son chattemite.
– Mais ce sera simplement le prix de ta participation.
– Comment ça ?
– Tu as tes camions, ton réseau pour les cigarettes…
– Pas question ! que je l’ai coupé.
– Je crois que ta sœur avait raison. T’as une mentalité de petit commerçant, de gagne-petit.
– Il n’en est pas question ! Je n’ai pas envie de passer ma retraite derrière les barreaux.
Il a haussé les épaules et m’a laissé bouder en silence.
Je suis un Pmiste, moi, pas un petit commerçant !
Je ne suis pas un gourmand, c’est tout. J’ai toujours su me limiter dans mes ambitions. Je tiens ça de papa. La mégalomanie, c’était le truc de la frangine et elle a dû déteindre sur son fonctionnaire de mari. Et ça conduit toujours à l’abîme.
Non, il n’était pas question que je marche dans sa combine. Avec la moitié de l’enveloppe du croque-mort et la vente de ma société, j’avais largement.
Il pouvait toujours courir, le beauf. Hors de question que je sois son pigeon.
C’est lui qui a rompu le silence le premier.
– T’as pas tellement le choix, qu’il m’a fait.
– Comment ça ? que je lui ai dit en rigolant tout en essayant de flairer son coup fourré.
– Ben oui. La drogue, elle est chez toi. Si tu ne m’aides pas à l’écouler, elle y restera. Et elle sera peut-être encore là quand les Stups débarqueront.
– T’es un enfoiré, René. Un sale flic ripou enfoiré. T’as qu’à te démerder avec ta saloperie de came !
Ça l’a fait se marrer.
– Je n’ai pas la logistique ni le réseau nécessaire. Toi, si. C’est une question de quelques jours, une semaine au plus…
– Non ! que j’ai tranché d’un ton sans réplique.
Il n’en a pas semblé contrarié pour autant. Il pensait sûrement m’avoir à l’usure.
Puis je me suis mis à gamberger.
Le beauf aller me coller comme une bernique à son rocher tant qu’il n’aurait pas écoulé sa drogue.
Il avait raison. Je n’avais pas le choix. La seule et unique façon de l’empêcher de s’incruster était de marcher dans sa sale combine.
Il fallait se débarrasser au plus vite de la marchandise. Le stock, c’est l’ennemi d’une saine gestion commerciale.
– D’accord, que je lui ai lâché à contrecœur.
– Je n’en attendais pas moins de toi, Jeannot. Je savais que je pouvais compter sur ton esprit de famille.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

samedi 16 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 15

Chapitre 15





La semaine suivante, j’ai mis à exécution mes sages résolutions.
J’ai liquidé mes stocks de cigarettes en attente de livraison et annoncé à mes fournisseurs et acheteurs que je me retirais du commerce contraint et forcé.
J’en ai rajouté sur la pression des flics et c’est passé comme une lettre à la poste.
Ça avait même l’air d’arranger tout le monde.
J’étais comme devenu un pestiféré quand les uns et les autres avaient appris que j’étais le frangin du flic abattu à Pornic.
Ils étaient soulagés et moi aussi.
En une dizaine de jours, mon entreprise de transport était devenue parfaitement clean et j’étais assuré de pouvoir en tirer un bon prix au moment opportun.
Je savais qu’un de mes fournisseurs, un Albanais, avait de l’argent à recycler. L’acheteur idéal.
Je rêvais de plus en plus d’Australie. J’avais déjà largué les amarres quand, le lundi 9 février, je me suis retrouvé sur le cul.
Il était vingt et une heures. J’étais chez moi, vraiment chez moi dans l’ex-appartement de maman, dont j’étais l’unique héritier grâce à la disparition de la Bernique.
Je regardais peinard Crocodile Dundee depuis une demi-heure quand on a sonné à la porte.
J’ai hésité à me lever.
À cette heure-là, ce ne pouvait être que la voisine de palier, la vieille copine de maman qui venait regarder un film à la maison quand elle avait un coup de cafard de vieux.
Ça a sonné un deuxième coup.
J’ai éprouvé un sentiment qui était tout neuf – ou alors très ancien, mais vachement enfoui sous des strates. Un sentiment humain.
J’avais envie de faire plaisir à cette vieille.
Je suis allé ouvrir. Un sourire au coin du bec.
Et je me suis retrouvé en face du Bellou. Un Bellou au sourire de moine béat. Radieux. En pleine forme.
Avec un sac de voyage à bout de bras et un autre en bandoulière.
– Je peux entrer ? qu’il a dit en entrant sans attendre mon invitation et en posant ses sacs dans l’entrée.
Je suis resté comme un con planté là.
– Ben, referme la porte, qu’il a ajouté.
J’étais abasourdi.
J’ai tout de suite compris qu’il allait y avoir du bouleversement dans mes plans migratoires transocéaniques.
Il s’est assis – avachi, plutôt – dans mon fauteuil.
– Tu regardais cette connerie ? qu’il m’a lâché avec un petit air condescendant en pointant son double menton vers ma téloche.
J’ai haussé les épaules. Ma soirée télé était ratée.
– Surpris de me voir, non ?
– T’es guéri ? que je lui ai répondu encore tout à ma surprise.
Alors, là, il s’est marré franchement.
– Tiens, sers-moi un scotch, au lieu de dire des conneries !
Je lui ai servi un verre et m’en suis versé un par la même occasion. J’en avais rudement besoin.
– Je vous ai bien eus, hein ? Je vous ai tous roulés dans la farine. Ta frangine, son gigolo et toi. Enfin, toi, t’étais quand même le plus facile à berner…
Il m’a vexé, ce con. Surtout que je venais juste de réaliser qu’il avait joué la comédie.
– Tu sais, qu’il m’a dit en guise d’explication, quand je suis revenu de Corse en décembre, je n’étais pas tellement dans mon assiette. J’avais failli me faire virer de la police. Alors j’étais un peu dépressif. Puis, quand je me suis aperçu du manège entre la Perrine et son Henri-Jacques, avec ses tenants et aboutissants, j’ai décidé de franchement jouer au débile complet. Pour mieux piéger ces deux malfaisants…
Il s’est interrompu.
Je ne comprenais pas tout. Il avait dû s’en rendre compte.
– Bon, c’est pas grave. Passons plutôt aux choses concrètes. Je suis venu récupérer ma part.
– Ta part. Quelle part ? que je lui ai demandé l’air ahuri.
Il a haussé les épaules dans un geste d’impatience.
– L’enveloppe, connard.
J’ai failli demander quelle enveloppe. Mais je suis resté bouche bée.
– Voilà, t’as l’air de comprendre. L’enveloppe, c’est moi qui l’ai fourrée dans ton sac le matin de ton départ.
Il a attendu que ça percute avant de poursuivre.
– Et comme nous allons dorénavant être associés, je t’en laisse la moitié. Mais je garde la marchandise.
Je me suis laissé tomber sur le fauteuil de maman.
– Ça te la coupe, hein ? Eh oui, je leur ai subtilisé et la came et l’enveloppe.
Jamais je n’aurais imaginé mon beauf aussi retors. Mais ce genre de combine ne pouvait germer que dans un cerveau de flic. Et il était même particulièrement redoutable pour avoir réussi à berner la frangine.
Il m’a alors raconté qu’il avait subtilisé, la nuit de notre arrivée, les clés du corbillard sous l’oreiller de la frangine qui dormait à poings fermés et s’était emparé de la coke.
Comme il avait subtilisé l’enveloppe au petit matin pour la fourrer dans mon sac.
Vu son état, il était insoupçonnable.
Quand le Tonio et ses sbires se sont présentés pour récupérer leur argent, la frangine et son croque-mort ont constaté la disparition de l’enveloppe et se sont mis à paniquer et s’accuser mutuellement de vol.
Le Colombien a immédiatement flairé l’entourloupe.
Ils étaient tous réunis dans le salon. Debout.
Seul le Bellou était assis prostré dans son fauteuil.
Le Tonio a d’abord tiré dans la jambe du Henri-Jacques qui s’est mis à beugler.
La frangine a fait mine de se saisir de son pistolet de service.
Par pur réflexe professionnel, car elle ne le portait pas sur elle.
Les deux sbires lui ont vidé instinctivement leurs deux chargeurs.
Bide et thorax. De l’imparable.
Le croque-mort s’est alors mis à implorer le Tonio. Qui, froidement, lui a tiré un coup de grâce à bout portant.
Les deux sbires se sont mis à explorer sauvagement le salon et le Tonio a pointé son revolver sur le Bellou.
– Moi, je peux vous dire où ils ont planqué la came et le fric, qu’il lui a dit calmement. Et je ne vous demande que la vie en échange.
Le Tonio a tiqué. Les choses gratuites, il avait du mal à comprendre. C’était contraire à sa culture.
– Vous m’avez payé en me débarrassant de ces deux-là, qu’a précisé le Bellou.
– Cause toujours, lui a dit le Tonio.
– Au funérarium. Mais, avant d’y aller, foutez le bordel dans les autres pièces pour que ça fasse plus vrai. Moi, je n’aurai rien vu ni entendu. J’étais planqué dans le grenier.
Le beauf, il les a même aidés à foutre le bordel pour que ça aille plus vite.
Quand ils sont arrivés au funérarium, ça a été le grand cinéma. Cercueils fouillés, urnes renversées, deux des Dalton abattus successivement pour les faire parler, puis l’arrivée miraculeuse du commissaire Antoine et de son équipe.
J’ai pigé qu’il n’y avait rien de miraculeux et que le Bellou avait monté un piège diabolique.
– Comment que tu as fait ? je lui ai demandé un zeste admiratif.
Il m’a souri, satisfait que j’aie pu le suivre jusque-là.
– Internet, petit père, qu’il m’a dit.
Depuis le début de sa déprime, mon beauf avait correspondu avec le commissaire Antoine par courrier électronique. Il informait les Stups de chaque fait et geste de la Bernique et de son associé. Mais il avait fait croire à Antoine que le vol de la coke avait été effectué par le croque-mort et ses quatre Dalton. C’est pour ça qu’Antoine surveillait le funérarium.
La suite était réglée comme du papier à musique.
Mais il y avait un hic. Le Tonio pouvait faire tomber l’alibi du beauf dingue.
– Il n’est pas si con que ça, qu’il m’a dit. S’il me trahissait, moi je peux témoigner qu’il a abattu froidement le croque-mort.
– Mais il peut te soupçonner d’avoir tout manigancé ?
– Non, je suis tranquille. Je connais ce type d’individus. Ce sont des primaires. Il est persuadé que le croque-mort a voulu le rouler.
Je n’en étais pas si sûr. En tout cas, je n’en aurais pas donné ma main à couper. Et je comprenais mieux aussi pourquoi le commissaire Antoine était à la recherche de la marchandise. Il devait bien se douter qu’elle n’était pas perdue pour tout le monde.
– Et le commissaire des Stups, tu crois pas qu’il peut en venir à te soupçonner ? que je lui ai dit.
Mon beauf était malgré tout lucide.
– C’est un risque à courir, qu’il m’a répondu. Mais j’ai ma déprime comme alibi et, s’il doit soupçonner quelqu’un, ce sera Perrine. Mais elle n’est plus là pour répondre aux questions.
– Et si tu étais surveillé et qu’il apprenne que tu m’aies rendu visite ? j’ai rétorqué.
Le Bellou, il avait réponse à tout.
– Je suis sorti de l’hosto depuis une semaine. Il m’a rendu visite le dernier jour et je lui ai dit que j’avais l’intention de venir me reposer chez toi.
– Tu ne manques pas d’air, que je lui ai lâché avec animosité.
– Ben quoi, Jeannot, c’est normal. Tu es la seule famille qui me reste, non ?


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 14

Chapitre 14





Je suis resté à Pornic dans un hôtel paisible jusqu’au mardi suivant, jour de l’enterrement de ma sœur.
Le lundi, le Tonio a été inculpé de complicité de crime et placé en détention.
La Bernique a eu droit au grand tralala à Nantes, mais je n’y ai pas assisté.
J’ai préféré l’attendre au cimetière de Pornic.
J’étais le seul membre de la famille vu que le beauf n’était toujours pas en état.
Il y avait du monde, mais ça était plus rapide que je ne craignais. Dans un trou pas trop loin de celui de maman à qui c’est bien égal.
Les deux flics de la Criminelle étaient retournés à Paris. Mais le commissaire Antoine est venu y traîner sa grande carcasse.
J’avais de la chance. À onze heures, tout était fini et j’ai pu retrouver mes pénates le jour même.
Vachement soulagé.
Il ne me restait plus qu’à me faire discret et attendre le moment propice pour m’éclipser de la scène.



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vendredi 15 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 13


Chapitre 13





Le samedi matin, vers onze heures, nous nous sommes retrouvés dans la villa gothique de la frangine.
Je me demandais ce qu’on pouvait bien y foutre puisque je n’avais pas assisté au crime.
Là, c’est le capitaine Cavalier qui a pris la relève dans les questions.
Pour la énième fois, j’ai répété que j’étais parti vers onze heures le jeudi matin.
Pour le même nombre de fois, ils m’ont dit qu’ils le savaient puisqu’ils avaient le témoignage du chauffeur de taxi.
Ni queue ni tête, que j’ai pensé. Des questions dont ils ont la réponse. Pour faire chier.
Et rebelote sur mon bref séjour. Comment j’avais trouvé ma sœur. Inquiète, soucieuse, préoccupée… ?
Normale, que j’ai de nouveau répondu.
J’ai quand même eu un choc en découvrant les traces du carnage dans le salon.
L’emplacement des deux corps silhouetté de craie. Les dommages collatéraux des tirs. Les coussins des sièges éventrés, le grand bahut vidé de son contenu.
Comme si l’on avait recherché quelque chose.
Les autres pièces du rez-de-chaussée et des deux étages avaient également été visitées.
Les deux flics observaient mes réactions attentivement.
Ils ont vu mon air étonné. J’ai eu le sentiment qu’ils n’attendaient que ça, d’ailleurs, car j’ai eu droit immédiatement à leurs conclusions provisoires.
– Eh oui, a dit le commissaire Antoine. La première évidence est qu’il s’agit d’une exécution en bonne et due forme. La deuxième, que les assassins recherchaient quelque chose. Ils ne l’ont pas trouvé ici et sont partis le chercher dans les locaux de la société de pompes funèbres.
Il s’est tu.
– Vous n’avez pas une idée ? a repris le capitaine Cavalier.
J’ai fait diversion en demandant comment le Bellou avait pu échapper à ce carnage.
– Nous n’avons pas encore pu l’interroger. Il est sous le choc. Il a été retrouvé prostré dans le grenier, le seul endroit que les assassins n’aient pas visité. On ne se sait pas pourquoi, m’a répondu le commissaire des Stups en haussant les épaules.
On en est restés là.
Ils n’ont pas voulu me répondre quand je leur ai demandé si l’assassin survivant, le Tonio de la Bernique, avait avoué quoi que ce soit.



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jeudi 14 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 12

Chapitre 12





Ce vendredi matin, j’ai refait le même trajet que le mardi avec le corbillard. La bagnole des deux flics de la Criminelle était toutefois plus confortable et plus rapide.
Par ironie du sort et nécessité urinaire, nous avons fait la pause à la même station après Le Mans.
Ça m’a quand même fait drôle.
On a causé de tout et de rien. Comme par hasard de ma société de transport. Mais c’était peut-être juste histoire de parler.
À Nantes, j’ai passé une partie de l’après-midi en tête à tête avec le capitaine Cavalier et le commissaire Antoine de la Brigade des stups. Le bellâtre que j’avais aperçu à la télé.
De lui aussi, je me suis méfié instinctivement.
Sous ses airs de matamore, il sentait le chien de chasse.
En fait, ils cherchaient un détail, un petit rien qui aurait éclairé leur lanterne.
Avec, bien sûr, plein d’attentions puisque j’étais le frère de la défunte.
J’ai quand même vite compris que le commissaire des Stups ne voyait pas la frangine en enfant de Marie. Les parts qu’elle détenait dans les sociétés du Montelli l’intriguaient vu la personnalité de l’individu qui aurait eu des liens avec le milieu cannois.
– Il était de Paris, que j’ai dit.
Oui, mais, il avait été soupçonné de complicité de meurtre dans l’assassinat d’un directeur de cercle de jeu parisien qui aurait été commandité par les Cannois. Pour une histoire de came.
Il avait bénéficié d’un non-lieu.
J’ai joué les honnêtes citoyens à mille lieues de ce type de turpitudes. Mais ça m’a aidé à entrevoir comment la Bernique pouvait le tenir.
Le petit rien que le commissaire recherchait, c’était la marchandise, ou son équivalent monnaie. Il n’était pas du genre à croire aux crimes sans motivation profonde.
Bref, on a tourné en rond.
Ils ont fini par s’excuser d’avoir à me poser toutes ces questions « en ces circonstances douloureuses » et m’ont conduit à un hôtel situé à la périphérie de Nantes où l’on m’avait réservé une chambre.
Attention touchante. Mais ces enfoirés voulaient surtout que je sois frais et dispos pour une visite des lieux du crime le lendemain matin.
J’étais réellement vanné et j’en ai oublié de demander des nouvelles de la santé du Bellou.


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mercredi 13 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 11

Chapitre 11





Quand ils le veulent bien ou qu’ils ont une forte motivation, les flics, c’est des rapides.
Quasiment à l’aube, ils ont sonné à ma porte.
Deux. Un homme et une femme. Brigade criminelle.
Aimables et tout. Sans oublier les condoléances.
J’étais le frère du commissaire principal Perrine-Charlène Bellou, lâchement abattue par des malfrats.
Ça méritait vengeance et moi le respect.
Mais je n’étais pas dupe. Un flic est un flic, et j’étais aussi le dernier à avoir vu vivantes les deux victimes peu de temps avant le drame.
Ma sœur s’était-elle montrée inquiète, s’était-elle confiée à moi durant mon bref séjour ?
Et recondoléances vu les circonstances de ce séjour. L’enterrement de « votre pauvre maman ».
Et requestions de flics.
C’était la femme qui me posait les questions.
D’elle, je me suis méfié instinctivement. Malgré son visage angélique, j’ai senti chez ce petit bout de femme le flic teigneux qui ne lâche pas le morceau quand il renifle un os. Cavalier, capitaine Isabelle Cavalier qu’elle s’est présentée.
Une heure et quelque plus tard, je refaisais mon sac de voyage.
Ils « m’accompagnaient » à Nantes pour les besoins de l’enquête qui piétinait.
J’ai joué le jeu. Le bon frère qui devait bien ça à sa frangine et qui ne souhaitait qu’aider la police.
La Bernique, malgré son cadeau, elle m’aura fait chier jusqu’au bout, que je me suis dit pour moi-même. Ce fric, je ne l’avais vraiment pas volé.



© Alain Pecunia, 2009.
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mardi 12 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 10

Chapitre 10





Personne n’était ému de mon départ. Seul le Bellou était juste un peu excité.
Ma frangine a haussé les épaules.
– C’est ton choix, quelle a dit.
De toute façon, elle avait récupéré son Henri-Jacques et elle n’avait plus besoin de moi pour développer son commerce.
J’ai pris le TER Pornic-Nantes de onze heures trente-neuf, puis le TGV de treize heures pour Paris. À quinze heures dix, je me suis retrouvé à Montparnasse.
Je me suis senti léger en sortant du métro Porte-de-Bagnolet avec mon sac de voyage à bout de bras. Je m’en tirais sain et sauf.
J’ai remonté le boulevard Mortier et retrouvé l’appartement de maman, rue de la Justice, qui domine les toits de Paris.
Je me suis servi un double scotch pour étouffer le petit pincement que j’ai eu en tournant la clé dans la porte et en pensant que j’allais vivre avec son fantôme un certain temps. Celui du deuil.
Puis j’ai défait mon sac en songeant que j’allais bazarder les vêtements de maman au plus vite pour récupérer son dressing.
En un sens, en virant toutes ses vieilleries et en redécorant le tout en style minimaliste tendance ligne claire, je serais plus à l’aise et le fantôme se taillerait à tire-d’aile.
Ça fait mal de se retrouver orphelin, mais il n’y a pas que des inconvénients, quoi qu’on en dise.
En fin de compte, maman, quelque part, elle avait dû sentir qu’elle devenait de trop. Elle avait eu la délicatesse de partir au bon moment.
J’ai défait mon sac en sifflotant et je suis tombé sur une enveloppe. Pareille que celle du croque-mort. Aussi grosse qu’un attaché-case.
Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis mis à trembler de partout.
Mes mains ne parvenaient pas à saisir l’enveloppe.
Alors, je me suis resservi une rasade de scotch que j’ai bu cul sec.
Ça allait mieux. Si ça tournait un peu, au moins ce n’était pas à cause de l’enveloppe.
– Putain ! que j’ai dit en l’ouvrant et en comptant les grosses coupures.
J’ai pensé – comme quoi je suis con – que c’était un cadeau de ma sœur.
Et moi qui avais caressé l’idée de l’estourbir dans son sommeil. Quelle perte sèche c’eût été !
Pourquoi ce cadeau royal ?
Peut-être pour prix de mon silence après toutes ses confidences.
C’était le plus probable et, du coup, son geste me parut moins désintéressé.
C’était un juste prix, tout simplement.
Que valaient pour elle cinq kilos de coke eu égard à son commerce de grande distribution qu’elle allait ouvrir ? Une goutte d’eau, un pourboire, c’est tout.
Mais j’étais quand même content.
Beaucoup moins, toutefois, quand je me suis branché sur les infos de vingt heures de la Une – une vielle habitude de maman.
Je m’étais bien installé avec mon plateau télé.
Cent vingt-cinq grammes de béluga, un homard et un Dom Pérignon 90 que je m’étais offert chez le meilleur traiteur du quartier une heure plus tôt pour fêter ça en beauté.
J’avais même enfilé mon vieux smoking, qui me boudine un peu, pour être vraiment dans le ton.
Avec ma chemise à plastron dont je n’ai pas pu fermer le col pour cause d’empâtement ces dix dernières années, et les pantoufles Old England que maman m’avait offertes à notre dernier Noël – je ne rentre plus non plus dans mes souliers vernis.
Mais j’étais seul et j’étais bien. Béatement bien.
Je m’attendais à de l’habituel. Les Américains faussement démocrates, les Arabes humiliés, les Juifs antisémites puisqu’ils n’aiment pas les Palestiniens qui ne demandent qu’à être aimés, la France illuminant la noirceur de ce monde, la Russie cahin-caha, les Polonais et les Espagnols qui ne comprennent rien à la grandeur de l’Europe franco-allemande, les Britishs chiens de compagnie des Yankees, un peu de Chine et un peu d’Inde – mais c’est loin et, de toute façon, ils rêvent comme nous d’un monde multipolaire où ils prendront juste leur petite place dans le concert des nations.
Je me suis étranglé à la première louche de caviar et recraché le tout sur mon plastron immaculé.
« Nous revenons sur ces dramatiques événements qui ont endeuillé ce midi la charmante petite ville de Pornic (zoom sur le port, le château puis la villa de ma frangine), en Loire-Atlantique.
« Vers midi, des individus non encore identifiés, au nombre de trois, se sont présentés à la villa appartenant à Mme Perrine-Charlène Bellou, commissaire principal de police urbaine à Nantes.
« Son époux, M. René Bellou, commissaire de police également à Nantes (silence sur les Renseignements généraux), et M. Henri-Jacques de Montelli, jeune entrepreneur entreprenant récemment installé à Pornic et honorablement connu dans la ville, locataire de Mme Bellou, se trouvaient également dans les lieux.
« Pour une raison inconnue et non encore expliquée, les inconnus ont ouvert le feu sur les occupants et Mme Bellou et M. de Montelli ont été abattus.
« Seul M. René Bellou a miraculeusement échappé à cette tuerie.
« Les trois agresseurs se sont ensuite rendus à la société de pompes funèbres dirigée par M. de Montelli et, après avoir mis à sac le funérarium dans des conditions odieuses (zoom sur la dévastation), s’en sont pris aux quatre honnêtes employés qui vaquaient à leurs occupations ce jeudi matin.
« Deux d’entre eux ont trouvé la mort et, sans l’heureuse intervention du commissaire Antoine de la Brigade des stupéfiants qui, dans le cadre d’une enquête nationale, surveillait les lieux avec ses hommes, les deux autres employés auraient été froidement assassinés.
« Deux des agresseurs, dont l’identité n’a pas été révélée, ont été abattus par les hommes du commissaire Antoine après sommations d’usage.
« Le troisième homme soupçonné d’appartenir à ce commando de la mort, un certain Antonio Gutierrez, de nationalité colombienne, responsable d’une entreprise d’import-export espagnole d’agrumes dont le siège est à Valence, en Espagne, s’est rendu sans opposer de résistance.
« Il n’était pas armé et prétend s’être trouvé sur les lieux pour raison professionnelle. D’après ses premières déclarations, il se défend d’avoir appartenu au commando et a déclaré qu’il avait un rendez-vous d’affaires avec M. de Montelli qui est, par ailleurs, directeur d’une société de promotion immobilière récente et déjà prospère en pays de Retz.
« Néanmoins, de nombreuses zones d’ombre demeurent dans ce quadruple meurtre.
« D’après le commissaire Antoine, il s’agirait peut-être d’une vengeance commanditée par des individus récemment condamnés pour des actes de grand banditisme et qui avaient été arrêtés par le commissaire principal Perrine-Charlène Bellou dont chacun reconnaît à Nantes son efficacité et sa lutte implacable contre la délinquance.
« Mais nous avons le commissaire Antoine en ligne.
– Commissaire, d’abord, merci de bien vouloir nous répondre alors que vous êtes en pleine enquêté.
– Je vous en prie, madame. (Un bellâtre avec une voix de stentor.)
– Avez-vous avancé, ce soir, dans votre enquête, commissaire ?
– Bien sûr, mais vous comprendrez que je suis tenu par le secret de l’instruction. (Sourire de contentement du flic.)
– Mais, commissaire, sans déflorer le secret de l’instruction, est-ce que vous confirmez les déclarations que vous avez faites en tout début d’après-midi où vous voyiez dans ces ignobles assassinats une vengeance de grands délinquants ?
– Sans aucun doute. Le commissaire Perrine-Charlène Bellou était un grand policier et les truands haïssaient son efficacité.
– Et M. Guttierez avait-il réellement rendez-vous avec M. de Montelli ?
– Je ne puis vous en dire plus sur ce point.
– Je vous comprends. Mais nous avons été surpris de ne pouvoir obtenir de déclaration de M. René Bellou, également commissaire de police, et qui est le seul survivant du massacre de la villa.
– Mâdâme (ton plein de suffisance et de condescendance), vous comprendrez aisément que le mari de la principale victime est profondément choqué par ces tragiques événements et qu’il a dû être momentanément hospitalisé. Par ailleurs, étant donné qu’il est le seul témoin de…
– Excusez-moi, commissaire, mais je dois vous couper car nous attendons d’une seconde à l’autre une déclaration du ministre de l’Intérieur qui vient d’arriver à Nantes.
« Donc, chers téléspectateurs, comme vous venez de l’entendre par la voix du célèbre commissaire Antoine, la police semble avoir avancé dans la résolution de cette tragique affaire mais ne peut évidemment, pour l’heure, faire état de ses investigations.
« Nantes, Gérard Cujo, vous êtes là ?
« …
« Non, nous n’avons pas la liaison avec Gérard Cujo, notre envoyé spécial, mais, peut-être, d’un instant à l’autre… »
J’en pouvais plus d’entendre déblatérer la gonzesse.
J’ai coupé.
Je me suis mis à nouveau à trembler de partout. Mais, cette fois, c’était de frousse. Rétrospective.
Je l’avais échappé belle. Si j’avais traîné un peu plus chez ma sœur, j’aurais subi le même sort que la Bernique et son associé.
J’avais pressenti que ça ne pouvait que mal se terminer avec ces Colombiens. On ne commerce pas avec des sans foi ni loi, des capitalistes du crime. Le petit commerce, il n’y a que ça de vrai. Ça ne suscite que l’envie du fisc.
Au deuxième scotch, je me suis rasséréné. J’ai pu analyser froidement la situation.
J’avais le fric et le Gutierrez allait probablement moisir en prison. Mais ma conne de sœur lui avait parlé de moi et j’aurais sûrement ses associés sur le dos.
Au troisième scotch, j’ai eu comme une pensée émue pour ma frangine. Elle m’avait tout de même refilé le pèze.
Au quatrième, j’étais un peu embrumé avec tout ce que j’avais ingurgité depuis la découverte de l’enveloppe. J’ai versé une larme sur ce pauvre Bellou, mon beau-frère malgré tout.
J’ignorais comment il en avait réchappé. J’imaginais mal les narcos épargner un témoin, même dingue. Il avait dû parvenir à se cacher et les autres devaient être pressés. Mais, vu l’état dans lequel il était, ça n’avait pas dû l’arranger, le pauvre vieux.
Le plus sage, pour moi, était de planquer le fric, de vendre mon affaire et de me tirer au loin.
Je me suis endormi bercé par le tangage de mon lit et en rêvant d’Australie.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

lundi 11 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 9

Chapitre 9





La frangine a passé un coup de fil et nous a servi un dîner micro-onde.
Soupe de poireaux et choucroute mal réchauffée.
À coup sûr, c’est du surgelé.
Je déteste. Avec maman, nous ne mangions jamais de surgelés. Par principe et parce que papa ne supportait pas que l’on dépense dix sous au lieu de deux.
Je n’arrive pas à toucher à ma soupe.
Je suis assis juste en face du Bellou et ça me coupe la faim.
Chaque fois qu’il aspire une cuillerée, il fait un bruit de succion pas possible et il en fout la moitié à côté dont une partie lui dégouline sur le menton et son polo.
La frangine l’engueule, mais le Bellou est imperméable à ce genre de considération.
Même un vieux d’hospice se tiendrait mieux que lui.
Lorsqu’il attaque la choucroute, c’est pire.
Hier, je l’avais de profil et j’ai raté le spectacle.
Quand il mastique, les divers muscles de son visage, la bouche, les lèvres, le nez, le menton, les yeux, les oreilles, les plis du front semblent jouer chacun une partition à la désunisson la plus complète. Les percussions de Strasbourg, à côté, c’est de la pure harmonie, du chant grégorien.
Une sorte de portait cubiste dont chaque élément prendrait vie pour son compte.
Je manque gerber le peu de soupe que j’ai pu avaler et je prétexte un vent coulis pour changer de place et m’installer en face de la frangine.
Elle, c’est plutôt un modelage à la Daumier, mais, au moins, ça ne bouge pas. Et puis je suis habitué. C’est du familier.
Je me force à manger le chou. Avec de la moutarde, ça passe. Mais pas la charcutaille. J’ai l’impression de manger des morceaux de visage du Bellou tombés dans mon assiette.
– Tu n’aimes pas ? me lance ma sœur d’un ton aigre.
– Si, si, que je proteste. Mais je n’ai pas faim. Sûrement à cause de l’enterrement.
Elle hausse les épaules de dédain.
– Quelle sensiblerie ! Mais ça ne m’étonne pas de toi. Moi, ça me donne plutôt faim.
Je repense au petit chaton que papa m’avait ramené pour mes neuf ans et qu’elle avait étouffé le lendemain matin sous l’édredon « en jouant ».
J’en ai été malade toute une semaine et j’ai failli étouffer la Bernique dans son sommeil, « en jouant ». Mais j’avais peur d’elle et je ne voulais pas faire de peine à mes parents.
D’un coup, je comprends mieux son partenariat avec les Colombiens. Elle a trouvé l’âme sœur. Et ma frangine me fait peur à nouveau.
Je m’imagine à la place du chaton et je me demande si je passerai la nuit.
J’ai un mauvais pressentiment. L’impression que la mort rôde. Presque une réalité palpable.
Ça tombe sous le sens, que je me dis.
Cinq kilos de blanche en cavale. Des Colombiens qui réclament leur dû. Un croque-mort bidon. Quatre Dalton. Une mégalo – la frangine. Un paumé – moi. Un dingue – le beauf.
Ça ne peut pas être Blanche-Neige. Plutôt un polar de série B. Un truc où ça défouraille tous azimuts et où il reste pas un type pour raconter ce qui s’est passé.
Pourtant, la frangine n’est pas inquiète. Juste impatiente. Comme si elle croyait encore au retour de son croque-mort.
Et, à ma surprise, il rapplique à l’heure de la vaisselle, tout fiérot, avec la somme. Et cinq kilos de colombienne, c’est pas donné.
Là, je ne comprends plus. J’étais persuadé qu’il avait piqué la coke et s’était tiré.
Mais, à mon sens, ça ne résout pas le problème. La coke, elle a bien disparu. Et si le voleur n’est pas l’un d’entre nous, c’est obligatoirement un coup tordu du Tonio. Donc, il y a toujours de l’insécurité dans l’air.
Je profite de leurs congratulations – « Tu vois que tu pouvais me faire confiance, Perrine », dit le croque-mort, « J’avais confiance », que lui réplique la Bernique – pour annoncer mon départ le lendemain matin.
Dans l’indifférence générale. Excepté le Bellou qui me pince le bras pour attirer mon attention et qui me fait un clin d’œil.
Je suis chez les dingues !


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

dimanche 10 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 8

Chapitre 8





Ma sœur et moi, nous n’avons jamais parlé autant. Au point de ne nous souvenir du Bellou que vers dix-neuf heures.
– T’inquiète, lui dis-je, je monte voir où il en est.
Je suis vachement surpris de le trouver tout éveillé et pianoteur devant son ordi. Mais il referme le couvercle de son portable dès qu’il se rend compte de ma présence et pose ses bras croisés dessus comme s’il craignait que je veuille le lui tirer.
– C’est à moi, dit-il comme un môme protégeant son nounours de la convoitise d’un autre gniard pratiquant la reprise individuelle.
Je hausse les épaules pour lui signifier que j’en ai rien à foutre.
Il me gratifie d’un large sourire béat.
– C’est mon joujou, dit-il.
J’en frissonne de malaise. Je ne soupçonnais pas mon beauf si salement atteint. Je crois même que la frangine ne s’est pas rendu compte de son état réel.
Son Bellou, ce n’est pas une déprime qu’il lui fait. Il est totalement passé de l’autre côté.
Pourtant, il n’a pas tout à fait le regard d’un dingue.
– Tu veux descendre maintenant ? que je lui propose.
Il hoche la tête en enserrant encore plus fort son portable.
– Pas fini, dit-il.
Je regarde ma montre pour me donner une contenance, tellement je me sens mal à l’aise devant ce pauvre débris que j’ai connu joyeux drille.
Quelle déchéance pour un commissaire des RG !
– Je viendrai te chercher pour le dîner, que je lui dis en lui tapotant l’épaule.
Je ne sais pas ce qu’il peut trafiquer avec son Internet. Peut-être qu’il se branche tout simplement sur des sites de cul. C’est le plus probable vu l’état de ma frangine.
Je lui fais un large sourire.
Ça me rassure quelque part qu’un dingue reste un homme malgré tout.
Je descends retrouver la Bernique et la rassure sur l’état de son Bellou.
Elle a préparé entre-temps un plateau apéritif et servi un copieux whisky.
Son attention me touche et nous reprenons notre papotage de businessmen là où nous l’avons interrompu un quart d’heure plus tôt.
La Bernique semble me faire définitivement confiance ou s’imagine – hypothèse hautement la plus probable à mes yeux – que je vais accepter de remplacer son associé dont les jours paraissent comptées.
En tout cas, c’est mon sentiment vu qu’elle m’a affranchi sur les grandes lignes de son business. Mais je reste sur mes gardes tout en rentrant dans son jeu de grand frère-petite sœur qui se découvrent après tant d’années passées à se tirer la bourre.
– Que de temps perdu ! me dit-elle.
J’ai envie de lui répondre : « À qui la faute ? »
Je me contente donc de sourire.
Le sourire, c’est essentiel dans le commerce.
« Jeannot », qu’elle m’appelle maintenant.
Ça me change du « J.R. » dont elle m’a toujours affublé depuis le jour où je l’avais appelée « P.C. ».
Faut dire que le bolchevisme, ça n’a jamais été la tasse de thé familiale. Et avec raison. Double, d’ailleurs. Tant du côté maternel que paternel.
Le père de maman, honnête commerçant, avait placé toutes ses économies en bons russes. Ruiné par les bolcheviks qui refusèrent de reconnaître les emprunts du tsar !
Papa, lui, fils d’honnêtes charcutiers, résistait à l’occupant en faisant du marché noir dès ses dix-huit ans en 41. Quand il s’est fait arrêter avec une valise de cochonnaille en 43, le commissaire de police lui a laissé le choix entre la Milice ou la prison.
Papa, qui a toujours été claustrophobe, a opté pour la Milice.
Il s’est toujours considéré comme un engagé de force. Une sorte de « malgré lui ».
Eh ben, à la Libération, les cocos n’en ont pas tenu compte !
Deux ans, il a tiré, papa. À Fresnes. Lui qui ne supportait même pas de prendre un ascenseur ou de monter dans un métro.
Il estimait toutefois qu’il avait eu de la chance. Son groupe était seulement soupçonné d’exactions, sans preuves. Et pour cause. Ses supérieurs avaient eu la sagesse de ne jamais ramener de prisonniers lors d’engagements avec des maquisards. Pas de survivants, pas de témoins !
– On était des malins, disait mon père.
En 47, c’est grâce à ses « économies de guerre », qu’il a pu monter son entreprise de transport. Mais il en a toujours voulu aux cocos.
Avec raison, à mon sens. L’injustice, c’est comme l’entrave au commerce. Insupportable !
En fin de compte, dans la famille, nous sommes des rebelles. Quasiment des anarchistes si nous n’avions pas le sens inné de la propriété, du mien et du tien.
Donc, la frangine, « P.C. » pour Perrine-Charlène, elle n’avait pas supporté. Et, avec son « J.R. », elle avait su m’atteindre là où ça faisait mal.
À l’époque, je ne supportais pas mon blaze. Jean-Raymond. Maintenant, je m’en fous. Et, depuis le feuilleton Dallas, mes relations d’affaires me surnomment toutes « J.R. »
En ce moment, nous sommes loin de nos chamailleries avec nos « mon Jeannot » et « ma Perrine ».
Je ne vais quand même pas tomber dans le piège grossier de la Bernique.
Les Colombiens, c’est des sauvages, des barbares, des cruels-nés.
Depuis qu’ils ne peuvent plus écouler leur cocaïne aux States, ils se sont établis en Espagne pour la fourguer à l’Europe.
C’est le début et ma frangine préfère être en tête de train plutôt qu’à la remorque.
Je lui ai objecté qu’il y a du conflit d’intérêt dans l’air avec les autres mafias.
Les Colombiens, ils vont vouloir s’imposer sur le marché par tous les moyens. Et ils n’ont rien de partageux. Surtout que les autres sont déjà sur le créneau des drogues chimiques, celles qui ne nécessitent pas de territoires de production ni de transports grande distance. Du fait maison et sur place. À la demande. Sans stocks importants.
« On demande, on fournit. » L’idéal du commerce.
Pour moi, c’est l’avenir. J’y ai déjà pensé pour remplacer mes cigarettes.
J’essaie de convaincre ma frangine. Peine perdue.
Elle insiste pour que je me reconvertisse dans le transport mortuaire pour adapter le vecteur au nouveau produit.
C’est sa grande idée.
Elle a commencé par l’Ouest avec son Henri-Jacques.
Elle veut prendre toute seule sa succession – c’est dans l’air et c’est une question de jours – et me propose l’Ile-de-France en me faisant miroiter la possibilité d’un développement commun sur tout ce qui est au nord de la Loire. Le Sud étant déjà attribué.
– Tu te rends compte, mon Jeannot, ça nous ouvrirait ensuite les portes de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne, de…
Je n’ai jamais vu la Bernique aussi exaltée.
Selon moi, c’est de la pure mégalomanie.
Ça me fout les jetons.
J’ai toujours été contre la grande distribution. Ça vous fout en plein dans la ligne de mire des envieux. On risque de se retrouver déshabillé à la première OPA sournoise.
Moi, je n’ai pas envie de finir sous le tir croisé des Ricains du Sud, des ex-Soviétiques, des Corses ou des Nippo-Chinois, sans parler des Ritals et tutti quanti.
Je veux pouvoir profiter paisiblement de ma retraite de petit commerçant.
Je ne nourris pas de rêve de grandeur.
Je le lui dis. De façon diplomatique. Doucereuse.
La Bernique se sent vexée.
– Tu me déçois, J.R. ! qu’elle me lâche.
Voilà, que je me dis, le naturel a repris le dessus. Exit le « Jeannot ».
Je l’imagine déjà en train de me dire que j’en sais trop et que je n’ai pas le choix. Que ça va contrarier son Tonio auquel elle a déjà parlé de moi.
C’était hier matin, lorsqu’ils ont fait un détour par Rueil-Malmaison avec le corbillard avant d’aller récupérer maman à la morgue.
Et c’est à Rueil que Tonio leur a confié le premier chargement pour l’Ouest. Cinq kilos d’extra-pure pour le test.
Bonjour le test ! Les cinq premiers kilos qui se sont fait la malle du corbillard.
Et le Tonio qui connaît mon nom.
Mais elle est dingue, la Bernique ! Elle est plus dangereuse à elle toute seule que le Charles-de-Gaulle quand il est en état de s’éloigner du rivage !
Mais qu’est-ce que ça peut avoir dans le citron un commissaire principal de police, même urbaine, pour se lier avec les cartels colombiens ?
Même le petit dealer de banlieue prendrait ses jambes à son cou rien qu’à apercevoir l’ombre d’un narcotrafiquant colombien et se montrerait moins analphabète que ma sœur.
Pauvre papa, heureusement qu’il ne peut pas voir ça.
Sa fille en flic ripou mégalomane. La totale !
C’est dire si la frangine est contrariée. Elle ne se cache même pas de moi pour se sniffer une ligne !
Règle d’or du commerçant : ne jamais consommer sa propre camelote.
À mon humble avis, le Tonio, il a du souci à se faire pour sa filière Grand Ouest…
Pour l’heure, la frangine revient à la charge en me faisant miroiter un des atouts maîtres de la grande distribution. Le soutien des politiques qui sont toujours à la recherche d’une ristourne pour leurs bonnes œuvres et leurs faux frais de campagne électorale.
Et les Colombiens, c’est vrai, ils savent s’y prendre. Ils sont grands saigneurs. On ne peut guère leur résister et les vexer en refusant leur grosse enveloppe. C’est des demi-sauvages. Peuvent pas comprendre qu’on n’accepte pas leur amitié « à la vie à la mort ».
En un sens, ils ont le cœur sur la main. Mais c’est le tien, au final.
Des infra-humains, ces mecs. Dans leur sang coule la férocité mêlée des Indiens et des conquistadors, avec un zeste de jésuite pour faire bonne mesure.
C’est simple, même papa il n’aurait pas voulu se frotter de près ou de loin à ces narcotrafiquants d’outre-Atlantique. Dans le commerce, papa, les seuls étrangers qu’il acceptait de fréquenter, c’étaient les Corses et les Ritals.
Quelque part, à voir la Bernique si insistante, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a un gros problème sur les bras.
Sûr que son Tonio lui présentera l’addition si le croque-mort ne lui rapporte pas ses billes. Et celui-là, m’est avis qu’on n’est peut-être pas près de le revoir.
Avec vingt ans de moins, et si ma frangine n’était pas aussi tordue, j’aurais pris les choses en main.
« Écoute, ma Perrine, que je lui aurais dit, ne pleure pas sur ton sort. Je m’occupe de tout. Tu seras sous ma protection. »
Avec une frangine normale, ce serait jouable. Pas avec ma Bernique qui me met les nerfs en pelote avec sa façon de renifler à la Malraux.
Je préfère jeter le gant et retourner à Paris.
Je caresse même l’idée de revendre mon affaire au plus vite tant qu’il en est encore temps. Et mettre les voiles sur un pays où la peine de mort existe pour les trafiquants de drogue, pour plus de sûreté.
Mais je ne peux pas présenter les choses comme ça à la Bernique. Faut que j’enrobe.
– Écoute, ma Perrine, que je lui dis en me surprenant moi-même, c’est trop fort pour moi. Tu me connais, je ne suis pas un battant…
La garce, elle acquiesce.
– … Je serais un poids lourd pour toi. C’est dans tes cordes, pas dans les miennes. Toi, t’es capable d’affronter des situations pas croyables, de faire face à l’adversité…
Elle boit du petit-lait, la salope. Elle ne se rend même pas compte que je me réfère à son physique d’Enfer à la Dante.
– … Tu es faite pour diriger une multinationale, que je rajoute. Moi, je suis juste un petit Pmiste. Et c’est pas à cinquante ans passés que je vais prendre de l’envergure…
– Ne t’inquiète pas, mon Jeannot, qu’elle me dit la super-salope d’un ton protecteur, ne pleure pas sur ton sort. Je m’occupe de tout. Tu seras sous ma protection.
J’en reste bouche bée de stupeur. J’ai le cœur qui s’affole. J’ai affaire à une sorcière.
Si je ne m’enfuis pas sur l’heure, sûr que je vais me retrouver dans l’état présent du Bellou.
Je vais passer à l’ouest.
Mais pourquoi que je lui souris bêtement ?
– Faim…
Je sursaute de surprise en entendant cette voix d’outre-tombe, puis recouvre quelque peu mes esprits.
C’est le Bellou qui est parvenu à descendre tout seul l’escalier sans se casser la gueule et qui réclame sa bouillie.
La frangine se précipite sur lui pour vérifier qu’il est bien tout entier.
– Mais comment que tu as fait ? qu’elle lui demande comme si ce n’était pas l’évidence même.
– Faim, qu’il répète le regard fixe.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

samedi 9 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 7

Chapitre 7





Vers quinze heures, alors que nous en sommes au café, le croque-mort se ramène.
Pour une fois, je lui trouve la tête de l’emploi.
Il interroge la frangine du regard.
Il préférerait lui parler en particulier.
– Il est au courant, jette-t-elle négligemment.
Henri-Jacques semble déconcerté. Il hésite.
– Alors, tes larbins ? le presse-t-elle en rivant son regard dans le sien.
Le croque-mort se dandine d’un pied sur l’autre.
– Je réponds d’eux, finit-il par dire.
J’ai senti comme une hésitation dans sa voix.
La frangine aussi.
Elle s’est crispée imperceptiblement. Puis se détend.
Henri-Jacques ne se rend pas compte qu’il vient d’échapper de peu à un coup de boule teigneux de la sœurette.
– Bon, dit-elle en se détournant de lui. Je te fais confiance et, si tu réponds d’eux, il faut chercher ailleurs.
Henri-Jacques semble soulagé. Il a repris des couleurs.
– Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? me demande-t-elle.
– Comme toi.
Elle me sourit. Du moins, ça peut donner l’illusion. Elle est satisfaite que je sois rentré dans son jeu.
Le croque-mort me sourit également. Heureux que j’abonde dans le sens de ma sœur.
Il se croit tiré définitivement de ce mauvais pas, le con. Mais il n’a rien compris.
Pendant le déjeuner, ma frangine et moi avons eu le loisir de passer au crible de notre expérience les diverses hypothèses.
À chaque fois, nous sommes retombés sur Henri-Jacques.
Et, à chaque fois, la Bernique a eu du mal à l’accepter.
– Mais je le tiens par les couilles, ce mec. Il faudrait qu’il soit vraiment con pour vouloir me doubler, qu’elle disait.
Pour ma part, je n’ai eu aucun mal à l’accepter. C’est l’évidence même. Comme un plus un égale deux. De l’élémentaire.
Ce mec est vraiment con. Plus que ça : taré complet.
Et vicieux, ai-je ajouté à ma frangine.
Quand je lui ai dit ça, elle a eu une petite lueur particulière dans ses prunelles. Je ne crois pas que nous évoquions la même chose.
En tous les cas, c’est pour dire qu’il a grand tort de se croire tirer d’affaire et de ne plus se méfier de la Bernique.
Elle est juste en train de chercher son angle d’attaque.
À voir son visage se friper sous la concentration, moi qui la connais bien, je suis sûr qu’elle va bientôt sortir sa botte de Nevers à elle.
Mais j’assiste à un vrai coup de Jarnac.
– J’ai eu Tonio tout à l’heure au téléphone, mon grand, annonce-t-elle chattemite à son benêt de Henri-Jacques. Vu que tu étais responsable du transport, c’est à toi de payer la note. Il te donne quarante-huit heures pour lui régler la came.
Le croque-mort a viré couleur linceul.
Il accuse le coup.
– Mais, Charlène, proteste-t-il, tu étais avec moi et nous sommes associés…
La Bernique se défripe d’un coup en se liftant d’un large sourire.
– Non, mon grand, dit-elle doucereuse. Nous étions ensemble, mais, moi, j’accompagnais le corps de maman et toi tu convoyais la marchandise. Les cinq kilos de coke étaient sous ta responsabilité.
Alors là, je suis admiratif. Je me sens tout petit à côté de ma frangine avec mon trafic de gagne-petit.
J’essaie de calculer vite fait combien de millions ça peut représenter.
Avec le kilo aux alentours de deux cent mille francs, ça fait une brique, soit cent cinquante mille euros, et, avec une revente entre cent et deux cent euros le gramme, ça fait…
Mais le Henri-Jacques me perturbe le calcul mental par ses miaulements.
– Tu ne peux pas me faire ça, Charlène ! implore-t-il le souffle court.
– C’est ton problème, mon grand, insiste la perfide Bernique. Et je te conseille de faire fissa. Tu sais combien Tonio et ses amis colombiens peuvent être susceptibles en affaires…
Le croque-mort est scié à la base. Mais je connais les sournois. Ils ont toujours une parade.
– Tu as tort, Charlène, tu as plus à perdre que moi…
Oh ! la la ! le con. Faire du chantage à la frangine !
Elle lui darde un regard mauvais.
– Tu te trompes, mon grand. Au contraire de toi, je ne risque pas de perdre la vie.
Elle a fait mouche. Henri-Jacques fait marche arrière.
– Excuse-moi, dit-il piteusement. Je me suis laissé emporter.
La Bernique ne relève pas. Elle s’est refermée.
Un silence lourd de sous-entendus s’est établi.
À ma surprise, c’est le Bellou qui le rompt en marmonnant et en attirant l’attention de sa femme.
– Tu veux ton Internet ? lui demande-t-elle.
Le Bellou hoche la tête.
– Quand il sort de son apathie, il réclame toujours son ordinateur. C’est la seule chose qui l’intéresse, me dit-elle en guise d’explication et en haussant les épaules.
Elle me demande de l’aider à le monter jusqu’au premier.
Le croque-mort en profite pour se retirer au prétexte de satisfaire au plus vite l’exigence des narcotrafiquants colombiens.
J’aide donc ma sœur à faire gravir au Bellou les marches une par une.
Il me semble requinquer quand il se retrouve assis devant son ordinateur.
– Oh ! me dit la frangine, ça ne dure jamais longtemps. Il va jouer une petite heure tout au plus et, ensuite, il va retomber dans son apathie.
Il y a juste une pointe de compassion dans la voix de la Bernique.
Moi, le beau-frère, il me fait réellement pitié.
Je n’ai jamais supporté la dégradation humaine. Même chez un flic.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

vendredi 8 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 6

Chapitre 6





Henri-Jacques nous a déposés à la villa et est reparti avec le fourgon rejoindre ses quatre employés au funérarium.
J’ai retrouvé le Bellou dans le salon à la même place où nous l’avions laissé lorsque nous sommes partis ce matin.
Je m’assois machinalement en face de lui et m’efforce de comprendre le sens de toute cette agitation.
Quelque chose a disparu, mais quoi ?
Ma sœur s’est enfermée dans la véranda pour téléphoner.
Elle marche vivement tout en parlant. Plutôt, elle tourne en rond. Comme une hyène en cage.
Puis elle se tait pour laisser la parole à son interlocuteur.
C’est assez bref et je la vois acquiescer du chef à plusieurs reprises.
– Il y a un problème ? je lui demande quand elle revient dans le salon visiblement contrariée.
Je m’attendais à me faire rembarrer, mais elle se contente de hausser les épaules. Sans agressivité.
Je me dis qu’elle est toujours sous le coup de sa contrariété.
– Autant que tu le saches. Nous nous sommes fait voler de la marchandise, me dit-elle.
Moi, quand on me parle commerce, je comprends tout de suite.
Je ne connais pas encore la nature de la marchandise en question, mais, vu la dimension de la cache dans le fourgon, j’ai m’a petite idée.
– Je te le dis parce que je suis dans le commerce comme toi, qu’elle rajoute.
Là, je suis bien content d’être confortablement assis. Je suis scié. Mais comment peut-elle savoir ?
Elle n’est pas si con qu’elle en a l’air, la Bernique, car elle semble avoir lu dans mes pensées.
– J’ai toujours su pour tes petits trafics avec papa.
J’ai envie de lui dire qu’elle se goure, que ça n’avait rien de petits trafics. Mais, si elle a envie de me faire des confidences, moi pas.
– C’est même vous qui m’en avez donné l’idée.
– Ah ! je laisse tomber sans me mouiller.
C’est pas mes oignons. Je préfère rester en dehors de tout ça. Le crémier, il ne s’occupe pas du boulanger. Le business, c’est chacun pour soi et chez soi.
Mais ses confidences ne sont pas gratuites.
Elle veut savoir si je n’ai rien remarqué d’anormal au cours des haltes. Après Le Mans et à la sortie d’Angers.
– Non, dis-je en haussant les épaules.
La Bernique, elle, est persuadée que la « marchandise » a disparu au Mans. Lorsque nous étions tous les trois dans la station et que le fourgon était resté sans surveillance plus d’un quart d’heure.
– Pourquoi pas cette nuit dans la cour ? je lui demande.
Elle fait non de la tête.
– C’est impossible. Ici, je suis chez moi. C’est mon territoire. Personne n’oserait se frotter à moi.
Ça, je veux bien le croire.
– Et ton Henri-Jacques ?
J’accompagne ma question d’une moue dubitative.
– Impossible. Lui, je le tiens. S’il tentait de me doubler, il plongerait pour vingt ans.
Ma frangine, c’est une organisée. J’en éprouverais presque de l’admiration pour elle si, tout à coup, je ne m’inquiétais pas pour moi-même.
Elle est bien capable de me faire chanter moi aussi ! me dis-je en réprimant un léger frissonnement.
J’ai le méchant pressentiment que je vais laisser des plumes dans leur histoire.
Bordel ! si on avait fait cramer maman comme elle le souhaitait, je n’en serais pas là !
– Et ses larbins, à ton Henri-Jacques ? Ils n’ont rien de franc.
Sur ce coup-là, je la sens plus hésitante.
Elle semble peser le pour et le contre.
– Henri-Jacques est en train de s’occuper d’eux, finit-elle par lâcher. Mais je ne crois pas. Chacun d’eux à plusieurs années de taule derrière lui et ils sont en conditionnelle. Au moindre faux pas, ils retournent à la case départ. Je les ai choisis exprès pour ça.
Alors là, chapeau ma sœurette ! C’est du grand art et de la combine comme dans les meilleurs films noirs. Mais ça foire quand même souvent.
Elle est flattée de déceler dans mes yeux une lueur admirative.
La Bernique me rend la politesse en prenant quand même en compte le cas des Dalton.
– Mais tu as raison. Même les petits pois peuvent nourrir des rêves de grandeur.
Je me sens encouragé. Pour une fois que je suis bon à quelque chose à ses yeux.
– Pour Le Mans, si ça s’était passé là, il aurait fallu que quelqu’un ait eu vent de ton business, connaisse ta combine du corbillard – surtout que c’était la première fois –, sache que vous faisiez un aller et retour à Paris ce jour-là, et donc qu’il vous suive et improvise. Ça fait beaucoup, non ?
À ma surprise, mes paroles semblent conforter la thèse de ma sœur.
Le vol a eu lieu au Mans.
– Henri-Jacques et ses larbins…, marmonne-t-elle.
Tout à coup, je revois le croque-mort ouvrir l’arrière de son fourgon à la station-service.
Un de ses employés pouvait s’y trouver et opérer la subtilisation.
Oui, mais c’est la frangine qui a réclamé la pause pipi.
De toute façon, c’est un détail.
Le fourgon pouvait aisément être suivi et la Bernique devait bien devoir se vider de son eau à un moment ou à un autre.
Elle a peut-être raison, tout compte fait.
Mais, ce qui est curieux, c’est qu’avec une cargaison aussi précieuse – je ne parle pas de maman mais de leur « marchandise » –, personne n’ait vérifié à l’arrivée à la villa si elle était encore là.
Je le lui dis.
Elle sait que j’ai raison.
Je constate, une fois de plus, qu’une trop grande assurance est l’ennemie du commerce.
La règle d’or, c’est de ne jamais baisser la garde.
Le commerce attire trop de prédateurs.
Le fisc, les flics, les douanes, sans parler des consommateurs mécontents ou trop exigeants et des envieux.
Comme les malfrats de ma frangine et celui que papa et moi avions dû balancer dans la Marne.
Tiens ! j’ai envie de donner à la Bernique ce cas d’école de confiance mal placée.
Mais vaut peut-être mieux pas.
Entre commerçants, on ne peut pas vraiment se laisser aller aux confidences. Encore plus si le collègue est ma frangine.
Et, moi, la garde, je ne suis pas près de la baisser.
Surtout en ce moment où je commence à soupçonner la Bernique de chercher à faire ami-ami avec moi pour mieux me baiser. Car, si son Henri-Jacques et ses acolytes sont dans le coup, ce qui ne m’étonnerait guère, elle va avoir besoin d’alliés. Et elle n’en a qu’un en vue. Bibi. À moins qu’elle n’ait mis ses subalternes du commissariat dans la combine.
À l’époque où l’on vit, tout est possible.
Mais je ne préfère pas poser la question à ma frangine.
Rien que d’y penser, je sens mes poils se hérisser d’effroi.
Elle est suffisamment redoutable pour avoir transformé son commissariat en repaire de ripoux.
Maintenant que maman a été enterrée, tant bien que mal, j’ai surtout envie de prendre le premier train pour Paris.
Je ne me vois pas en porte-flingue.
Si j’ai choisi le commerce et accepté ses aléas, c’est pas pour sombrer dans l’héroïsme gratuit. La violence, c’est pas mon truc, sauf si c’est vraiment nécessaire.
Le plus heureux, au final, c’est encore le Bellou.
Il est là depuis le début à somnoler et dodeliner de la tête pendant qu’on débite nos histoires.
Et lui, il en a strictement rien à foutre.
– Ah ! que je dis à ma frangine, c’est encore lui le plus heureux !
Elle hausse les épaules.
– Il est comme ça depuis deux mois. Depuis son retour de Corse.
J’ai l’impression qu’elle n’en a strictement rien à foutre de l’état de santé du Bellou. Je la reconnais bien là.
Moi, le beau-frère, il me ferait presque pitié.
Quand je le regarde, je me demande si le courant il passe encore dans les neurones.
Il nous regarde, mais c’est comme s’il n’était pas là.
Ça a même un côté horrifiant.
Je ne crois pas que la frangine va le garder longtemps comme ça.
Si le courant ne se rétablit pas vite fait, le Bellou, il va se faire euthanasier.
En un sens, je la comprends. C’est pas moi – pour une fois – qui lui jetterait la pierre.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

jeudi 7 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 5

Chapitre 5





Je me suis réveillé le lendemain matin avec une migraine pas possible. Ça, c’est le mélange de vins de la veille.
À huit heures, ma frangine a rageusement ouvert les double rideaux et déclenché l’ouverture électrique des volets roulants. Ça m’a fait l’effet d’une fraiseuse de dentiste.
Putain, qu’elle est chiante, la Bernique !
– Debout ! qu’elle a crié en me secouant l’épaule comme une malade.
J’ai grommelé et j’ai fini par obtempérer.
Aujourd’hui, mercredi, c’est l’enterrement de maman. À onze heures.
Sans cérémonie religieuse. Car maman a une dent contre la religion.
Ça remonte loin. Un de ses aïeuls a été brûlé dans sa maison avec meubles, femme, enfants et domesticité.
Faut dire qu’ici on est limite pays chouan.
C’était un notable républicain. Un bleu. Mais c’était là une pratique courante dans les deux camps. Que ce soit au nom de Dieu et du roi ou de la Convention.
Sans quartier. Inexpiable. La preuve, maman va direct au cimetière.
Le cimetière, il est de l’autre côté. Il faut traverser la ville.
À train de corbillard, il y en a pour une bonne demi-heure. Le croque-mort veut qu’on parte à dix heures et quart au plus tard.
Le Bellou ne nous accompagne pas. Son état ne le lui permet pas, a prétendu ma sœur.
Nous nous retrouvons donc dans la plus stricte intimité à l’avant du corbillard.
Il n’y a ni fleurs ni couronnes et je trouve ça tristounet.
Mais c’est la faute du fleuriste. Il les a fait livrer au funérarium.
Il fait grisou et j’ai toujours ma migraine.
Un corbillard, ça ne se remarque même plus. Il roule dans l’indifférence générale seulement ponctuée de quelques appels de phare rageurs et klaxons impatients à cause de son allure.
Du coup, Henri-Jacques accélère et grimpe la côte en seconde.
Il a troqué son pantalon de velours et son pull à col roulé contre un costume sombre à cravate noire.
Mais il n’a toujours pas l’air d’un croque-mort.
À l’arrivée, quatre porteurs nous attendent en rang d’oignon. Ils sont alignés par ordre de taille décroissant. L’effet produit est involontairement comique. On dirait les frères Dalton.
Ils attendent que nous soyons descendus et que Henri-Jacques ouvre l’arrière du fourgon pour se mettre en mouvement.
Ma sœur et moi, nous nous tenons sur le côté.
Henri-Jacques pousse un hurlement.
Les quatre Dalton accourent à la rescousse.
– Bordel de bon Dieu de merde ! crie Henri-Jacques en se retournant.
Je ne comprends pas.
Ma sœur semble inquiète.
Peut-être que le cercueil est coincé, me dis-je.
– Elle n’est plus là ! dit le croque-mort à ma frangine.
Il est totalement désemparé. Ça, je le comprends. Égarer sa cargaison est toujours une faute professionnelle.
Puis je réalise qu’il parle de maman.
Il a perdu maman !
J’en reste stupéfié.
La Bernique, elle, a pris les choses en main.
Elle est partie constater de visu.
– On l’a volée ! hurle-t-elle.
Là, je me sens obligé de la rejoindre.
Tandis qu’elle foudroie Henri-Jacques du regard, j’en profite pour jeter un œil.
Je ne comprends pas. Le cercueil de maman est dans le caisson.
Je suis soulagé.
– Mais elle est là ! dis-je en tentant d’attirer leur attention.
Peine perdue, ils ne m’écoutent pas. Ils sont dans leur délire.
– Je te jure, dis Henri-Jacques à son associée, je n’y suis pour rien.
– Il n’y a que toi et tes quatre larbins qui soyez au courant, rétorque ma sœur en les dévisageant un à un, l’air à la fois vachard et soupçonneux.
Les quatre Dalton sont dans leurs petits souliers.
Le croque-mort a un mouvement de recul comme s’il craignait une baffe de ma frangine.
Moi, à sa place, je me méfierais plutôt de son coup de boule. Il peut être fulgurant. À la sournoise.
Mais c’est le larbin qui est le plus près de ma sœur, un innocent malgré sa mine patibulaire, qui le reçoit en pleine poire.
Il est le plus petit et quasiment à sa hauteur.
– Faudrait pas me prendre pour une conne ! dit-elle.
Les trois autres Dalton battent en retraite en soutenant leur copain.
Je suis gêné. Je jette un regard alentour. Le comportement de ma sœur est inconvenant. Mais nous sommes seuls dans le cimetière.
– Je te jure ! implore Henri-Jacques en faisant un pas en arrière.
Je me retourne vers le corbillard.
Je n’ai pas rêvé, maman est toujours là. Du moins sa boîte.
C’est à ce moment, seulement, que je remarque une petite trappe entrouverte sur le devant du cercueil dans le plancher. Que doit dissimuler en temps ordinaire la porte du caisson quand elle est fermée.
Le logement d’un attirail quelconque, me dis-je en l’examinant.
J’ai l’idée de poser la question à Henri-Jacques, histoire de les calmer. Mais je n’en ai pas le temps. Le fleuriste vient de rappliquer avec ses couronnes.
Du coup, tout se calme.
Les porteurs reviennent et sortent le cercueil pour le porter jusqu’à la sépulture.
Mais, à part moi, personne ne donne réellement l’impression d’être à sa place.
Même civil, le cérémonial est bâclé.
Les porteurs sont si nerveux qu’ils manquent faire valdinguer maman direct le trou.
Henri Jacques a visiblement l’esprit ailleurs et la Bernique bout de rage.
Je me dis que maman a un bien triste enterrement.
Je regrette d’avoir cédé à ma sœur.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

mercredi 6 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 4

Chapitre 4





Je n’avais jamais vu la villa de ma sœur.
Je ne pense pas qu’elle a pu s’acheter une villa aussi grande avec la somme que lui avait donnée les vieux.
Elle en vaut au moins deux fois à trois fois plus, et je ne parle pas des meubles de style et des volets électriques qui ont dû coûter un max vu le nombre de fenêtres.
C’est une casbah à deux étages et au grenier aménagé. En grès avec une tourelle prétentieuse de mini-château fort sur le côté. Avec une véranda jardin d’hiver sur le devant qui surplombe la mer.
Du pur kitch qu’affectionnait le bourgeois nantais au début du siècle précédent.
On trouve les mêmes éparpillées des deux côtés de l’estuaire de la Loire.
Ça en jette. Mais ça ne m’impressionne pas.
Ce qui m’impressionne, en revanche, c’est de découvrir mon beau-frère, le Bellou, en pleine déprime.
– Je ne t’ai pas dit, me susurre la frangine, mais il est en arrêt maladie depuis son retour de Corse.
Il a un peu plus de cinquante ans mais en paraît facilement dix de plus.
Moi qui comptais sur son côté bon vivant pour supporter cette coexistence forcée avec ma frangine, je suis refait.
Je m’assois en face de lui dans un fauteuil Louis XVI qui me semble d’époque à première vue.
C’est comme si je m’étais assis devant une plante. Genre cactus trapu avec sa barbe de plusieurs jours. Sauf que cette plante-là dodeline de la tête et m’adresse un faible sourire. Enfin, c’est ce que je crois. Mais je peux tout aussi bien être en train de faire de l’anthropomorphisme.
La frangine nous rejoint en apportant un plateau d’olives, de cacahuètes salées et de petits fours. Du sommaire.
Je dis « nous », car le croque-mort est toujours là.
C’est d’ailleurs lui qui fait le service et me propose un whisky. Le Bellou, lui, a droit à un doigt de porto. Il semble faire la gueule.
Le croque-mort a également servi un whisky bien tassé à ma frangine.
Ça me surprend, car elle s’enfile une bonne rasade d’un coup.
Ce qui me surprend encore plus, c’est l’aisance du croque-mort et la familiarité, nouvelle pour moi, qui s’établit entre lui et la frangine.
C’est quand même pas son gigolo ?
Non, c’est pas possible. C’est d’ailleurs inconcevable. Elle est trop radine pour payer pour ça.
– Ressers-moi, Henri-Jacques, dit-elle après avoir vidé son verre cul sec.
Il s’exécute et me ressert par la même occasion.
« Henri-Jacques ». Pour moi, c’est pas un prénom de croque-mort. Lucien, Louis, Paul, Gaston, oui.
D’ailleurs, ce mec, il ne sent pas le croque-mort. Il doit y avoir anguille sous roche.
Tout à coup, je me sens mal à l’aise. Le Henri-Jacques me donne l’impression de me jauger. Il échange même un regard de connivence avec la Bernique à la fin de son examen.
Je me mets sur mes gardes. Ma frangine vient de me sourire. Je l’ai toujours connu avec les zygomatiques paralysés, alors, bien sûr, ça me surprend.
Henri-Jacques, m’explique-t-elle, tenait un bar à vin à Paris il y a encore un an.
Il l’a bien vendu et s’est lancé il y a six mois dans la promotion immobilière sur la région.
– Avec la reprise des chantiers navals de Saint-Nazaire, c’est rentable, me précise-t-elle.
Il a ensuite voulu diversifier ses activités et a racheté une entreprise de pompes funèbres il y a deux mois.
– J’ai investi dans ses deux sociétés, conclut-elle avec son petit air supérieur.
Je comprends mieux, mais je ne vois pas pourquoi elle me raconte sa vie. J’ai même envie de ne pas en savoir plus.
– Qu’est-ce qu’on fait de maman pour la nuit ? je demande pour changer de sujet.
Elle est pour l’instant dans son corbillard devant le garage de la villa.
– Elle est bien là, dit ma sœur en haussant les épaules, personne ne va la voler.
Je suis étonné.
Encore plus quand j’apprends que le croque-mort loge ici et occupe le second étage.
La Bernique profite de mon étonnement pour me demander si je ne serais pas intéressé à investir dans l’une ou l’autre de leurs sociétés.
Je ne le sens pas. J’ai l’impression d’être pris pour un pigeon.
Pour ça, j’ai une sorte de sixième sens.
Surtout que l’associé de la frangine essaie de me soûler en me servant un troisième whisky encore plus tassé que les deux autres.
J’ai le ventre qui gargouille car j’ai faim. J’ai bouffé que deux tartines beurrées et un sandwich de la journée.
Ma sœur nouvellement attentionnée à mon égard nous propose de passer à table.
Fricassée de saint-jacques et homards à la nage.
Je sens mon sixième sens s’assoupir. J’ai une dalle pas possible et j’aide Henri-Jacques à dresser la table tandis que ma frangine s’agite en cuisine.
Le Bellou, lui, il ne s’agite pas. Il reste prostré dans son fauteuil. Mais je me demande s’il ne joue pas la comédie quand je le vois terminer mon verre de whisky à moitié plein.
Il ne m’a pas vu rentrer dans la pièce sur le côté et il a été vif comme l’éclair.
Il reprend aussitôt sa pose et m’adresse un sourire faiblard.
Le Bellou me fait peine.
Je verse un peu de whisky dans mon verre et lui fais un clin d’œil complice avant de m’éclipser.
Quand nous nous mettons à table, ma frangine semble avoir oublié son mari.
Elle renifle par à-coups et semble ailleurs.
C’est le croque-mort qui va chercher le Bellou.
Nous vidons deux bouteilles de muscadet durant le repas et je me sens cassé au fromage après le premier verre de bordeaux.
Je n’ai jamais supporté les mélanges.
Nous avons parlé – enfin, le croque-mort et la Bernique – placements financiers. Je croyais entendre mon banquier me farcissant la tête de plus-values mirobolantes.
J’avais tellement bu qu’à un moment j’ai failli leur dire, pour rabattre leur caquet, que je connaissais des placements bien plus rentables que les leurs.
Mais j’ai quand même tenu ma langue. Je sais reconnaître les gagne-petit.
La Bernique et le Henri-Jacques, ce sont des caves. S’ils m’ont proposé d’investir dans l’immobilier et le mortuaire, c’est que leurs affaires doivent péricliter et qu’ils ont besoin de les renflouer.
Avec la frangine, je ne peux m’attendre à rien de bon.
À mon avis, ils sont de mèche et ils veulent m’arnaquer.
Mais je ne suis pas né de la veille, que je me dis en m’endormant dans mon lit qui tangue.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

mardi 5 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 3


Chapitre 3





Elle a fini par ouvrir la bouche. Pour ordonner au croque-mort une pause pipi.
On venait juste de passer Le Mans.
J’avais de la chance, la prochaine aire était une station-service. J’allais pouvoir me dégourdir les jambes et boire un café. M’acheter un sandwich aussi, car j’avais un petit creux.
Il était quatorze heures trente.
En me dirigeant vers la station, j’ai jeté un regard en douce par-dessus l’épaule et vu notre chauffeur ouvrir l’arrière de son fourgon et farfouiller dans je ne sais quoi.
Il m’a rejoint au rayon sandwich. Lui aussi avait faim.
Il se taisait mais j’avais l’impression qu’il cherchait à engager la conversation avec moi.
Il avait le type méridional. Mince mais la bedaine gourmande. Légèrement frisé et déjà clairsemé. Propre mais négligé dans sa tenue. Un pantalon de velours marron retenu sous la panse par un ceinturon et un gros chandail à col roulé. À peine le mètre soixante-dix. Et un air que je jugeai définitivement sournois.
Le genre de type avec lequel on n’a que des emmerdes.
Il me rappelait un de nos chauffeurs du temps où nous faisions encore dans l’antiquaille.
Ça avait été une idée incongrue de mon père. Même si ça partait d’un bon sentiment – ce qui est toujours nocif en affaires –, la réinsertion de taulards.
À première vue, c’était tout bénef. De la main-d’œuvre déjà formée sur le tas. Tellement formée que nous l’avons surpris, mon père et moi, en train de tenter d’ouvrir le coffiot de notre siège en pleine nuit à peine une semaine après son embauche. Au chalumeau, le con.
Il était tellement absorbé par son taf qu’il ne nous a pas entendus entrer.
Je lui ai fracassé le crâne à la manivelle.
Un seul coup.
Il a été repêché dans la Marne une huitaine de jours plus tard. Les flics, on ne les a même pas vus. Heureusement qu’on l’avait embauché au noir, cet enfoiré.
Mais ça nous avait servi de leçon. Le personnel, il vaut toujours mieux le former soi-même et veiller à sa moralité.
– Hé ! que nous a lancé ma sœur qui venait de finir son pipi.
Le croque-mort et moi, nous avons échangé un bref regard. On se comprenait.
Sans un mot, nous sommes passés devant la Bernique qui ferma la marche.
– Nous ne serons pas à Pornic avant dix-sept heures trente, qu’elle a dit en ajustant sa ceinture de sécurité.
J’ai failli demander ce qu’on allait faire de maman durant la nuit. Mais je préférai me taire. C’était idiot.
J’ai commencé à mordre dans mon sandwich et la Bernique m’a lancé un regard courroucé. Comme si je ne savais pas me tenir.
J’ai haussé les épaules.
Elle a grogné je ne sais quoi. Je n’ai pas entendu. Mais, le croque-mort, il n’a pas osé manger son sandwich.
C’est vrai que c’est maintenant interdit pour les conducteurs. Après « Boire ou conduire », c’est « Manger ou conduire ». N’importe quoi qu’ils sont capables d’inventer les politiciens pour leur « com ». Bientôt, ce sera « Fumer ou conduire ». Il paraît que c’est cause d’accident quand ça vous retombe sur les couilles ou que ça s’éparpille dans l’échancrure d’un corsage.
Tiens, c’est vrai, la Bernique, je ne l’ai jamais vue fumer. Mais c’est marrant comme elle renifle. Ça me fait penser à quelque chose. Le fameux tic nasal de Malraux.
Je me suis replongé dans mes pensées jusqu’à Angers.
J’aime bien Angers et son château du Roi René. Ça m’a toujours fait rêver.
On a refait une pause pipi à la sortie de la ville.
Moi, je suis descendu mais, le croque-mort, il en a profité pour avaler son sandwich. Il avait une sacrée dalle.
Ma sœur est ressortie de la station en reniflant.
– T’es enrhumée, ma Perrine ? que je lui ai demandé rien que pour l’emmerder.
Elle m’a juste lancé un regard en coin. Mauvais. Comme d’hab.
Jusqu’à Nantes, je me suis assoupi sur mon siège.
C’est fou ce que c’est silencieux un corbillard. On n’entendait pas une mouche volée. Juste un reniflement de temps à autre.
Le périphérique de Nantes, je ne l’ai pas reconnu.
Faut dire que ça faisait bien une quinzaine d’années que je n’y avais pas mis les pieds. Depuis la nomination de ma sœur dans cette ville de bourgeoisie négrière.
J’avais quitté le secteur à regret. C’était du juteux. Mais, honnêtement, c’eût été suicidaire que de commercer sous le nez de ma sœur. Elle n’aurait pas supporté la vue d’un de nos camions jaunes aux flancs barrés de grosses lettres noires. « Transports Raymond Poilot Père & Fils ».
Ça lui aurait rappelé ses origines prolétariennes.
Comme si son nouveau blaze d’épouse, Bellou, c’était plus distingué !
Faut reconnaître quand même que Poilot, c’est pas évident.
Mômes, on en a vachement souffert.
Poil au zizi, Poil aux miches, Poil au … Il y en a des tonnes comme ça.
Moi, j’en ai parfois chialé en cachette.
Ma sœur, elle, elle cognait. Déjà.
Avec les filles, c’était le coup de boule. Les garçons, le coup de genou dans les parties.
Une fois, à seize ans, dans le métro à l’heure d’affluence, un grand mec s’est collé contre elle par-derrière – à sa décharge, il faut reconnaître qu’il ne l’avait pas vue de face, la Bernique, sinon il aurait tout de suite débandé.
Bref, le mec, du haut de son mètre quatre-vingt, il devait quasiment labourer les omoplates décollées de ma frangine qui avait déjà atteint son mètre cinquante-deux.
Eh ben, elle s’est retournée et elle l’a mordue ! Là où ça fait mal.
Le type, il s’est mis à hurler comme un goret qu’on égorge.
Le wagon, il était bondé, mais les gens autour ils ont tellement eut peur en découvrant le visage de haine de ma sœur qu’ils se sont tassés encore plus les uns contre les autres.
Autour de ma frangine qui traitait le mec de malade et d’obsédé, il s’est fait un grand vide. Lui, il se tenait les parties à deux mains et la traitait de dingue entre deux couinements.
Moi, qui accompagnais la Bernique ce jour-là, je ne savais plus où me mettre. J’en étais rouge pivoine et j’ai demandé au gus si ma sœur ne lui avait pas fait trop mal. Je lui ai même présenté des excuses dans la confusion où je me trouvais.
La frangine, à mort elle m’en a voulu.
Selon elle, j’aurais dû dérouiller le mec.
La Bernique, c’est une violente, une barbare.
Lors de sa première affectation, aux mœurs, elle a eu trois bavures en un an. Toutes trois en cours d’interrogatoires.
Elle avait une technique imparable pour obtenir les aveux de violeurs ou de pédophiles.
Rester seule avec eux, prendre à pleine main leurs roubignolles à la base et tordre l’ensemble.
Les deux premières bavures, elle s’en est tirée. C’étaient des petits vieux au cœur fragile. La hiérarchie a pu étouffer.
Mais la troisième, qui avait dû être transportée de toute urgence à l’hôpital pour rétablir la circulation sanguine dans les plus brefs délais, c’était un avocat pédophile. Mais sa nièce de onze ans s’est rétractée sous la pression de la famille et lui a voulu se faire indemniser du rouston qu’il avait perdu par ablation dans l’affaire.
À l’époque, ça avait fait du bruit et l’opinion s’était immédiatement placée du côté de l’avocat dès qu’elle avait vu apparaître ma sœur dans les lucarnes.
C’est vrai qu’il n’y avait pas photo. L’une incarnait la brutalité et la laideur, l’autre la grâce et la distinction.
La frangine, elle s’en est tirée grâce au faux témoignage d’une cliente de l’avocat qui l’accusait de viol.
Lui, pas con, il a compris, qu’il ne gagnerait pas à ce jeu-là et a préféré retirer sa plainte.
Moi, je crois plutôt qu’il en avait marre de voir les journalistes évoquer sans cesse son rouston manquant. Il y avait même eu une table ronde avec des médecins et des questions de téléspectateurs. Du genre : « Est-ce qu’il faut mettre de la glace ? – Non, une compresse de Dakin. – Et l’arnica, qu’est-ce que vous en pensez, docteur ? – Tout le monde n’en a pas chez soi. – Faut-il frictionner ? »…
En tout cas, la Bernique avait trouvé peu de temps après une demande de mutation déjà remplie sur son bureau.
Elle a alors demandé la DST, mais même eux n’en ont pas voulu.
Ni les Stups ni la Crim.
Les RG, elle n’a pas tenté. Pour elle, c’est des intellos ramollis.
C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée de fil en aiguille dans un commissariat de Nantes. Ce qui l’a encore plus aigrie.
En fait, la seule chose qui aurait pu l’épanouir, ça aurait été CRS dans une banlieue difficile. Avec plein de loubards bouffeurs de flics à se cogner.
Heureusement, tout compte fait, qu’ils n’acceptent pas les nanas sur le terrain. Une comme ma sœur, ça foutrait une cité à feu et à sang plus sûrement qu’une bande de barbus voilés. Quoique la burka afghane, pour ma frangine, ça la mettrait plutôt en valeur.
C’est simple, son mari, le Bellou, ça doit être un pervers sexuel pour se la taper. Je n’arrive pas à imaginer ma sœur à poil en train de forniquer. Même ado, je n’arrivais pas à me branler en pensant à elle. Pourtant, j’avais des copains qui se permettaient d’autres privautés avec leur frangine. Moi, non. C’était inconcevable. Plutôt de l’ordre du cauchemar.
Malgré tout, son Bellou, que j’ai vu deux ou trois fois, il avait l’air satisfait. Un petit rondouillard à moitié chauve qui m’a toujours fait penser à un moine défroqué et bon vivant.
Peut-être que ma frangine a un truc. Bas résille ou jarretières.
Ou alors, c’est lui.
J’ai éclaté de rire tout seul.
J’ai imaginé mon beau-frère en tenue cuir maso et la Bernique avec un fouet.
Ma sœur s’est vivement retournée et m’a lancé un regard courroucé en fronçant les sourcils. Mais je ne peux pas retenir mon fou rire. J’en reste plié en deux sur mon siège et j’en ai les larmes aux yeux. J’en ai oublié le caisson derrière mon dos où repose le cercueil de maman.
Le croque-mort me regarde dans le rétroviseur d’un air interdit.
– Je t’en prie ! jette ma frangine. Respecte notre mère.
Je me suis retourné vers maman et mon fou rire repart de plus belle.
Je tape sur l’épaule du chauffeur comme si j’en avais une bien bonne à lui raconter.
Il est inquiet. Il interroge ma sœur du regard. Suis-je devenu fou ?
Ça me fait pisser de rire.
– Ça suffit ! hurle ma sœur.
Toujours plié en deux, je retape l’épaule du croque-mort qui fait une légère embardée et manque se payer la voiture sur sa gauche.
J’en ris de plus belle.
– J’ai honte pour toi ! lance la Bernique d’un ton de dépit et en se renfrognant sur son siège.
Les passagers d’un autocar sur notre gauche me dévisagent. Surpris.
Je leur tire la langue en grimaçant.
Ma sœur s’est retournée. Elle est livide et me regarde d’un air bizarre. L’inquiétude du chauffeur sur mon état mental semble l’avoir gagnée.
Elle ne me dit rien et hausse les épaules.
Pour elle, j’ai toujours été irresponsable et un bon à rien. Limite voyou. Limite seulement, car même de ça elle m’en a toujours cru incapable.
La pauvre, si elle savait ! Et dire qu’elle est commissaire principal…
Un père et un frère trafiquants. À qui elle doit son appart de Nantes et sa villa de Pornic, sur la côte de Gourmalon, le coin chicos.
Justement, nous quittons la route Bleue pour rentrer dans Pornic.
Il est dix-sept heures quarante-cinq, pile.


© Alain Pecunia, 2009.
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