jeudi 30 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





Zoé passa une bonne partie de l’après-midi à regarder des séries à la télé dans l’insouciance la plus complète. Semblant avoir oublié le problème « Jacques-Henri ».
« Plus con, tu meurs ! » se disait sa sœur. Mais c’était logique puisque Zoé se reposait de nouveau sur elle. La sœur magicienne.
Quand elle était petite, elle l’appelait souvent ainsi. « Ma sœur magicienne ».
Chloé, allongée sur le lit en string, les mains croisées sous la tête, ne put s’empêcher d’éprouver une bouffée d’émotion vraie.
Putain, ce qu’elles en avaient chier. C’était bien le tour des autres, maintenant, non ?
Une mère foldingue, insouciante et conne – Zoé devait tenir d’elle. La caricature de la serveuse de café dans un bled de Loire-Atlantique où il valait mieux être Parisien ou Nantais en villégiature que pauvre local. Qui n’avait même jamais songé à se faire embaucher dans la biscuiterie du cru. Qui se faisait tripoter par les clients et se faisait saillir par le premier venu.
Donc elles avaient des pères différents, naturellement inconnus, des « courage fuyons », comme les surnommait Chloé. Elle, elle tenait de son père et se plaisait à croire qu’elle avait échappé au sort de sa sœur qui avait tout chopé de sa mère.
Foldingue, insouciante et conne, c’était déjà pas mal. Avec l’alcoolisme en plus, c’était le pompon.
Peu après la naissance de Zoé, leur mère avait échoué dans un rade pourri de Saint-Nazaire et dans le lit d’un autre cafetier. Un Tourangeau d’une quinzaine d’années son aîné, bedonnant et poilu des orteils aux oreilles. À la chemise toujours entrouverte sur son poitrail velu blanchissant et au pantalon lui tombant sur les fesses et qui laissait apercevoir sa raie du cul dès qu’il se baissait. Et il se baissait souvent.
« Autant qu’il baisait, cet enculé de sa race ! »
Chloé, la rage au ventre, crut avoir parlé à haute voix. Mais Zoé restait scotchée à l’écran.
C’était un amateur de chair fraîche, « beau-papa » Terrassou. D’ailleurs, elle était persuadée qu’il n’avait épousé leur mère et les avaient reconnues toutes deux que pour mieux en abuser. Pas de leur conne de mère. Mais d’elles, ses « petites chéries ».
Et leur salope de génitrice qui n’était même pas dupe et les avait en quelque sorte vendues.
Elle avait cinq ans quand il avait « commencé ».
Zoé n’avait encore que deux ans. Elle, ce serait pour plus tard. Mais il y a des « ogres » – ainsi l’avait-elle surnommé – pour qui la chair fraîche n’est jamais assez tendre. Même la télé qui le dit.
Chloé se mordit les lèvres pour s’empêcher de pleurer. Un réflexe qu’elle avait appris à cinq ans. « Faut pas que le Petit Poucet pleure, sinon l’ogre sera encore plus méchant. »
Et l’ogresse !
Si l’ogre n’était pas content du Petit Poucet, l’ogresse la battrait. Elle serait très méchante et la menacerait de l’enfermer dans la cave et de ne plus jamais rouvrir la trappe.
– Non, maman, s’il te plaît, je ne recommencerai plus !
Une fois, elle avait ajouté :
– Je te jure d’obéir à l’ogre !
Ça lui avait échappé. Elle voulait dire « beau-papa ».
La rouste qu’elle reçut ! À coups de balai.
Bordel, qu’elle haïssait les contes pour enfants !
Longtemps – le temps semble toujours une éternité quand on est enfant –, elle avait cru que c’était normal puisqu’elle était une enfant « d’ogre et d’ogresse ».
C’est d’ailleurs ce qu’elle avait expliqué à sa petite sœur quand il avait commencé à « jouer » avec elle quand elle avait quatre ans.
Mais à Zoé, ça lui avait semblé d’emblée normal. Il n’y avait pas de raison que « beau-papa » joue avec son aînée et pas avec elle.
Elle, Zoé, n’avait jamais reçu de tournée.
Oui, elle tenait de sa mère. Sûr.
Mais la Zoé, ça ne lui a plus semblé naturel du tout lorsque son « beau-papa » est passé à la vitesse supérieure.
Chloé avait douze ans et Zoé neuf quand il se mit à les « louer ».
Au début, c’était le soir après la fermeture. Dans l’arrière-salle du fond.
Ils étaient trois ou quatre et les deux petites devaient « s’effeuiller ». C’était le terme employé par l’ogre et l’ogresse.
Avinés, ils se marraient. Ça n’allait pas plus loin.
Elle avait cru s’en tirer à bon compte.
Mais ce n’était qu’une mise en train.
Six mois plus tard, l’une ou l’autre, parfois les deux ensemble, devaient monter dans la chambre de l’ogre et l’ogresse avec le « monsieur » qui les avait « gagnées ».
Au flipper.
Oui, au flipper. Un truc auquel ni la répression des fraudes ni la brigade des mineurs n’a jamais songé.
Les initiés payaient leur jeton cinquante francs. Une partie gagnée, une petite. Deux, les deux.
Simple. Logique.
Le flipper devait être trafiqué d’une façon ou d’une autre car il n’y avait jamais de partie « offerte » avant trois ou quatre jeux.
Il y avait les acharnés. Les habitués, en quelque sorte.
Parfois des occasionnels. Des messieurs bien habillés et qui sentaient bon. Enfin, moins mauvais que les autres. Ça aurait pu être mieux, mais ils étaient beaucoup plus bizarres et parfois ils faisaient mal à s’en mordre les lèvres jusqu’au sang. Même que Zoé, qui était plus jeune, ça la faisait pleurer beaucoup.
Bref, le monde n’était qu’un vaste univers d’ogres.
Ni elle ni Zoé n’en parlèrent jamais à quiconque. Même pas à leurs copines d’école. Non pas par honte, mais parce qu’elles étaient des « Petit Poucet » et qu’elles étaient convaincues que c’était le lot commun des « Petit Poucet ». Alors, à quoi bon ?
Une fois, une seule – Chloé avait treize ans et Zoé dix –, le médecin scolaire, une femme gentille, s’était inquiétée en examinant Zoé et s’était mise en rapport avec le médecin de famille.
Mais elle avait été rassurée par celui-ci.
Elle ignorait qu’il était aussi un des « joueurs » de l’ogre.
L’année suivante, le professeur principal du collège avait convoqué l’ogre et l’ogresse – mais seule l’ogresse se rendit à la convocation –, car il s’était rendu compte en lui parlant que l’haleine de Chloé sentait l’alcool. Qu’il y avait peut-être un problème.
Chloé s’était mise à boire quand il y avait une partie « réservée » de flipper en cours. C’était plus facile.
L’ogresse remplaça le verre d’alcool par un cachet qui donnait l’impression de flotter. C’était pas du tout désagréable et c’était comme si rien ne s’était passé.
Chloé en vint même à être impatiente d’avoir droit à son cachet.
Alors Zoé aussi eut droit à son cachet.
L’ogresse mourut l’année de ses quarante-deux ans. En ratant une marche en remontant de la cave, elle se rompit le cou en retombant mal sur une caisse de bouteilles de vins.
Exit l’ogresse.
Chloé avait seize ans et Zoé treize.
Le sort des deux ados en fut nettement amélioré dès le lendemain de l’enterrement lorsque Chloé exigea – sous menace de dénonciation – un pourcentage sur les « recettes » particulières de l’ogre. Et que lui aussi serait « taxer » pour jouer.
L’ogre était un lâche, comme tous les ogres et il consentit vingt pour cent des bénéfices à chacune.
Chloé prit également l’habitude de mener ses propres « affaires » en ville et entraîna Zoé qui était ravie de changer de « clientèle ».
La religion des deux sœurs était faite : tout homme était un lâche et un ogre, mais également un tiroir-caisse. Utile, mais à mépriser.
L’année de sa majorité, Chloé prit un deux pièces en ville et obtint de l’ogre qu’il autorise Zoé à vivre avec elle.
Exit l’ogre.
En quelque sorte, car il eut droit à une sortie définitive trois ans plus tard, l’année des dix-huit ans de Zoé. Il y a un peu plus d’un an. Quand il crama avec son rade au milieu de sa bibine. À trois heures du mat.
Chloé en avait encore la rage au cœur.
Avoir tout fait pour que la cause réelle de l’incendie échappe à la sagacité des pompiers pour apprendre au finish que le bistrotier n’était pas à jour de ses assurances.
Tous ces risques pris pour que dalle. Pour être baisée une dernière fois par l’ogre. Alors qu’elle comptait tant sur ce capital de base pour s’ouvrir une boutique d’esthéticienne. Prendre un raccourci vers l’honorabilité. Avoir sa revanche sur cette putain de jeunesse qu’elle n’avait jamais eue.
Trop c’était trop. Alors Chloé avait décidé d’aller se refaire dans un endroit friqué. En se traînant sa frangine. Qui commençait déjà à couiner d’impatience
– Quand est-ce qu’on ira voir ?
– Plus tard, répondit Chloé d’un ton las.
– Quand, plus tard ? insista la cadette avec sa moue de sale môme réclamant une sucrerie à la con vue à la télé.
– Quand je l’aurai décidé et quand il fera nuit et qu’ils auront fait pisser leurs putains de chiens avant d’aller se pieuter.
Voilà, Chloé était satisfaite. Elle avait fait passer un max d’infos à sa sœur en une seule tirade.
– Ça va être l’heure du journal régional. Zappe sur la 3, demanda-t-elle à Zoé en se levant des fourmis dans les jambes.
Avec un temps de retard, elle se dit qu’elle aurait mieux fait de s’abstenir. Sûr que leurs commentaires à la con sur le type de cette nuit allaient énerver Zoé.
« Un nouveau crime met le canton de Bernay et toute la région en émoi. Jean-Michel Bernoud, trente-sept ans, divorcé, père de deux enfants de sept et neuf ans, jeune artisan honorablement connu de la commune de Thiberville, a été retrouvé sans vie à six heures du matin sur la départementale 138. D’après les premières constatations, il aurait eu la nuque brisée et le vol semble être le mobile de ce crime. Rappelons qu’il y a exactement cinq semaines, près du Neubourg, Jacques Vitan, vétérinaire… »
Chloé zappa mentalement. Elle connaissait par cœur.
Elle se dit que ce n’était peut-être pas le moment d’aller se balader avec le Jacques-Henri dans le coffre. Sûr qu’ils allaient multiplier les patrouilles de nuit pour rassurer le citoyen rural. Mais elles ne pouvaient pas le conserver plus longtemps dans le box. Zoé avait raison, il risquait de clamser. Fallait au moins le faire boire.
En attendant, elle avait intérêt d’abreuver sa frangine avant qu’elle ne se mette à gamberger à tort et à travers.
Elle remplit un double whisky bien tassé pour Zoé et se contenta d’un simple.
Chloé tendit le verre à sa sœur qui s’empressa de la saisir et manqua le renverser de nervosité.
– On va aller jeter un coup d’œil maintenant, dit Chloé en avalant une gorgée de whisky.
Sa sœur s’empressa de vider le sien. Ne se rendant même pas compte qu’il en dégoulinait du menton.
« C’est pas vrai, se dit Chloé, c’est la vieille tout crachée question cul et question descente… »


© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

mercredi 29 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





– Non, je t’interdis de descendre à la voiture ! Et je t’interdis même de sortir de l’appartement !
– Mais je veux juste voir s’il est encore vivant !
Ça faisait une demi-heure que Zoé bassinait sa sœur. D’abord péremptoire puis de plus en plus implorante. Telle une petite fille. Puis de nouveau péremptoire.
– De quel droit m’interdis-tu ceci ou cela ? s’insurgea Zoé.
– Parce que j’ai toujours été responsable de toi, répondit Chloé d’un ton las.
Sa sœur se renfrogna puis sembla sur le point de pleurer.
– Pardon, lâcha-t-elle en reniflant et en se blottissant dans les bras de son aînée.
Les deux sœurs restèrent un long moment ainsi enlacées, retrouvant d’instinct les élans de tendresse qui leur avaient servi de refuge depuis petites filles.
Elles s’apaisèrent et se rassurèrent mutuellement. Je t’aime. Moi aussi. Je ne suis pas toujours facile. Moi non plus. Mais on s’aime, hein ? Oui, on s’aime, ma chérie.
– Allez, dit Chloé en tapotant l’épaule de sa sœur, on a traversé des situations bien plus difficiles.
Zoé opina du chef en reniflant ses larmes.
– Tu seras toujours ma grande sœur et c’est toi qui décideras ce qu’il y a à faire. Tu décides toujours bien.
Chloé eut un large sourire de tendresse enfantine pour sa sœur.
« Putain, se dit-elle soulagée, je ne croyais pas récupérer la situation aussi facilement. »


© Alain Pecunia, 2010.
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Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Zoé s’endormit aussitôt allongée. Chloé eut plus de mal à trouver le sommeil. Elle avait deux problèmes à résoudre.
D’abord, comprendre quel mécanisme avait pu se déclencher dans la cervelle de sa frangine qui en était auparavant dépourvue. Ensuite, elle trouverait la parade pour ne pas se laisser déborder par elle.
Le second problème, Chloé le résolut plus aisément.
Jacques-Henri dans le coffre était bien là où il était et, vif ou mort, elles devaient s’en débarrasser dans les quarante-huit heures. Point barre.
Sur ce, elle s’endormit la conscience en paix.



© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

mardi 28 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





Une fois arrivées au bas de leur immeuble, elles garèrent leur voiture dans le box puis ouvrirent le coffre.
Bâillonné et ligoté, Jacques-Henri gisait à demi inconscient.
Il était près de cinq heures et demie. Déjà une lumière était allumée au troisième étage. L’appartement d’une infirmière.
– On va jamais pouvoir le monter chez nous comme ça, dit Zoé à voix basse.
– Putain, ferme-la ! lâcha sa sœur méchamment. Tu m’empêches de réfléchir.
Chloé ne supportait pas que sa cadette lui assène des évidences. Qu’est-ce qui lui prenait de se mettre à penser pour elles deux ?
– On n’a qu’à le laisser là jusqu’à demain soir, conclut-elle en refermant sèchement le coffre. Il risque pas de s’échapper !
– Non, mais s’il crève dedans, on aura bonne mine…
– Mais t’es chiante, à la fin !
– Oh ! moi je dis ça comme ça, dit Zoé conciliatrice.
– Eh ben, s’il crève, on le filera à tes clébards ! trancha sa sœur.
– Ah ! mais je te préviens, moi, un macchab de plusieurs heures dans sa pisse et sa merde, moi je découpe pas…
Chloé prit sur elle-même et décida de se calmer. La soirée avait été suffisamment éprouvante comme ça.


© Alain Pecunia, 2010.
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lundi 27 septembre 2010

Noir Express : sur Feedbooks...

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Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





– Mais qu’est-ce qu’on va en faire ? dit Zoé en reprenant la route de Cormeilles.
– Ce qu’on avait décidé, répondit sèchement sa frangine.
– Mais les gendarmes nous ont vues avec lui ? objecta Zoé de nouveau inquiète.
Chloé haussa les épaules.
– Réfléchis un peu au lieu de paniquer. Qui ont-ils vu ? Nous deux, c’est tout. Lui, ils n’ont même pas aperçu son visage.
Zoé convint que sa sœur avait raison. Comme presque toujours. Ce qui l’agaça.
– Ouais, dit-elle, mais ils feront le lien avec nous quand ils retrouveront son corps.
– Suffit qu’ils ne le retrouvent pas, rétorqua Chloé.
– Facile à dire !
« Elle n’a pas tort », se dit Chloé tout en passant en revue les éventuelles solutions à leur problème telles qu’elles lui venaient à l’esprit.
Le noyer ? La mer rejette les corps un jour ou l’autre.
Le découper en morceaux ? Et après ? De toute façon, elle n’imaginait pas sa sœur l’assistant dans la découpe.
Zoé la coupa dans ses réflexions à ce moment précis, alors qu’elles traversaient Bonneville-la-Loubet.
– Dis, si on le découpait ?
Chloé en resta bouche bée, puis se ressaisit.
– Et après, qu’est-ce qu’on fait des morceaux ?
– Ben, on achète un clébard qui bouffe bien, genre molosse, et on le nourrit avec ! répondit la cadette en haussant les épaules d’évidence.
« Pourquoi pas ? » se dit Chloé tout en continuant de passer en revue les autres solutions. Les clebs, c’était pas son truc. Bien sûr, il suffisait d’aller chercher un couple de rapaces à la SPA et de les leur ramener une fois la besogne achevée. Ni vu ni connu.
Sinon, il y avait la dissolution garantie cent pour cent à l’acide. Mais pas facile à se procurer et elles n’avaient pas de baignoire, rien qu’une cabine de douche.
Un puits abandonné qu’il suffirait de combler ensuite ? Mais le corps serait toujours là, et les puits, même abandonnés, ça doit bien être répertoriés quelque part. Et les gendarmes devaient connaître le coup.
Le balancer dans une tourbière du marais Vernier ? Oui, mais avec tout le tourisme nature, les randonneurs et les chasseurs, l’incognito n’était pas garanti. Et puis il fallait connaître le bon coin.
« Putain ! comment faire disparaître un corps ? » se dit-elle en s’énervant alors que sa sœur s’engageait dans Pont-l’Evêque.
Au rond-point direction Deauville, celle-ci lui demanda :
– Qu’est-ce qu’on fait, alors ?
– Pour l’instant, on le ramène à la maison.
– Faudra pas que ça dure, sinon il va devenir dingue.
Dingue ? Oui, elle avait raison, mais elle ne voulait pas agir à la légère, elle avait besoin de temps pour réfléchir.


© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

dimanche 26 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 1 (suite et fin)

Chapitre 1 (suite et fin)





Il y avait un peu plus de deux mois qu’il avait rencontré les deux frangines à la salle des bandits manchots du Casino de Deauville. Elles y jouaient après avoir michetonné avec les petits vieux. Zoé avait dix-neuf ans, Chloé vingt-deux.
Elles l’avaient aguiché sec. Sûrement par besoin de viande fraîche.
Lui, à vingt-huit ans, l’armée venait de lui donner son congé. Elle l’avait même carrément jeté, le jugeant plus dangereux pour les siens que pour un éventuel adversaire.
Il était monté d’Angoulême à Deauville, comme ça, histoire de tenter de faire fructifier son maigre pécule à la roulette.
En fait, il aurait mieux fait de jouer au loto. Quand il avait rencontré les deux sœurs, il ne lui restait même pas cent euros en poche.
Elles habitaient un petit studio dans un des logements sociaux à l’entrée de la ville.
Elles avaient donc immédiatement représenté le repos du guerrier et une planche de salut. Mais il n’avait jamais mené la danse ni dans leur lit ni dans le quotidien. En fait, elles avaient besoin d’un partenaire et l’avaient à la fois choisi comme étalon et homme de main. Le premier usage, il s’en était rendu compte le soir même. Le second, il lui avait fallu quelques jours pour percuter.
L’idée était basique. Les frangines draguaient en soirée un petit vieux esseulé et le ramenaient chez elle. L’une commençait un strip tandis que l’autre entamait une branlette. Et Jacques-Henri sortait de sa cachette des chiottes au bout de quatre, cinq minutes, quand le petit vieux était juste en début de congestion. Lui brandissant sous le nez une vieille carte d’identité falsifiée et lui annonçant tout de go que sa petite branleuse – Zoé – n’avait que seize ans.
Pour trois cents euros, le micheton estimait s’en tirer à bon compte. Pour les rares récalcitrants, il suffisait à Jacques-Henri de jouer des muscles.
C’est là qu’ils avaient tous trois développé l’idée de la carte bancaire. Car, quand le petit vieux n’avait pas cette somme sur lui, ils l’accompagnaient jusqu’à un distributeur. Mais ça ne pouvait pas durer et ils savaient qu’ils allaient finir par se faire repérer.
Au cinquième pigeon, Zoé et Chloé avaient admis qu’il fallait passer à autre chose et, surtout, élargir le champ d’action.
Jacques-Henri leur avait expliqué que Deauville serait dorénavant leur sanctuaire, leur camp de base. Mais, tandis que Zoé négociait ses virages sur la D 22 à vive allure, Jacques-Henri se convainquit qu’il allait encore falloir changer de méthode. Et, surtout, en trouver une pour me dégager de ces deux foldingues imprévisibles et incontrôlables, se dit-il.
Zoé était idiote, mais Chloé était dangereuse avec la recherche de son putain de fun. À Jacques-Henri, ça lui foutait les jetons de la voir prendre son pied quand il tuait le mec. Lui, il le faisait par nécessité et en appliquant strictement ce que lui avait appris l’armée. Mais, elle, elle sentait la mort. Elle allait leur porter la poisse au prochain coup.
Fallait qu’il se tire de là. Disparaître sans même les prévenir.
– Mais ralentis, merde ! ne put-il s’empêcher de lâcher.
Ça faisait la deuxième fois que Zoé était limite perte de contrôle du véhicule dans un virage.
Zoé leva légèrement le pied puis freina brusquement.
– Fais chier ! cria-t-il en posant instinctivement ses deux mains sur le tableau de bord.
– C’est toi qui fais chier ! cracha Zoé. Si t’es pas content, t’as qu’à prendre le volant !
– Ouais, t’as raison. C’est ce que je vais faire ! dit-il en faisant cliquer sa ceinture de sécurité pour s’en dégager.
Il ouvrit brusquement la portière, sortit en maugréant un : « Quelle conne ! » qui laissa Zoé de marbre.
« Putain, mais qu’est-ce que je fous avec cette volaille sans cervelle ! » se dit-il en contournant le capot.
– Allez, tire-toi de là ! dit-il en ouvrant la portière de la conductrice.
Zoé fit une grimace de mépris et s’extirpa de son siège avec une lenteur calculée.
« Elle me cherche, c’est pas possible ! » se dit-il en se retenant de lui foutre une baffe quand elle fut à sa hauteur.
Il s’assit et crispa ses mains sur le volant tandis que Zoé contournait la voiture en se déhanchant et en le défiant du regard.
Il était au bord de l’explosion quand elle s’assit.
– Calme-toi, lui dit Chloé qui avait eu l’intelligence de ne pas l’ouvrir jusque-là. Relaxe-toi, ajouta-t-elle en se penchant en avant derrière lui.
Il sentit son souffle sur sa nuque.
« Putain, elle sait s’y prendre », se dit-il en se détendant et en posant sa main sur le levier de vitesse.
Il ne réalisa pas immédiatement ce qui se passait quand le sac poubelle enveloppa sa tête et son visage. Un putain de sac poubelle parfumé au désinfectant pour sanitaire qui lui fit retenir sa respiration instinctivement tant l’odeur lui était insupportable.
Quand il voulut crier en portant ses mains à son visage pour s’en défaire, il sentit le sac se plaquer sur son visage, l’empêchant de respirer.
Une saloperie de sac à poignets et coulisseau.
Il se cambra et se débattit, cherchant les mains de cette salope de Chloé à la hauteur de son cou.
Mais il se sentait entravé par la ceinture de sécurité et il tenta de la décliquer à l’aveugle. Ce qu’il n’aurait pas dû faire car il manquait d’air à un point extrême et commençait de suffoquer grave.
Il renonça à se libérer de la ceinture et parvint in extremis à saisir la main gauche de Chloé.
Il reprit aussitôt espoir.
Mais que faisait la main gauche de Chloé sur sa droite alors que…
Il n’eut pas le temps de réaliser qu’il avait saisi la main gauche de Zoé qui venait prêter assistance à sa sœur.
Il sombra en tenant de plus en plus mollement la main de Zoé.
– Le con, il m’a fait mal ! Il m’a griffé ! cria-t-elle quand il la lâcha.
Chloé continua à tenir le sac poubelle plaqué sur le visage de Jacques-Henri tout en comptant les minutes sur la pendulette du tableau de bord.
C’était la première fois qu’elle tuait elle-même et elle découvrait que c’était encore plus fun que d’être simple spectateur.
Putain, que c’était bon !
Elle crut avoir fait pipi, mais non, elle était juste mouillée d’excitation.
Le plus difficile, en fin de compte, fut d’extraire le corps de Jacques-Henri de l’habitacle et de le traîner jusque sur le bas-côté pour le basculer dans le fossé.
Et, pour Chloé, de supporter les réflexions idiotes de sa sœur.
– T’es sûre que t’étais obligée de le faire. Il baisait bien, ce con. Et puis il était utile.
Elle préféra hausser les épaules plutôt que de partir en vaines explications. Pour Zoé, tout mec qui l’enfournait « baisait bien ». Faut dire qu’elle avait l’orgasme facile et qu’elle se mettait à couiner au premier tour de manivelle.
Parfois, Chloé l’enviait, mais, le plus souvent, quand elles se partageaient un amant, elle en éprouvait des goûts de meurtre. Les couinements de vierge folle de sa frangine la déconcentraient et la privaient de son propre plaisir.
En fait, pour Chloé, Jacques-Henri était loin d’être un bon coup. Tout comme il n’avait représenté qu’une utilité passagère.
Elle avait suffisamment d’expérience pour jauger ce genre d’individu. C’était un prédateur. Certes, il lui avait procuré un super fun, mais, tôt ou tard, il aurait cherché à se débarrasser d’elles deux. Elle le pressentait. Et peut-être qu’il mijotait déjà quelque chose, cet enfoiré.
Le genre à plomber ses complices ou à les balancer.
Jusqu’à Cormeilles, Zoé renifla ses larmes tout en conduisant.
Chloé attendait que ça se passe. Elle savait d’expérience que sa frangine se consolerait vite dès qu’elles auraient tiré le fric avec la Carte bleue. Justement elles passaient devant l’agence bancaire du centre-ville…
– Merde ! hurla Chloé.
Sa sœur en sursauta de frayeur et faillit heurter une voiture en stationnement.
– Faut faire demi-tour ! cria-t-elle limite hystéro.
Zoé stoppa la voiture au milieu du carrefour.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une voix craintive.
– On a oublié de récupérer les cartes de crédit sur ce con.
– Merde ! fit Zoé à son tour.
Les deux sœurs s’abstinrent de tout commentaire et n’échangèrent pas un mot en refaisant le trajet en sens inverse jusqu’au fossé où gisait Jacques-Henri. Mais la tension qui régnait dans l’habitacle était extrême et se transforma en nervosité quand Zoé ralentit pour se repérer.
– C’est plus loin, dit Chloé.
– Non, c’est par-là.
En sortant du virage, les phares du véhicule balayèrent le bas-côté gauche.
Zoé pila net et resta bouche bée de terreur.
« Qu’est-ce qu’il fout là ? » se demanda Chloé plus cartésienne.
Jacques-Henri était avachi sur le bord du fossé telle une poupée de chiffon.
– Il est pas mort ! hurla sa sœur les yeux exorbités.
– T’inquiète ! dit son aînée. On va l’achever.
Zoé sortit la manivelle du cric qu’elle gardait toujours sous le siège passager avant. Au cas où. Et c’était précisément un « cas où ».
Sa sœur fondit en larmes et s’agrippa à son bras avec l’énergie du désespoir.
– Je t’en prie ! la supplia-t-elle.
– Il faut bien le finir ! dit Chloé en tentant de se dégager de la prise de Zoé.
– Pas comme ça, implora celle-ci tout en ravalant ses larmes en lâchant le bras de sœur. Je préfère qu’on l’étouffe avec le sac, c’est plus propre.
– Plus propre, peut-être, mais pas efficace.
– On n’a qu’à bien vérifier quand il sera vraiment étouffé.
Chloé haussa les épaules.
– Comme tu veux. Mais ne reste pas au milieu de la route. Gare-toi près de lui.
Les deux sœurs descendirent ensemble de voiture et s’approchèrent de Jacques-Henri qui était comme inconscient et toujours avachi sur lui-même.
Chloé vérifia dans la lumière des phares le parfait état du sac poubelle à coulisseau avant de l’utiliser à nouveau, puis le porta à hauteur du visage de Jacques-Henri en ouvrant le sac à deux mains.
C’est ainsi que l’aperçurent les deux gendarmes de patrouille dans la lumière de leurs phares. Juste au-dessus d’une personne assise sur le bord du fossé et à ses côtés une autre femme portant les mains à son visage.
Chloé était toute pétrifiée et tremblotante.
– Ne dis rien et laisse-moi faire, lui lança Chloé mezza voce quand la voiture de patrouille stoppa à quelques mètres.
Elle se dirigea vers les deux gendarmes qui descendaient de voiture.
– Un problème ? s’enquit l’un d’eux.
– Ce n’est rien. Notre ami a eu un malaise et s’est mis à vomir.
Elle montra le sac poubelle aux gendarmes qui hochèrent la tête. Mais ne leur laissa pas le temps d’en placer une.
– Il a juste besoin de prendre un peu l’air, enchaîna-t-elle.
Celui qui avait pris la parole dodelina du chef.
– Vous savez, avec les crimes inexpliqués d’automobilistes qu’il y a eu ces temps-ci dans la région, ce n’est pas prudent de s’arrêter en pleine nuit sur ces routes désertes.
– Ah ! fit Chloé étonnée.
– Voyons ce qu’a votre ami, poursuivit le gendarme en faisant signe à son collègue de rester près de leur véhicule.
Zoé avait repris ses esprits et s’était accroupie près de Jacques-Henri en lui soutenant la tête d’une main et en lui caressant le visage de l’autre.
– Vomis, disait-elle. Ça te fera du bien.
Jacques-Henri émettait des grognements.
Chloé tenta de s’interposer entre le gendarme et Jacques-Henri.
– Il a un peu bu ce soir.
– Il est conscient ? demanda le gendarme en contournant Chloé.
– Oh oui, intervint Zoé avec esprit d’à-propos. Il est beaucoup mieux que tout à l’heure.
Au même instant, Jacques-Henri hoqueta et se mit à vomir.
Le gendarme hésitait sur la conduite à tenir quand son collègue l’interpella.
– Chef, il y a un accident entre un poids lourd et un véhicule de tourisme sur la 13 entre les deux ronds-points de Thiberville ! Il paraît que c’est pas joli-joli.
– Ne vous inquiétez pas, nous allons nous débrouiller, dit Chloé. Vous avez plus urgent à faire.
Quand la voiture de patrouille fit demi-tour, les gendarmes aperçurent les femmes relevant l’individu qui semblait se débattre et les repousser.
– Il a l’air d’aller beaucoup mieux, fit le chauffeur en souriant. Je souhaite bien du plaisir aux petites dames…


© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

samedi 25 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (Chroniques croisées XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Il devait être écrit quelque part que nous devions boire le calice jusqu’à la lie ensemble.

Après un long silence depuis avril (entrecoupé par les messages d’encouragement de mes lecteurs anglophiles, mais nul n’est prophète dans son pays et j’ai déjà vécu cela dans une vie antérieure), dû entre autres à mon passage du cap de la retraite plus celui de la faillite de mon éditeur et ses rebondissements, je vous retrouve donc pour la suite de nos aventures.

Juste une parenthèse avant d’aborder ce nouveau récit : je commence à mettre, pour les fans de la tablette électronique quelques récits en téléchargement gratuit sur le site Feedbooks…
Mais abordons présentement la vie des sœurs Terrassou, Zoé et Chloé, qui bascule quand elles décident de se débarrasser de Jacques-Henri. Lequel nourrissait d’ailleurs le même projet à leur égard.
De toute façon, elle avait déjà basculé dans l’horreur et le sordide dès leur « tendre » enfance. Mais, grâce à Chloé, l’aînée, elles s’en sont toujours sorties. Du moins c’est leur point de vue, car, entre Deauville et Pornic, elles ont un tueur à affronter, et par n’importe lequel.
En plus c’est incestueux au possible…
Bref, un récit à déconseiller aux âmes sensibles ou délicates (ce ne sont pas toujours les mêmes car on peut être l’un sans l’autre) et dont la turpitude (elle concerne le récit et non les âmes) m’en a fait longtemps différer la publication en ligne tant je crains la réaction de certaines lectrices à l’esprit sain et non contaminé par la réalité du monde qui les entoure.


Chapitre 1





Jean-Mi empruntait rarement cette route départementale toute en virages, alors qu’on était en plat pays, qui épousait la sinuosité des anciens chemins menant aux champs. Souvenir d’une époque, celle du paysan-roi, où il était impossible de tracer une ligne droite qui eût condamné à l’abattage le noyer de l’arrière-grand-père ou mordu sur le champ à patates du Louis. La route se devait de respecter les lopins et les chemins ancestraux.
Soudain, il dut ralentir.
Un homme et une femme apparurent dans ses phares. Immobiles sur le bas-côté.
L’homme soutenait la femme qui se tenait le ventre à deux mains.
Il vit l’homme lui faire signe de s’arrêter.
Jean-Mi ralentit mais poursuivit son chemin.
À trois heures du matin, on ne s’arrête pas sur une route déserte en rase campagne.
Cinquante mètre plus loin, il stoppa brusquement.
Il revoyait le regard de détresse de la femme et celui résigné de son compagnon quand il les avait dépassés.
« Cette société devient inhumaine, se dit-il. On ne se prête même plus assistance. Cette femme doit être enceinte. »
Jean-Mi vit le couple se diriger vers sa voiture, l’homme soutenant toujours la femme.
Il recula jusqu’à leur hauteur et baissa la vitre du côté passager.
– Vous avez un problème ?
– Ma femme va accoucher et…, commença de dire timidement l’homme.
– Ça va, montez.
L’homme avait la trentaine et son regard de vaincu étonna Jean-Mi. « Des pauvres », se dit-il.
Sa femme ne disait mot, blottie contre son mari.
Les conduire à l’hôpital de Bernay imposait à Jean-Mi de revenir sur ses pas.
– Je vais essayer de faire demi-tour dès que j’en aurai la possibilité, dit-il.
Ni l’homme ni la femme ne dirent mot.
À la sortie d’un virage, Jean-Mi aperçut un des chantiers de la future A 28.
Il était en train de se demander comment ses auto-stoppeurs avaient pu se retrouver là où il les avait pris. Alors qu’il n’y avait pas une seule habitation alentour dans ce coin-là.
Jean-Mi tourna à droite pour s’engager sur le terre-plein caillouteux du chantier.
« C’est quand même bizarre, se dit Jean-Mi. De nos jours, tout le monde a un portable. C’est bien utile en cas de problème. La maternité leur aurait envoyé une ambulance. Mais ils sont peut-être trop pauvres… »
Une chaîne l’empêcha d’effectuer son demi-tour.
Jean-Mi dut faire une marche arrière.
Il posa son bras droit sur le dossier du passager et se retourna à demi.
La femme lui saisit le bras et l’immobilisa avec une force qui lui sembla herculéenne.
Il la regarda avec étonnement et tenta de se dégager.
Au moment où le moteur cala, le mari, assis de biais derrière lui, lui enserra la tête de son bras gauche et lui imposa une légère rotation.
Jean-Mi tenta de saisir instinctivement de sa main gauche le bras de l’homme, mais celui-ci accentua sa rotation et dit d’une voix rauque :
– Tu restes tranquille ou je te pète les vertèbres.
Jean-Mi laissa retomber son bras gauche en signe de soumission.
– N’aie pas peur, reprit l’homme, tout ce qu’on veut c’est le code de ta carte bancaire.
Jean-Mi avait peur. Surtout de la femme qui lui immobilisait toujours le bras droit et le fixait avec une expression lascive. Assurément, elle semblait prendre son pied à le voir ainsi à leur merci.
Jean-Mi ne put s’empêcher de frémir. « Sûrement des drogués en manque », se dit-il. Des individus imprévisibles.
– Tu donnes ton code, reprit l’homme dont il sentait le souffle tiède sur sa joue, et nous allons ensemble en ville retirer de l’argent. Après, tu seras libre. On a juste besoin de thune.
Jean-Mi reprit espoir, il avait affaire à des débiles. Il lui suffisait de rentrer dans leur jeu pour s’en tirer. Une fois en ville, il pourrait leur échapper. Ils n’étaient même pas armés, ces tarés.
L’homme relâcha légèrement sa pression.
Jean-Mi déglutit et dit : « 1418 », tout en songeant que son code confidentiel était vraiment con. Surtout que c’était le même code pour les deux cartes de crédit bancaires en sa possession.
Le regard de la femme sembla se moquer de lui.
– T’es sûr ? demanda l’homme en accentuant à nouveau sa pression.
– Oui, murmura Jean-Mi.
– C’est bien, murmura l’homme de sa voix rauque tout en donnant à son bras une brusque impulsion.
Jean-Mi crut entendre le craquement de ses propres cervicales et son regard mort s’engloutit dans la bouche entrouverte de plaisir de la femme qui semblait gober sa vie.
L’homme et la femme descendirent de voiture. L’homme ouvrit la portière conducteur et éteignit les phares avant de couper le contact de la Volvo. Tandis qu’il fouillait les poches du mort, la femme mettait déjà fin à la communication téléphonique qu’elle venait d’établir sur son portable avec un numéro précomposé.
Elle contourna le break et se dirigea vers l’homme.
– Elle sera là dans un instant, dit-elle.
L’homme secoua la tête et se retourna vers la femme en extirpant deux cartes bancaires du portefeuille du mort. Une Carte bleue Visa et une American Express. Toutes deux au nom de Jean-Michel Bernoud.
Il regarda par curiosité la carte d’identité. Né le 12 avril 1967. Demeurant à Thiberville.
Des phares balayèrent la nuit.
L’homme glissa vivement les deux cartes de crédit dans la poche intérieure de son blouson et remit le portefeuille dans la poche du mort. Il n’avait pas touché les trois billets de vingt euros qui s’y trouvaient.
La voiture, une vieille BM, s’arrêta à leur hauteur et l’homme et la femme s’y engouffrèrent.
L’homme était monté devant à côté de la conductrice, la femme derrière celle-ci.
Elle fut la seule à se retourner vers le break Volvo. Affichant une moue de mépris.
La conductrice redémarra vivement. Direction Thiberville. Demandant, la voix excitée :
– Ça a marché ?
La femme, assise derrière elle, se pencha en avant et lui passa les bras autour du cou.
– Super, ma Zoé, dit-elle. Deux cartes !
– Ouaaah ! il est bon notre coup !
La conductrice avait tourné son visage vers l’homme. Celui-ci l’ignora. Agacé par l’insouciance des deux sœurs, il se mura dans un silence réprobateur.
Un coup c’est bon, pensait-il, que s’il n’est pas répété. Et là, c’était la troisième fois en deux mois. La première vers Pont-Audemer et la deuxième près du Neubourg.
À chaque fois, ils choisissaient une départementale de campagne. Là, comme aujourd’hui, Chloé et lui avaient tenu le rôle d’auto-stoppeurs désemparés, tandis que Zoé restait au volant à l’écart dans un chemin de traverse.
Le jeu était d’attendre qu’un « pigeon » solitaire veuille bien s’arrêter pour les prendre, de le neutraliser ensuite le plus rapidement possible, puis de téléphoner à Zoé qui venait les récupérer prestement.
La première fois, ça avait un peu cafouillé. C’était sur la D 683. Le type revenait d’une soirée à Pont-Audemer et allait sur Cormeilles. Mais il n’avait pas tardé à se méfier et, quand il s’était retrouvé avec un 9 mm pointé sur la nuque, il avait préféré se foutre dans le fossé.
Chloé avait été légèrement commotionnée. Jacques-Henri se souvenait qu’il avait dû improviser pour se débarrasser du type à main nue puisque son flingue démilitarisé était totalement inopérant. Arc-bouté derrière le siège du conducteur, légèrement en déséquilibre à cause de l’inclinaison du véhicule, il avait eut le réflexe de lui bloquer la tête de son bras gauche et de la tirer brusquement en arrière. Coup du lapin parfait. Au point que la gendarmerie avait conclu à une banale sortie de route à l’issue fatale.
Le type, un antiquaire-brocanteur de la région, n’avait pas de carte de crédit sur lui, mais trois mille euros en liquide.
C’était maigre pour le risque. Mais Chloé avait insisté pour recommencer. Pour le fun, qu’elle avait dit.
Sur la D 83, peu après le Neubourg, c’est un véto qui s’est arrêté quand il a aperçu dans ses phares les gambettes de la Chloé.
Quand elle est montée dans le 4 x 4 à côté de lui, il est resté scotché aux gambettes.
Jacques-Henri, qui était monté derrière lui, n’avait même pas attendu. Il avait sauté sur l’occasion – le cou du mec – pour le menacer de lui dévisser la tête s’il ne donnait pas son code confidentiel de carte bancaire. Mais il n’avait pas aimé cette expression de jouissance sur le visage de Chloé quand les vertèbres avaient craqué.
Lui, il ne faisait pas ça pour la voir mouiller, mais pour le fric. Cinq cents euros en l’occurrence en billets de cinquante, de vingt et de dix dans la sacoche du véto et deux cartes de crédit une du Crédit agricole et une autre du Diners Club, mais la seconde était inutile, elle ne leur permettait pas de retirer de l’argent aux distributeurs.
Ils étaient retournés illico au Neubourg pour faire deux distributeurs, puis ils étaient partis pour Brionne pour un seul. Ensuite Rouen, quatre. Mais Jacques-Henri n’avait pas osé retirer plus de deux cents euros à chaque fois. Ce qui leur faisait malgré tout près de quinze cents euros.
Ils traversèrent Thiberville pour rejoindre la nationale 13.
Au rond-point, il dut batailler avec les deux frangines pour ne pas prendre la direction Lisieux. Son idée à lui, c’était d’aller faire les distributeurs de Cormeilles et de Pont-l’Évêque.



© Alain Pecunia, 2010.
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