mardi 30 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 15

Chapitre 15





Le lendemain, je suis allé déjeuner au Relais angevin.
Jean m’a tout de suite interpellé de sa voix de fausset.
– Vous avez vu, monsieur Dumontar ? Vachement gonflé, l’assassin !
– De la chance, mon cher Jean, de la chance tout simplement, ai-je répondu en haussant les épaules.
– Ah ! ça non, monsieur Dumontar ! Je ne suis pas d’accord avec vous. Pour trucider un flic, un commissaire qui plus est, même femme, il faut en avoir et être supérieurement intelligent. C’est simple, à lui tout seul, ce mec il en fait plus que toute la bande à Bonnot !
Comme toujours, Jean me soufflait le chaud et le froid.
Flatterie pour l’intelligence puis comparaison absurde avec le bandit anarchiste.
Me comparer à ces analphabètes du crime ! Qui plus est des anarchistes ! Moi qui ai toujours défendu une société d’ordre.
Je bouillais intérieurement.
Heureusement que le patron intervint.
– Allez, n’ennuie pas M. Dumontar avec toutes ces histoires. M. Dumontar a des préoccupations bien plus nobles que ces sordides faits divers. N’est-ce pas, monsieur Dumontar ?
Je l’approuvai d’un discret hochement de tête. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir me gâcher mes petits plaisirs existentiels ! Je n’étais pas un assassin « sordide ». Huit crimes parfaits, ça relevait de l’art. Du grand art même.
Je mangeai ma salade composée sans grand appétit.
Les habitués du bar commentaient bruyamment les actualités télévisées. Sous le regard impassible de Momo, le second serveur.
– Le mec, je lui donne pas trois jours de survie. Il va pas échapper à la chasse à l’homme, vous pouvez me croire, parole d’ancien gendarme ! Vont le buter !
– Faudrait d’abord qu’ils l’attrapent ! ricana un ouvrier serrurier.
– Il est quand même gonflé, le mec, répéta Jean.
– Les sadiques et les dingues, on finit toujours par les avoir ! reprit l’ancien gendarme en haussant le ton.
– Vous me faites marrer, cria l’ouvrier serrurier, Jack l’Éventreur, on ne sait toujours pas qui c’est !
C’est vrai, la presse m’avait surnommé « Jack l’Étrangleur ». Ça me flattait même si ce prénom anglais était d’une vulgarité incroyable. J’espère que maman ignorait que l’on surnommait ainsi son « Philippe-Henri ». Elle ne pourrait en éprouver que du chagrin. Elle qui détestait tout ce qui était anglo-saxon.
Tout à coup, un grand silence se fit au bar.
Le présentateur donnait la parole en direct au directeur de la PJ qui tenait à annoncer personnellement une grande nouvelle.
– Nous avons fait un grand pas dans l’enquête. Nous avons identifié avec certitude l’arme de ces huit crimes abominables. Nos experts sont formels. Il s’agit d’un collier de perles en bois. Voilà.
Air dubitatif du présentateur de la Une.
– Euh… excusez-moi, monsieur le directeur… mais quelle différence entre un collier de perles normal et un collier de perles en bois ? Nous ne voyons pas bien…
– Mais voyons, c’est simple. Il y a différentes sortes de perles.
– Oui, bien sûr, mais…
– J’y viens, justement. Mais laissez-moi le temps de vous expliquer, car c’est très technique et je souhaiterais que tous vos téléspectateurs puissent bien comprendre l’avancée que cela représente pour l’enquête…
– Je vous en prie, monsieur le directeur.
– Eh bien, il existe des perles en verre, des perles de terre, des perles de plastique, des perles de perles – vraies ou fausses –, etc. Et des perles de bois, en buis très souvent.
– Mais alors ?
– J’y viens, j’y viens, si vous m’en laissez le temps !
– Je vous en prie, monsieur le directeur.
Éclaircissement de la voix.
– Eh bien, cela va simplifier l’enquête, c’est évident !
– Ah !
– Mais oui, car, depuis le troisième crime attribué à notre assassin « au collier de perles », le 15 août 1994, c’est-à-dire depuis deux années, une cellule spéciale composée de vingt inspecteurs enquête en permanence à travers toute la France et les pays limitrophes pour interroger tous les fabricants et revendeurs de perles en tous genres. Mais, maintenant, grâce à cette donnée précise acquise par nos experts scientifiques, ces vingt inspecteurs vont pouvoir se consacrer uniquement aux fabricants et revendeurs de perles en bois. Voilà !
Sourire de satisfaction du directeur.
Regard consterné du présentateur.
Silence abyssal autour du bar.
– Vous venez d’entendre, comme moi, M. le directeur de la Police judiciaire, reprit le présentateur après avoir retrouvé son aplomb habituel. Donc, un grand pas vient d’être franchi dans l’enquête. Souhaitons que ce pas mène la police le plus rapidement possible à l’arrestation de celui que toute la France appelle « Jack l’Étrangleur ». À ce propos, signalons également que l’association « pour la défense de la mémoire de Jack l’Éventreur », créée récemment à Londres, appelle, dans un communiqué, la population londonienne à venir manifester sa désapprobation devant l’ambassade de France. En effet, nos amis anglais trouvent déplorable cette « manie séculaire », je cite, « qu’ont ces foutus mangeurs de grenouilles de nous copier en tout ». Fin de citation. Bien évidemment, nous ne manquerons pas de vous tenir informés des suites diplomatiques éventuelles…
La prise de position du comité londonien eut pour effet immédiat de ressouder les consommateurs du bar. Contre l’Angleterre et son criminel sanguinaire et dépravé, en fait très british. Tandis que « le nôtre » agissait avec une élégance toute française et une méthode – l’étranglement – non sanguinolente.
– Il les fait pas souffrir, lui, au moins ! conclut l’ouvrier serrurier.
Ça, c’est vrai. Je n’ai jamais fait souffrir mes victimes. J’ai toujours essayé de les faire passer le plus rapidement possible.
Je me suis levé de table pour sortir.
– Messieurs, je ne puis que vous approuver ! leur ai-je fièrement lancé en passant près du bar.
J’ai entendu Jean leur déclarer avant que je ne franchisse la porte :
– On a beau dire, mais ça, c’est un monsieur !


© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 29 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 14

Chapitre 14





Heureusement que j’avais rendez-vous avec le Dr Lévy juste avant son départ en vacances.
J’avais besoin de me ressourcer auprès de lui et d’entendre ses bons conseils.
– Maintenant que vous êtes un conducteur aguerri, pourquoi ne pas vous dépayser un peu et sortir de Paris, non ?
– C’est que maman…
– Cessez de vivre dans le passé. Pensez un peu à vous. Vous êtes encore jeune, que diable !
Je ne pouvais pas tout lui dire pour maman. Mais il avait raison. Je pouvais aller dans la journée à Barbizon ou à Chantilly ou n’importe quel point de l’Ile-de-France.
– Et puis, il y a plein de forêts pour vous aérer.
C’était vraiment une bonne idée. Alors, le 15 août, je me suis lancé. Direction Fontainebleau. Où je me suis d’abord égaré dans tout ce dédale d’allées carrossables.
J’étais le Petit Poucet au fin fond de sa forêt. Plongé sur sa carte indéchiffrable.
Une randonneuse à short, pataugas et lourd sac à dos qui passait par là. Toute seule mais pas égarée du tout.
La quarantaine. Brunette tout en muscle et en nerf.
Elle se dirige droit vers moi, tout sourire.
– Perdu, hein ?
J’opine en silence et la mine piteuse.
Elle se penche sur la carte déployée sur le capot.
Une seconde. Puis elle pointe l’index.
– Nous sommes juste là ! dit-elle en me dévisageant gaiement.
Je commence à me sentir tout excité.
– Vous voulez aller où exactement ?
– Trouver la sortie.
Ça la fait rire.
– Moi aussi, dit-elle. Vous m’emmenez et je vous fais le chemin, si vous voulez ?
J’opine en souriant.
– Mettez votre sac dans le coffre.
Le sac est lourd. Elle se penche en avant pour le déposer et le redresser.
Je tiens le capot. Je l’abaisse vivement mais pas trop fortement, juste ce qu’il faut pour l’étourdir. Puis le relève.
Elle est sonnée. Elle titube. Ne comprend pas. Croit que je m’approche d’elle pour la soutenir.
J’explose dans mon slip au moment même où le rosaire de maman enserre son cou.
Mais, dans mon empressement, je l’ai prise par-devant. Elle se débat. Veut me donner des coups de genou et de pied.
Je me propulse sur elle et la bascule dans le coffre en me collant à elle de mes soixante-dix-huit kilos.
Elle a les reins cassés à hauteur de l’ouverture. Le haut du corps dans le coffre, le reste en dehors. Je jouis à nouveau en restant coller à elle et en épousant la courbe de son corps.
J’entends un craquement et elle devient flasque tout à coup sous moi.
Je me redresse. La tire par les bras pour l’extraire du coffre.
Elle hurle de douleur et s’écroule à mes pieds tel un pantin en fin de représentation.
Elle a la colonne brisée. Je l’achève avec le rosaire de maman. Je ne veux pas la laisser souffrir.
J’ai d’ailleurs l’impression de la soulager.
Je remonte en voiture et démarre.
La conne, en plus elle m’a indiqué le chemin !
Je pile net cinquante mètres plus loin.
J’avais oublié son putain de sac dans le coffre.
Je sors et le jette dans un fourré.
J’ai les mains toutes moites quand je reprends le volant.
Je me sens à nouveau tout excité mais je n’ose pas revenir en arrière.
Je me suis encore montré nettement plus intelligent que la police. Je les ai eus pour la huitième fois !
Ils m’attendaient à Paris. C’était Fontainebleau.
Quand je suis rentré dans Paris par la porte d’Orléans, je me suis dit que c’était une très belle journée passée en forêt.
J’aurais dû envoyer une carte postale de Barbizon à M. Lévy. Ça lui aurait sûrement fait plaisir.
Maman était contente que je ne sois pas rentré trop tard.
Pas la police et la presse le lendemain.
Surtout la presse. Déchaînée qu’elle était.
Police incapable. Insécurité galopante. Un fou en liberté qui tue quand il veut, où il veut. Libération me surnomma « Jack l’Étrangleur ». J’en étais d’ailleurs assez fier.
Mais je voulais surtout savoir qui j’avais tué. De la haute ou de la basse classe ?
Denise Brindaille. Quarante-deux ans. Divorcée sans enfants. Commissaire de police à Paris 18e.
J’en étais comme deux ronds de flan. Sidéré. Estomaqué. J’avais tué un flic sans le faire exprès.
– Maman ! Maman !
– Maman n’est pas contente, Philippe-Henri. Tu as encore fait une grosse bêtise.
Je suis sorti en claquant la porte de la chambre. Maman, en fin de compte, elle n’aime pas me voir heureux. Elle ne veut jamais partager mes joies.
Mais, le lendemain, je me suis rendu compte qu’elle n’avait pas tort.
La police – par syndicats interposés – se déchaînait à son tour après avoir encaissé le choc.
Qu’est-ce qu’elle peut être corporatiste, quand même ! Ils ont des syndicats de gauche, du centre, de droite et d’extrême droite qui se font la gueule à longueur de temps et, dès qu’il y a un flic tué, hop ! la grande union sacrée et la haine vengeresse…
Conférence de presse du directeur de la PJ – exit le sous-directeur. On passait à la vitesse supérieure.
Huit flics l’entourant avec une tronche pas possible et dévisageant l’assistance. Guettant la question policièrement incorrecte.
Couplet sur la douleur de cette grande famille.
Et de bonnes nouvelles à annoncer. Avec un sourire carnassier.
– Le tueur fou a enfin commis une erreur ! Plusieurs même !
J’étais tout ouïe devant mon poste de télévision dont j’avais baissé le son – à cause de maman. Le cœur battant la chamade.
– Premièrement, je peux vous annoncer que le tueur se déplace en voiture.
– Aaah ! (Dans la salle.)
– Qu’il a paniqué pour la première fois et perdu son sang-froid.
– Oooh !
– La victime a d’abord été assommée. Légèrement… Nous en avons relevé la trace sur son cuir chevelu… Mais une lutte a dû s’engager ensuite entre la victime et son agresseur car l’assassin a tenté d’étrangler une première fois sa victime par-devant avec son collier de perles. Ensuite, celle-ci a eu les reins brisés et a été achevée par-derrière…
– (Assistance muette.)
– Par ailleurs, des traces de pneus ont été relevées sur ce chemin. Mais il s’agit de pneus courants et équipant des petites cylindrées…
– (Déception de l’assistance.)
– Toutefois, une bonne nouvelle, une très bonne nouvelle…
– Aaaaah !
– Nous avons retrouvé des empreintes sur le sac à dos de la victime qui ne sont pas les siennes…
– Bravo !
– Ce sont sûrement celles de l’agresseur… Des questions ?
Salve d’applaudissements.
Sourire triomphant des neuf de la table. Sortie des coulisses du ministre de l’Intérieur qui congratule chaleureusement le directeur de la PJ.
Nouvelle salve.
J’étais penaud de mon erreur. Avoir retiré mes gants de cuir après l’avoir étranglée, cette salope, et avoir oublié de les remettre pour prendre le sac !
Mais, avec leurs empreintes, ils pouvaient toujours courir. Je n’étais fiché nulle part.
Quand même, ce soir-là, j’ai pas pu aller me coucher dans notre chambre. Je craignais trop les reproches de maman.
Je me suis couché sur une couverture à côté du canapé de Ghislaine.



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samedi 27 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 13

Chapitre 13





Avec maman, on s’est toujours compris à demi-mot.
Elle avait une nouvelle fois raison.
Si nous étions des Dumontar, la police pouvait très bien avoir l’idée – à défaut d’autres – de recenser tous les Dumontar. De les interroger, même.
J’ai paniqué tout à coup. Une crise d’angoisse. Mais, Ghislaine, encore une fois, est parvenue à m’apaiser. Comme toujours.
C’est vraiment une chic fille. Elle, elle se réveille toujours pour moi quand j’ai besoin d’elle.
Mais elle aussi a besoin de soins.
Décidément, c’est une rude journée !
Ça m’a quand même permis d’oublier la police et de trouver le sommeil au petit matin.
Le lendemain, les médias s’en donnaient à cœur joie dans le mélo.
Je compris tout de suite que mon « crime abominable » – avant, les autres étaient seulement « atroces » – allait au-delà de mes espérances. Défier la police.
Sans le faire exprès, par le plus pur des hasards, j’avais défié toute une classe sociale. Celle d’en haut. Bien plus dangereuse, dans ses fureurs vengeresses, que toutes celles d’en bas et du milieu réunies.
J’eus tout de suite conscience que j’aurais dû me limiter au menu fretin. À la victime-née. Prédestinée. Qui ne reste qu’un fait divers.
« Le tueur “au collier de perles” sème la terreur dans le bois de Boulogne. »
« Même les riches ne sont plus à l’abri ! »
« Le tueur fou s’en prend à l’establishment ! »
Télégramme de condoléances du Président de la République, du Premier ministre, des Anciens Combattants…, gauche droite réunies, etc.
Même Arlette Laguiller est venue pleurer sur la Une et la Deux. Mais elle a rectifié la tendance générale.
– Travailleuses, travailleurs, ce crime atroce ne doit pas nous faire oublier que le tueur fou au « collier de perles » choisi essentiellement ses victimes parmi les travailleuses et les travailleurs de ce pays, qui sont aussi, travailleuses et travailleurs, les victimes quotidiennes du capitalisme bourgeois impitoyable… Aussi, travailleuses et travailleurs, nous ne saurions nous joindre à l’appel du Parti communiste invitant, indûment, les travailleuses et travailleurs de ce pays à se réunir devant l’église Saint-Honoré-d’Eylau. Car notre devoir, travailleuses et travailleurs…
Je n’étais pas sûr d’avoir tout compris. Mais elle avait du souffle.
Elle devait avoir le cou bougrement musclé. Impossible à étrangler même à la corde à piano, cette carne-là !
Mais je ne reçus ni faire-part de la « famille » ni convocation de la police.
Maman m’interdit même d’assister à la cérémonie. Pourtant, ça m’aurait bien plu. Jamais je n’ai eu l’occasion d’assister à l’enterrement d’une de mes victimes.
Pour une fois que c’était annoncé.
Mais j’ai bien fait de l’écouter. Tel que je me connais, je n’aurais cessé de chercher la moindre occasion. Pour les défier tous au milieu de toute celle foule endimanchée.
Alors je suis allé faire un tour du côté de Notre-Dame. Je suis même rentré dedans. Pour vite ressortir. Je ne me sentais pas d’affinités avec les touristes japonaises.
Et puis, ça m’aurait servi à quoi ? Je ne lis pas les journaux japonais, moi. Pas même maman et encore moins Ghislaine.
J’ai suivi longuement, dans le secteur de la rue Saint-André-des-Arts, une jeune femme qui avait du mal à marcher sur ses hauts talons, qui parlait toute seule en portugais et qui semblait un peu éméchée. En vain. Arrivé au carrefour de Bucci, elle s’est retournée à demi. Ce n’était pas une Portugaise mais un Portugais ou un Brésilien.
Il paraît que c’est une coutume au Brésil. Un peu comme les Ecossais et leur kilt.
J’ai ensuite croisé un groupe de trois Allemandes. Déjà elles étaient allemandes et en plus en groupe. Même isolées, j’aurais renoncé. J’en gardais un trop mauvais souvenir.
Puis, tiens, rue Jacob, une quinquagénaire à sac Vuitton.
Sûre d’elle et pas du genre à s’inquiéter d’être suivie dans un quartier aussi chic.
Rue de l’Université.
Je sentais que je commençais de m’exciter. Surtout avec cette nuit tombante.
Elle s’est ensuite dirigée vers le parking Montalembert.
J’étais près de jouir déjà rien qu’à l’idée que j’allais la coincer.
Je l’ai dépassée pour prendre les devants alors qu’elle venait juste de s’arrêter pour parler à un quidam.
– Non, madame le commissaire, rien d’anormal, je l’ai entendu dire.
La peur de ma vie. Incroyable ! On ne peut même plus se fier à la mine des gens.
Les journées d’enterrement sont toujours de sales journées.
Maman, elle a drôlement eu peur pour moi quand je lui ai raconté après.
– Tu vois, tu ne veux jamais m’écouter, et regarde ce qui arrive !
– Oh oui, maman.


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vendredi 26 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 12

Chapitre 12





Aux informations télévisées de midi, il n’y en eut que pour le Président de la République. Rien sur moi et peu de chose sur la morte.
Une étudiante en droit. Une certaine Gisèle Dumontar.
Là, j’ai sursauté en priant le ciel que maman n’ait rien entendu.
Dumontar, c’est pas courant comme patronyme.
Était-il possible que ce fût une petite cousine ?
Maman n’a pas compris mon intérêt subit pour la généalogie familiale.
Au bout de deux heures de diplomatie savante, je suis parvenu à lui soutirer que, peut-être, du côté de papa, mais elle n’avait jamais fréquenté la famille de papa.
– Des bolcheviks !
– Des bolcheviks ? Des vrais, maman ?
– Des tout comme, mon pauvre enfant… Les deux frères de ton pauvre papa, tes oncles, étaient tranquillement à Londres avec de Gaulle tandis que ton pauvre papa défendait la civilisation européenne dans la steppe russe contre les vrais… Ces renégats, l’un a terminé préfet et l’autre général. Et aucun des deux n’a levé le moindre petit doigt quand ton héros de père a été condamné à mort !
– Ils ont peut-être eu des enfants…
Mais voilà, ça n’intéressait pas vraiment maman. Alors elle s’était endormie.
Je suis resté perplexe tout l’après-midi, mes doigts crochetés dans la touffe brunâtre de Ghislaine pour me rassurer. Tournant fébrilement de ma main restée libre le bouton du transistor posé sur mes genoux pour capter la moindre bribe d’information.
Ce ne fut qu’au journal de dix-neuf heures de France-Inter que j’appris qu’un drame affreux venait de toucher la famille du général Dumontar.
– Sa petite-fille, Gisèle Dumontar, vingt-deux ans, étudiante en droit…
C’est peut-être pour ça que j’avais éprouvé autant de plaisir. Parce qu’on était en famille.
Et puis c’était bien fait pour elle. En ce 14 Juillet, « pauvre papa » était enfin vengé de son ignoble famille !
J’ai couru dans notre chambre. Tout excité.
– Maman ! J’ai vengé papa !
– Mon pauvre petit, qu’est-ce que tu as fait là ?
J’en suis resté sans voix. Puis je me suis ressaisi.
– Mais, maman…
Putain ! elle s’était déjà rendormie.
J’ai failli la secouer de fureur par les épaules pour la réveiller.
Mais maman est devenue trop fragile. Elle a de moins en moins de pouvoir d’écoute.
Je dois me raisonner. Admettre qu’elle ait de plus en plus d’absences. C’est vrai qu’elle aura bientôt quatre-vingt-trois ans. Ce n’est plus la toute première fraîcheur…
Tiens, à propos, elle a besoin de soins.



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jeudi 25 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 11

Chapitre 11





L’année scolaire 95-96 a été sans histoire. Pour moi.
Je fus quand même déçu de ne pas trouver d’éditeur pour mon roman commencé l’année précédente et qui plaisait tant à maman. – Ghislaine, elle, ne s’y était intéressée que pour me faire plaisir. Je le sais bien. Comme tous les scientifiques, c’est une handicapée de la réelle intelligence. Celle qui permet de se délecter des grandes œuvres classiques.
Par exemple, après plus de deux ans de vie commune, si je dis Iliade, elle pense île grecque. Madame Bovary, une actrice de théâtre. Flaubert ? Son mari.
D’accord, Flaubert n’est peut-être pas un bon exemple. Ce n’est pas tout à fait un classique. C’est trop bourgeois.
Bon, de toute façon, j’ai toujours connu les limites intellectuelles de Ghislaine. Et ce n’est pas pour parler littérature que je l’ai laissée s’installer avec nous, maman et moi.
Bref, aucun éditeur pour ce roman empreint de classicisme et exposant toute la richesse du monde intérieur d’un agrégé de lettres.
La vie d’un agrégé de lettres toute centrée sur sa vocation de transmettre le beau, qui a vécu avec sa maman jusqu’à sa mort et qui en est si peiné qu’il va consulter un psychiatre éminent dont, par chance, ses conseils avisés vont remplacer ceux que savait si bien lui prodiguer sa maman. Comme voyager, multiplier les possibilités de rencontres. En un mot, qui va le faire naître à sa propre destinée.
Eh bien, non, aucun éditeur pour l’éditer ! Tous minables dans leur refus. Du genre « Ça ne correspond pas à ce que nous recherchons », « C’est un roman à l’écriture un peu trop classique » – oser dire ça, le comble ! –, « C’est pas très clair. On ne comprend pas si la maman est toujours vivante ou si elle est morte », « Ça ne nous intéresse pas. Mais, un conseil, changez le nom du psychiatre, Isaac Lévy » – je n’ai pas compris pourquoi, eux j’en suis sûr, ils ne l’avaient même pas lu ! –, « Morbide. Ce n’est pas ce que nous recherchons », « Trop d’imagination non maîtrisée. Guère plausible »…
« Morbide », « guère plausible », qu’ils écrivaient !
Alors là, c’est pas compliqué, j’ai renoncé tout simplement à le présenter à d’autres éditeurs.
Je raconte ma vie – dans tous ses détails – et il n’y en a pas un que ça intéresse ! Pas même mon amour pour maman. À croire qu’aucun éditeur n’aime sa mère.
J’ai été très marri de tous ces refus, mais, tant pis pour eux, ma vie je vais continuer à la vivre et à me l’écrire rien que pour moi – et maman, bien sûr. Mais, avec elle, je me sens quand même obligé de sauter certains paragraphes quand je lui fais la lecture de mes nouveaux chapitres.
En parlant de nouveau chapitre, justement, je sens que celui que j’envisage pour cet été 1996 restera dans les annales du classicisme.
J’avais prévu de longue date que la police attendrait avec impatience le prochain 15 août pour tenter de m’attraper. Qu’ils « y mettraient le paquet », façon de parler comme eux.
Alors j’ai eu une idée géniale. Les prendre à contre-pied. À contretemps, en l’occurrence.
Et profiter de leur propre dispositif de sécurité du 14 Juillet concentré sur les Champs-Elysées.
À neuf heures du matin. Alors que les Parisiens qui sont restés dans la capitale font soit la grasse matinée, soit le pied de grue sur les Champs pour voir défiler la Grande Muette dans le fracas des chars et des fanfares militaires, ou bien s’épouillent consciencieusement des miasmes de la nuit tout en contemplant le même défilé à la télé.
Dans le bois de Boulogne. Près de la cascade des Fusillés. En souvenir de « pauvre papa ».
Une qui venait juste de baisser son jogging pour pisser à l’abri d’un buisson.
Elle ne s’est même pas défendue. Pourtant elle était jeune et sportive.
Elle pensait juste à relever son futal. Alors ça a été rapide.
J’ai même eu le temps de lui remonter son pantalon après. Pour pas qu’ils aillent se faire des idées sur mes intentions et colporter devant la presse qu’on avait maintenant affaire à un obsédé sexuel. Surtout qu’elle ne portait même pas de slip.
Ce coup-là, j’ai joui pendant et après. Deux fois coup sur coup. Comme avec maman avant et avec Ghislaine les premiers mois.
D’ailleurs, ça devient laborieux avec l’une et l’autre. Même Ghislaine commence à prendre le chemin de maman avec sa peau rêche et sa touffe qui se déplume.
Mais j’ai pas eu envie d’aller en chercher une autre. Je me suis senti vidé tout à coup.
– Vous êtes bien matinal, aujourd’hui, vous ! m’a lâché Jean quand je suis passé par la rue Cler après avoir laissé ma voiture au parking.
– Mon cher Jean, rien de tel qu’un petit jogging autour du Champ de Mars pour entretenir la santé, lui ai-je rétorqué tout joyeux. Et puis tiens, servez-moi un vichy-menthe pas trop frais, ai-je ajouté en m’asseyant en terrasse.
Il hochait la tête d’un air désapprobateur.
– C’est peut-être pas prudent de vous mettre au sport comme ça d’un seul coup, à votre âge, finit-il par lâcher.
– Mais je n’ai pas encore cinquante ans, Jean ! Qu’en septembre !
– Ah ! je vous croyais plus vieux que ça, monsieur Dumontar.
Cet animal, il fallait toujours qu’il me gâche mon plaisir. J’étais si heureux d’étrenner ce jour-là ma tenue de jogging toute neuve. La première de ma vie.
J’ai ensuite fait quelques achats dans la rue avant de rejoindre mon domicile. Mais tous ils me regardaient comme si j’étais un extraterrestre avec mon survêtement du PSG. Avec le même regard baissé et en coulisse que Jean tout à l’heure.
Ils étaient trop habitués à mes costumes et nœuds papillons. Ce devait être ça.
Je me suis changé discrètement dès que je suis arrivé à l’appartement.
Horreur ! Une tache maculait le devant de mon pantalon. Juste…
– Qu’est-ce qui se passe, Philippe-Henri ? Tu as encore fait une bêtise, je suppose !
– Non, c’est rien, maman, rendors-toi.
Elle m’énerve celle-là. Je ne peux même pas lui cacher ça.



© Alain Pecunia, 2008.
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mercredi 24 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 10

Chapitre 10





Tous les médias en parlèrent le lendemain. « Le tueur au collier de perles a tué de nouveau ! » « Trois dans la même nuit ! Agit-il seul ? » « Triple récidive du tueur fou ! »
Et aucune piste malgré les grands airs mystérieux du sous-directeur de la PJ.
– Vous savez, déclara-t-il lors de la conférence de presse organisée place Beauvau le surlendemain, le 17, ce genre de tueur psychopathe ne nous échappera pas longtemps. Nous commençons de cerner la personnalité de cet individu et, tôt ou tard, nous l’arrêterons. Je ne puis vous en dire davantage, mais permettez-moi de vous dire que cela ne saurait tarder.
– Mais six meurtres lui sont déjà attribués. La police attendra-t-elle que d’autres meurtres soient commis pour intervenir ? demanda le correspondant de Libération.
– C’est insupportable ! clama celui du Figaro.
– Avant, il ne les tuait qu’une par une, maintenant trois d’un coup ! intervint le journaliste de L’Humanité.
Les autres correspondants de presse prenaient des notes ou reposaient les mêmes questions.
– Je ne vous demande qu’un peu de patience, conclut le sous-directeur en se déchargeant des réponses sur le commissaire chargé de l’enquête.
Celui-ci fut quasiment exhaustif dans le recensement des « victimes ». Évidemment, il ne pouvait pas savoir pour maman et Ghislaine.
– Six crimes sont attribués à l’assassin « au collier de perles », commença-t-il doctement. Le premier concerne une habitante de la rue Saint-Dominique âgée de soixante-quinze ans et qui a été tuée vers onze heures du soir le 15 novembre 1992 alors qu’elle promenait son chien. La deuxième victime, celle du Champ de Mars, le 25 juin 1993, était une touriste anglaise de soixante-treize ans. Celle du boulevard de Grenelle, le 15 août 1993, était une malheureuse SDF de soixante-huit ans.
Il marqua une pause pour s’y retrouver dans ses notes.
– Trois personnes ont effectivement été assassinées dans la soirée et la nuit du 15 août dernier, reprit-il avec assurance. Une prostituée âgée de trente-cinq ans sur le boulevard Berthier près de la porte d’Asnières, vers vingt et une heures trente. Une jeune fille de vingt-deux ans rue Monsieur-le-Prince, entre vingt-trois heures trente et minuit. À une heure trente environ, une touriste belge de cinquante-deux ans qui prenait le frais près de son camping-car avenue Bouvard. Son mari ainsi que son petit-fils dormaient à l’intérieur du véhicule et n’ont rien entendu. Voici, les faits, mesdames, messieurs.
– Quelles conclusions en tirez-vous ? intervint la correspondante du Monde.
– Premièrement, il ne s’en prend pas qu’à des septuagénaires. Deuxièmement, il s’agit toujours du même modus operandi. Troisièmement, l’arme du crime est toujours un collier de perles. Quatrièmement, nous estimons que ce tueur en série est sûrement atteint de troubles mentaux, mais qu’il montre un grand sang-froid et une intelligence pratique hors du commun dans l’accomplissement de ses meurtres. Je ne peux malheureusement pas, et vous comprendrez pourquoi, vous faire part des conclusions de nos experts psychiatres.
Après, ça repartit dans tous les sens.
Pourquoi un collier de perles ? Est-ce que les perles pouvaient avoir une signification particulière ? Deux des six crimes avaient été perpétrés sur le Champ de Mars, cela ne prouvait-il pas que l’individu habitait le quartier ? Et la fréquence éloignée des crimes, même si les trois derniers étaient « groupés » sur une même date, qu’en faisait-on ?
On en revenait à la possibilité d’un étranger ou d’un provincial.
Pas la moindre connotation sexuelle ne pouvait être retenue dans aucun des six crimes. Pourtant les victimes étaient toutes des femmes.
Un impuissant, peut-être ? osa demander un salaud de journaliste.
Il n’a qu’à demander à maman et à Ghislaine, tiens ! Mais il me mit vraiment en rage.
Un œdipe mal résolu ? intervint une journaliste à l’air dévergondé.
Si elle savait comme j’aime ma maman, la conne !
J’avais bien fait d’aller regarder les actualités télévisées au bar du Relais angevin. Maman, elle n’aurait pas supporté ce chapelet de bêtises.
– Si c’est pas malheureux, tout ça ! commenta Jean le serveur tout en rinçant ses verres. Qu’est-ce que vous en pensez, vous, monsieur Dumontar, qui avez de l’instruction ?
Bien entendu, il a fallu que cette blondasse de Christine si antipathique, « Mme Langlot » à présent puisqu’elle avait fini par épouser le patron, et qui s’apprêtait à sortir, y aille de son grain de sel.
– Vous devez bien avoir une idée, renchérit-elle d’un ton aigre-doux, vous qui êtes toujours en train de réfléchir !
Les deux autres consommateurs du bar en avaient même levé le nez de leur bière pression.
– Oh ! fis-je avec détachement, tout ça c’est le fruit du délabrement de notre société et du laxisme ambiant.
– C’est un malade ce mec ! Un frustré ! commenta un des deux consommateurs, un triste sire dont le manque de culture et d’éducation était flagrant.
J’eus un haut-le-corps pour bien lui signifier que nous n’appartenions pas au même monde.
– Alors, d’après vous, lui dis-je de mon ton qui terrorisait les cancres, les criminels devraient juste être soignés ? Inutile de les condamner pour leurs crimes horribles. Toujours le laxisme !
– Les soigner en leur coupant les couilles ou la caboche, oui ! rétorqua cet individu décidément infréquentable.
Je lui jetai un regard méprisant et je dévisageai tour à tour le serveur et la femme du patron pour leur signifier ma désapprobation.
Mais Jean avait plongé le nez dans ses verres et la femme du patron avait déjà passé la porte.
J’ai pris mon verre de menthe et suis allé m’installer ostensiblement en terrasse.
J’ai attendu le départ de cet individu pour m’installer dans la salle de restaurant.
– Vous avez une drôle de clientèle ! ai-je dit à Jean lorsqu’il est venu prendre ma commande.
– Que voulez-vous, me répondit-il avec cette désinvolture qui lui était trop coutumière mais qui est commune chez nombre de loufiats, il n’y a pas que des buveurs de menthe à l’eau ! C’est pas en vendant de la limonade qu’on gagne sa vie dans ce métier…
J’en fus contrarié. Il m’avait gâché mon plaisir alors que j’étais tout excité intérieurement à l’idée qu’ils n’avaient pas le moindre début de piste. Que le commissaire avait dû, au final de la conférence de presse, avouer qu’il n’y avait aucun témoin.
Ce bouffi d’importance balaya même d’un revers de main la question pertinente – la seule de la conférence – d’une jeune journaliste.
– Ne pensez-vous pas que le meurtrier puisse jeter par ses crimes un défi à la société ou à la police ?
Elle se trompait pour la société mais elle avait fait mouche pour la police.
Mon intelligence hors pair défiait celle de la police. En un combat inégal puisque la sienne était médiocre, je vous l’accorde.
J’eus envie de féliciter – anonymement, bien sûr, je ne suis pas fou – la clairvoyance de cette jeune personne.
Mais maman me le déconseilla fortement quand je lui en eus demandé conseil.
Pourtant, j’étais content que quelqu’un puisse me comprendre.



© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

mardi 23 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 9

Chapitre 9





Je bénissais le journaliste qui avait parlé de la fréquence éloignée des crimes.
Si je me limitais chaque année à la période autour du 15 août, ma date fétiche, la police chercherait un provincial ou un étranger de passage à Paris à ce moment-là. Et je pourrais même accroître le nombre de mes victimes en toute impunité.
Je me suis senti tout à coup beaucoup mieux. Mais j’ai continué à aller voir régulièrement mon psy. Jamais on ne viendrait soupçonner un agrégé qui consulte régulièrement un psychiatre. Pour parler de sa maman.
D’ailleurs, il me trouvait en « bonne voie ». Il fut très satisfait de me voir passer mon permis.
– Enfin vous vous prenez en main et allez pouvoir bouger et multiplier vos chances de rencontres…
Le Dr Lévy est vraiment encourageant et de bon conseil.
J’ai bouclé mon manuel dans les délais. Il a même été bien accueilli. Et jamais je ne m’étais senti aussi performant dans mon enseignement.
J’ai même attaqué un roman pour faire plaisir à maman et à Ghislaine. Car elles aiment bien que je leur fasse la lecture et maman attendait ça de moi depuis longtemps. Et j’ai été reçu au permis de conduire à la mi-juin.
Seul point noir, j’ai dû acheter une voiture. Oh ! un petit modèle. Mais il a quand même fallu que je le cache à maman. Ce ne fut pas facile, car c’est elle qui tient les comptes depuis toujours. Ce que Ghislaine a d’ailleurs admis lors de son emménagement.
J’ai donc attendu le 15 août très calmement. Avec quand même – soyons honnête – une petite excitation qui me titilla de plus en plus. Et j’ai profité de cette attente pour sillonner les rues de Paris chaque soir une heure ou deux afin de me familiariser avec sa topographie routière. Sans un accrochage et sans griller un seul feu rouge. Aussi pour habituer maman à mes futures absences.
Le 15 août 1995, dans la même soirée, j’en ai fait trois.
Mais, cette fois-ci, plus de vieilles. Fallait brouiller les pistes et, c’est vrai, n’en déplaise à maman, je préférais de plus en plus l’odeur de Ghislaine à la sienne.
La première, une prostituée sous le pont du boulevard des maréchaux à la porte d’Asnières.
Facile. Quasiment sans mérite, tant elle était déglinguée par la drogue et totalement sous-alimentée.
Je l’avais remarquée dès mon premier passage. J’ai été me garer cent mètres plus loin après avoir quitté le boulevard et je suis revenu tranquillement sur mes pas.
Elle s’est adossée contre un pilier du pont en me voyant arriver. Je me suis dirigé vers elle.
Les yeux hagards et titubante, elle s’est agenouillée là devant moi, mécaniquement, comme si elle tombait. Le pilier nous dissimulant des voitures.
Ni une ni deux. Même pas de jouissance. Seul le plaisir de serrer bien fort le rosaire de maman autour de son cou.
Du rapide. D’ailleurs, tellement faible que je n’ai pas eu besoin de lui planter mon genou dans le sternum et que j’aurais pu y aller à main nue.
Puis j’ai rejoint mon véhicule. Sa pendulette indiquait vingt et une heures cinquante-cinq.
Je suis revenu sur les maréchaux direction Clignancourt.
Pas d’attroupement de l’autre côté du boulevard sous le pont.
Ça avait été tellement facile que, dans l’euphorie du moment, j’ai voulu m’en refaire une autre entre porte de Saint-Ouen et porte de Clignancourt.
De loin, ce m’avait paru faisable. De près, vu le morceau et ses muscles, j’ai préféré y renoncer. Et j’ai bien fait, car c’était pas tout à fait une femme.
J’ai traversé Paris, puis j’ai été me garer dans une petite rue près de l’église Saint-Germain-des-Prés.
J’ai traîné un peu à pied mais je ne me sentais pas à l’aise dans ces petites rues. De vrais coupe-gorge.
Puis une petite blonde en short m’a abordé. Une vingtaine d’années.
Pour me demander son chemin dans un français guttural et maltraité.
Le destin venait au-devant de moi. C’est ce que j’ai cru tout d’abord.
Je lui ai courtoisement proposé de l’accompagner jusqu’à la fontaine Saint-Michel.
Et là, la salope, elle s’est mise à m’agonir d’injures en allemand et à gueuler :
– Zé ne veu pâ. Moi seule capab débrrrouiller ezpèze de vieux cozon !
C’est incroyable comme ça peut être agressifs, les Teutons ! Je ne suis pas du tout d’accord avec maman qui ne jure que par leur délicatesse. Ou alors, c’est qu’ils ont bien changé depuis.
Aucun sens de la mesure, oui. D’ailleurs, on connaît le jardin à la française ou à l’anglaise, même le jardin de curé à la rigueur. Mais personne n’a jamais entendu parler de « jardin à l’allemande » !
Je me suis vite éloigné de cette walkyrie hystérique avant qu’elle n’attire l’attention par ses cris d’orfraie et je me suis dirigé vers la place de l’Odéon.
En remontant la rue Monsieur-le-Prince. J’ai vu une autre petite blonde venant dans ma direction sur le même trottoir. Un mètre soixante et toute menue.
Personne alentour.
Mais je l’ai joué prudent.
Un croche-pied quand elle allait juste me dépasser pour l’étaler par terre et la neutraliser.
– Oh ! vous être tombée ! Je vais vous aider à vous relever, mademoiselle.
Et hop ! le genou droit bien enfoncé dans ses reins et un bon coup de rosaire en tirant bien en arrière.
Mais j’ai vite entendu les cervicales craquer et j’ai tout de suite senti à son aspect mollasse qu’elle n’avait plus besoin du rosaire.
Alors je l’ai juste poussée jusqu’au caniveau pour la faire basculer sous le 4 x 4 que la Providence avait stationné là.
Il était déjà minuit et demi passé quand je suis remonté dans ma voiture.
Plus d’une heure du matin quand je me suis garé dans le parking souterrain devant l’École militaire.
Et là, à nouveau la chance quand je suis sorti et ai descendu le Champ de Mars vers la place Jacques-Rueff. Un coin où il y a plein de camping-cars garés.
Une blonde décolorée entre deux âges qui prenait le frais en fumant une cigarette près de sa « roulotte ».
Je ne sais pas à quoi elle rêvait. En tout cas, elle ne m’a pas vu venir et son double menton naissant ne m’a même pas gêné. « Comme dans du beurre », je me suis même dit, surpris.
C’était un bon 15 août, mais je n’avais toujours pas joui. Trop de précipitation et d’improvisation, ai-je pensé. J’étais trop tendu.
Heureusement que Ghislaine m’attendait à la maison !


© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 22 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 8

Chapitre 8





C’est à cause de ça que j’ai été voir le Dr Lévy vers la mi-septembre.
Je ne savais plus où j’en étais à force d’être moi et pas moi. Et puis maman qui me faisait craquer nerveusement avec toutes ses comédies.
J’avais trouvé son adresse dans l’annuaire. Rue du Commerce.
Mais je ne l’ai pas choisi vraiment au hasard. C’est à cause de son nom. Pour ennuyer maman.
Isaac Lévy.
Maman, elle a toujours détesté les Juifs. « Ton papa aussi », ne manquait-elle jamais d’ajouter.
Ils étaient la cause des malheurs de la France – du monde aussi, mais le monde, pour maman, était peu de chose comparé à la grandeur de la France éternelle. Et de la mort de mon papa.
Alors là, j’étais sûr de l’ennuyer.
Surtout quand j’allais lui dire que le Dr Lévy avait tout d’une image de propagande pour la Waffen-SS et rien d’un Juif tel que maman me les décrivait.
Grand, blond, les yeux bleus, un regard franc, élégant, cultivé. Bref, un vrai Viking.
Mais le Dr Lévy, il n’aime pas quand je parle des opinions politiques de maman.
Il écoute, oui, mais ça le contrarie. Je le sens. Alors j’évite.
Comme j’ai tout de suite compris qu’il ne fallait pas que je lui raconte tout. Simplement que j’avais beaucoup de chagrin depuis la mort de maman, le 15 novembre 1991. Beaucoup de mal à retrouver mes repères. Et puis cette histoire de savoir tantôt qui je suis et tantôt non.
D’ailleurs, c’est ça qui l’intéressait. Seulement ça.
Les anniversaires et les fêtes, il s’en foutait.
Il m’a longuement parlé de surmenage intellectuel. Une sorte de surchauffe cérébrale.
Mon cerveau était comme un muscle que j’avais trop sollicité. Donc, il avait comme une crampe en quelque sorte.
Mais la crampe, elle durait, dans mon cas. C’était là le problème.
Il me proposa aussi de faire du sport. D’apprendre des méthodes de relaxation.
De faire au moins un peu de marche et, peut-être, d’essayer d’avoir des relations sexuelles plus régulières. D’envisager même le mariage. Qu’une femme pouvait remplacer une mère.
Évidemment, il ne pouvait pas savoir qu’il n’y avait pas de problème de ce côté-là puisque j’avais Ghislaine à la maison.
Mais, de multiplier les relations sexuelles, il n’avait peut-être pas tort.
Je devais quand même attendre que la presse se calme avec ses articles sur « l’étrangleur des septuagénaires ». Ces articles étaient tous plus idiots les uns que les autres. Avec un manque d’imagination total.
Leur conclusion était souvent la même : que les grands-mères ne sortent pas seules passé vingt-deux heures.
Des déclarations des policiers chargés de l’enquête, il ressortait que le criminel n’était ni un nain ni un manchot. Que ce n’était pas un violeur ni un sadique. Qu’il étranglait ses victimes à l’aide d’une cordelette sur laquelle étaient enfilées des perles.
La seule chose qui me contrariait, c’était cette évidence que deux des crimes s’étaient produits dans le 7e et un dans le 15e, mais sur un boulevard proche du 7e.
La police estimait que le criminel devait habiter dans le périmètre des meurtres. Un journaliste rappela opportunément que les moyens de locomotion privés ou publics, ça existait. Que, par conséquent, l’assassin pouvait habiter n’importe où à Paris, en banlieue, en province ou dans n’importe quel autre pays. Que la fréquence éloignée des crimes pouvait même le laisser supposer.
Ça me donna envie de voyager.
L’avion, non. J’en avais toujours eu peur.
Le train ? Ça me donnait mal au cœur.
Les transports en commun ? L’horreur ! La promiscuité. Juste le bus pour me rendre à l’institution.
De toute façon, je ne pouvais pas m’absenter plus de vingt-quatre heures avec maman et Ghislaine à la maison.
Ghislaine, toujours compréhensive, l’aurait admis. Mais pas maman. Et puis, jalouse comme elle était, elle risquait de faire du mal à sa bru qu’elle n’avait toujours pas acceptée.
Il ne me restait que la voiture. Mon problème, c’est que c’est maman qui avait toujours conduit. Et je n’avais même pas mon permis.
À quarante-huit ans, je décidai de franchir le pas. Sans le dire à maman, car elle m’aurait sûrement découragé.
Ainsi j’allais pouvoir montrer à la presse et à la police que j’étais plus intelligent qu’eux. En leur brouillant les pistes.



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dimanche 21 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 7

Chapitre 7





L’enquête de la police sur la « disparition » de Ghislaine s’est vite enlisée. Je ne crois pas avoir jamais été soupçonné. Je suis trop fort pour eux.
J’ai su qui j’étais durant toute l’année scolaire 93-94. Il faut dire qu’entre mes cours, la mise au point de mon manuel pour les terminales et tous les soins que requéraient à la fois maman et Ghislaine, j’avais de quoi m’occuper. Surtout qu’il n’a pas été aisé de les faire coexister toutes deux. Maman ne m’aidait pas du tout, c’est le moins que je puisse dire. Elle était jalouse pas possible. Odieuse parfois même. Au point d’exiger le départ de « l’étrangère ».
C’est la première fois de ma vie que j’ai su tenir tête à maman. Enfin, pas tout à fait. Je lui ai d’abord menti. Je lui ai fait croire qu’elle était partie.
– Ne me mens pas ! criait-elle. Je la sens d’ici !
C’est vrai, ce fut un mensonge idiot de ma part. Car Ghislaine sentait, surtout au début. Mais, petit à petit, grâce à tous mes soins, c’est devenu supportable.
– Je la sens toujours ! disait maman avec mauvaise foi.
Ghislaine était beaucoup plus facile à vivre. Jamais de reproches. Pas un mot sur maman. Acceptant sa présence et son rôle de chef de famille. Toujours docile. Aimant que je m’occupe de sa grosse touffe noir cirage.
Par exemple, Ghislaine ne m’aurait jamais dit : « J’entends vos soupirs à ta mère et à toi ! » Jamais. Tandis qu’avec maman ça devenait une ritournelle. « Si tu crois que je ne t’entends pas toi et ta putain ! »
Je dois reconnaître qu’il m’arrive parfois de prendre maman en grippe. Surtout qu’elle sent quand même moins bon que Ghislaine. Que sa peau est plus rêche et que sa touffe est bougrement dégarnie. J’ai vraiment moins de plaisir avec maman.
Je suis injuste. C’est quand même vrai qu’elles n’ont pas le même âge et que maman sera toujours maman.
Je dois faire avec, comme toujours. Mais j’ai osé lui dire à Noël que, si elle continuait à exiger le départ de Ghislaine, eh bien, moi, je partirais aussi. La laissant seule.
Elle en est restée sans voix. Elle boude. Mais pour combien de temps ?
Heureusement que j’ai mon manuel pour m’extraire de mes soucis domestiques. Avec Ghislaine à mes côtés qui m’encourage.
Ça, c’est un point qu’elle partage avec maman. Elles ont toutes deux de grandes ambitions pour moi.
Je fais tout pour ne pas les décevoir. Mais les fêtes de famille, je dois l’avouer, restent quand même un problème.
Comme le 15 août 1994, à la fois le jour de la fête de maman et le premier anniversaire de l’installation de Ghislaine dans l’appartement.
Une véritable situation cornélienne.
De qui, de Ghislaine ou de maman, devais-je m’occuper en premier ?
Eh bien, je n’ai pas pu choisir. Bloqué, j’étais.
Du coup, c’est reparti. Sur le coup de midi, je ne savais plus qui j’étais.
Je suis resté prostré sur le rond des cabinets tout l’après-midi. Tellement bloqué que je n’arrivais pas à faire mes besoins.
Ce n’est qu’en remontant mon pantalon et en sentant le rosaire de maman dans ma poche droite que j’ai su ce qu’il me restait à faire.
– Elles l’auront voulu ! me suis-je exclamé.
Je suis sorti sans même leur dire au revoir. Marchant au hasard. Furieux et énervé.
Mes pas m’ont porté vers les Invalides.
C’est près de chez nous et j’aime bien ce dôme majestueux sous lequel repose l’Empereur. J’aimerais bien le visiter. Mais maman n’a jamais voulu. Toujours cette histoire de violence que je ne supporterais pas d’après elle.
J’ai tourné autour comme un enfant devant une religieuse trônant dans la vitrine d’un pâtissier. Puis j’ai pris les quais et suis arrivé au Champ de Mars.
À dix heures, il n’y avait plus grand monde dans les allées sillonnant les massifs. C’était tentant de chercher là. Mais pas prudent. Jamais deux fois au même endroit.
Alors je suis remonté jusqu’à l’avenue de La Motte-Piquet et je me suis senti attiré par le métro aérien. Son grondement m’a toujours fasciné lorsqu’on est juste en dessous.
J’ai remonté le boulevard de Grenelle en traversant le parking sous le métro.
Une petite vieille a surgi d’entre deux voitures.
Elle m’a fait peur. J’ai été surpris.
– Vous avez pas dix francs pour manger, mon brave monsieur ?
J’ai reculé instinctivement devant cette clocharde.
– Dix francs, c’est rien pour vous ! cria-t-elle tandis que je m’esquivais en tentant de l’ignorer.
Je me suis alors empressé de lui donner sa pièce. Et c’est là que j’ai senti le rosaire de maman au fond de ma poche.
J’étais toujours en colère contre maman. Je voulais lui faire de la peine. Je savais que ça l’humilierait que je fasse ça avec une vieille sale et puante.
Mais ça a été franchement dégueulasse. Surtout quand elle a vomi toute sa vinasse, alors que je commençais à peine de serrer, et que j’en avais plein les mains.
J’ai serré comme un fou. Sans éprouver la moindre excitation. Sans aucune jouissance. Rien que pour ennuyer maman.
Je lui ai donné plein de coups de pied à cette sale vache quand elle s’est affalée au milieu de son tas de chiffons. Pour la punir.
Puis j’ai retiré ma veste en lin dont les manches étaient tachées de vomissures pour m’essuyer les mains. Mais ça puait. Ça puait !
J’ai roulé ma veste en boule et je suis vite rentré chez moi. Pour la mettre à tremper avec de l’eau de Javel dans la baignoire. Pour ôter toute trace.
Mais ça me faisait peine de jeter cette si belle veste à la poubelle. J’en ai beaucoup voulu à maman de m’avoir gâché ce 15 août.
Heureusement que Ghislaine m’a fait jouir, elle !



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samedi 20 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





J’ai attendu toute une semaine avant de retourner au Relais angevin.
– Ben alors, m’a dit Jean d’emblée en miaulant, on ne vous voit plus avec la petite dame, monsieur Dumontar ?
Depuis que je suis redevenu moi-même, je m’attends à ce genre de question.
– Je n’ai pas de nouvelles d’elle. Elle est peut-être partie en vacances.
– Sans vous prévenir ? C’est pas chic. Pourtant, vous aviez l’air d’être bien ensemble ?
– Oh ! vous savez, c’était juste une relation amicale comme ça. Sans plus, dis-je en haussant les épaules.
Christine, la petite amie du patron – sa « fiancée », car ils parlent de mariage, mais ça semble traîner – est venue s’en mêler. C’est une blonde bêcheuse sur qui courent pas mal de ragots dans le quartier. Elle a beau être toujours vêtue de façon stricte et être secrétaire au ministère de la Défense, il y a quelque chose en elle que je déteste. Je la sens « femelle ».
– Mais elle a peut-être disparu, dit la future Mme Langlot avec assurance.
– Comment ça ?
– La police enquête depuis que l’hôpital lui a signalé qu’elle n’avait pas repris son poste le 16 août. Ils nous ont même interrogés comme tous les commerçants de la rue et les voisins.
Bien sûr, je m’y attendais. Mais ça me fait quand même quelque chose. Un petit pincement.
– Ils vont d’ailleurs sûrement vous interroger. Surtout qu’on a été obligés de leur dire que vous étiez très lié avec elle. C’est pas que ça nous faisait plaisir, mais ils nous ont demandé si on lui connaissait des amis ou des relations. Et, à part vous, il semblerait qu’elle n’ait fréquenté personne d’autre que vous dans le quartier…
La garce guette ma réaction. Je me compose un masque soucieux.
– Je vous remercie de me l’avoir appris. Je vais d’ailleurs me rendre tout de suite au commissariat s’ils ont besoin de m’entendre. Autant les aider.
Au commissariat de la rue Amélie, ils sont surpris de ma visite spontanée, mais ça les satisfait. Je savais que ce serait un bon point pour moi que de me présenter spontanément.
– Nous allions justement nous rendre à votre domicile, me dit l’inspecteur.
– Je viens d’apprendre à l’instant la disparition de Mlle Lenoir par la fiancée de M. Langlot. J’ai tout de suite pensé que vous souhaiteriez m’entendre puisque nous avions une relation amicale.
Ils ont tout de suite attaqué le vif du sujet.
Quand est-ce que je l’avais vue pour la dernière fois ?
– Un peu avant le 15 août, le 11 ou le 12.
– Pourtant, vous vous voyiez souvent ?
– Oui, mais je lui avais dit que je devais travailler sur un manuel scolaire et que j’aurais donc moins de temps à lui consacrer.
– Vous étiez amants ?
– Voyons, messieurs, juste une relation amicale entre gens de bonne compagnie !
– Pourtant, le 15 août en milieu d’après-midi, Mlle Lenoir s’est rendue chez le traiteur et a commandé un repas fin pour deux personnes. Elle semblait, d’après le serveur, très enjouée.
– En tout cas, ce n’était pas pour dîner avec moi !
Avec un haussement d’épaules à l’appui.
Mais ils revenaient déjà à la charge.
– Vous prétendez donc ne pas l’avoir vue le 15 août ?
– Mlle Lenoir ne m’avait pas invité à venir dîner chez elle ce soir-là. D’ailleurs, je ne suis jamais monté chez elle et, lorsqu’il nous est arrivé de dîner ensemble, c’était toujours au restaurant. Au Relais angevin. Vous pouvez d’ailleurs le leur demander.
– Ça, nous le savons.
Pause. Re-attaque.
– Mais elle pouvait venir dîner chez vous. Vous aviez pu l’inviter…
– Dans ce cas, messieurs, je me serais rendu moi-même chez le traiteur. Mon éducation ne m’aurait pas permis d’inviter une dame chez moi en lui demandant de faire les courses !
Je les prenais de très haut. De mon ton professoral. Ça impressionne toujours. Surtout les anciens cancres.
– Pourtant, quelqu’un l’a vue s’engager dans la rue Saint-Dominique en venant de la rue Cler…
– Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne l’ai pas vue ce jour-là, un point c’est tout. Ce que je peux aussi vous dire, c’est que Mlle Lenoir est une personne très discrète. Nous n’abordons jamais de sujets privés et notre relation est juste une relation amicale de bon goût.
– Néanmoins, elle avait parlé de vous à l’une de ses collègues à l’hôpital. Elle lui a confié qu’elle ne vous comprenait pas toujours et que vous aviez parfois des côtés bizarres…
– Bizarres… ? coupai-je en haussant les épaules.
– Ou, si vous préférez, qui l’intriguaient… que vous aviez été, semble-t-il, très affecté par la mort de votre mère…
– Cela est vrai. Mais je suis un professeur avec une vie sans histoire. Tout le monde pourra vous le confirmer dans ce quartier.
– Cette collègue pense que Mlle Lenoir avait une relation plus qu’amicale avec vous. Qu’elle souhaitait en tout cas dépasser ce stade-là et…
– Messieurs, je vous arrête. Ce ne sont là que suppositions gratuites et je puis vous assurer que, pour ma part, je n’avais d’autres intentions qu’une relation amicale avec Mlle Lenoir. Et je pense qu’il en était de même pour elle.
Je me sentais fort, très fort.
– Et puis, elle va peut-être réapparaître ! leur dis-je avec assurance.
Heureusement qu’elle est venue un 15 août, cette conne, alors que le quartier est désert, et qu’elle n’a croisé personne dans l’immeuble, pensais-je intérieurement. Maman m’avait encore porté chance. Le 15 août, c’est sa fête. La Sainte- Marie.



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jeudi 18 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





Depuis que j’ai rencontré Ghislaine, je sais toujours qui je suis.
Notre relation est devenue plus intime. Mais avec toujours ce qu’il faut de réserve et de décence. Chaque semaine, nous nous invitons à dîner à tour de rôle au Relais angevin. Et, lorsque son emploi du temps le lui permet, nous nous retrouvons en terrasse dans l’après-midi. D’ailleurs, de la fenêtre de son studio, elle peut voir si j’y suis.
Mais je n’aime pas, mais alors pas du tout, quand elle insiste pour visiter mon appartement. Maman ne l’accepterait pas. Elle se fâcherait sûrement. Elle ne pleurerait pas, puisqu’elle est morte. Mais ça la contrarierait et la mettrait de mauvaise humeur, c’est sûr.
Je ne peux pas le lui dire vraiment. Alors j’explique que c’est un fouillis de vieux garçon, que je n’ai pas fait le ménage. Ce qui n’est qu’un prétexte car maman elle a toujours voulu que son appartement soit bien tenu et que je fasse le ménage à fond. Une trace de poussière, maman elle ne supporterait pas.
Mais elle insiste.
– Ça ne me gêne pas. Justement, je pourrais y faire un peu de ménage, mettre de l’ordre… Vous ne voulez vraiment pas, Philippe-Henri ?
Non ! Alors ça non !
Je boude et elle comprend.
Mais je sais qu’elle reviendra à la charge. Comme toutes les femmes. Ça me contrarie beaucoup.
J’ai d’ailleurs espacé un peu nos rencontres, prétextant un ouvrage à écrire. Un manuel scolaire.
Maman est contente. J’ai bien fait. Je sentais bien que ça la contrariait.
C’était peu avant le 15 août. Mais il a fallu qu’elle vienne sonner à ma porte le 15.
– J’ai voulu vous faire une surprise, Philippe-Henri ! dit-elle avec moins de pudeur que d’habitude. J’ai même pris de quoi grignoter chez le traiteur.
Je suis bien obligé de la laisser entrer. Mais, tout à coup, je ne sais plus qui je suis. C’est reparti.
Elle se dirige d’office vers la cuisine.
– C’est super propre chez vous, Philippe-Henri. Vous m’avez menti ! Je m’en doutais un peu, dit-elle en me jetant un drôle de regard.
Que je trouve fort impudique. Tout comme sa jupe au-dessus du genou et ce débardeur indécent.
Je l’aide à mettre la table dans la salle à manger.
– Faites-moi visiter pendant que ça réchauffe !
Elle se dirige vers la première porte dans le couloir.
Je supplie maman de me venir en aide.
Elle ouvre la porte.
– Là, ça sent le renfermé et les volets sont fermés ! dit-elle.
Je sais qu’elle va allumer. Il faut que je fasse vite.
Maman va venir à mon secours.
Je sens le rosaire autour de mes doigts dans ma poche de pantalon.
Mon sexe grossit d’un coup. J’ai des picotements délicieux dans l’échine.
J’éjacule dès que je passe le rosaire de maman autour du cou de Ghislaine alors qu’elle vient juste d’appuyer sur l’interrupteur et se recule de frayeur pour buter contre moi.
Elle se débat. Elle a bien plus de force que maman. Ses mains crochent le rosaire. Mais j’appuie mon genou droit dans ses reins et je la cambre en arrière en serrant de plus en plus fort le rosaire. Elle se débat moins. Mais elle fait peut-être exprès. Alors je sers cinq bonnes minutes pour être sûr. Mais je n’ai plus d’excitation. Je n’y trouve même pas de plaisir.
À l’odeur, je sens que ça y est. Les sphincters se sont relâchés.
Ça me dégoûte d’avoir à nettoyer toute cette saleté. Mais je n’ai pas le choix.
Puis, tout à coup, je suis curieusement à nouveau moi-même. C’est revenu plus tôt que d’habitude. Je me sens un peu perdu. Egaré. Sans idée précise sur ce que je dois faire.
J’implore maman de m’aider. Je repars à nouveau et tout devient plus clair. Je suis soulagé.
J’ai quand même éprouvé moins de plaisir qu’avec maman. Et ça a été plus laborieux.
Je ne sais pas quoi faire de Ghislaine.
Faut d’abord que je la déshabille et que je la nettoie. À même le parquet. Heureusement qu’il n’y a pas de moquette.
Elle est encore chaude. Sa grande touffe brune comme sur le tableau et comme maman m’excite.
Mais j’ose pas me déshabiller. Je m’allonge sur elle mais j’éjacule aussitôt dès que je sens le contact de son ventre. Sans avoir fait durer le plaisir. Je suis déçu. Pourtant, elle a la même odeur que maman.
Je me frotte quand même mais ça ne veut pas revenir. Je suis en colère car, quand elle sera froide, je ne pourrai pas. Ça m’a fait pareil avec maman. Je lui donne des coups de pied de rage.
Mais où la mettre avant qu’elle se raidisse ?
Dans le lit jumeau de maman, je ne peux pas. Maman elle ne supporterait pas.
Dans mon lit ?
Mais je ne dormirai plus à côté de maman. Et puis maman ne supporterait pas non plus d’avoir quelqu’un d’autre que moi couché à côté d’elle.
Je vais voir maman pour lui demander conseil.
– Excuse-moi de te déranger, maman. Mais toi seule peux me dire…
Oui, elle a raison. Le canapé de mon bureau.
Zut ! dans ma précipitation j’ai oublié la ouate. J’y repense juste en voyant maman.
La chance est avec moi, comme toujours. J’en ai suffisamment.
Et j’arrive à temps pour en mettre un gros morceau dans la bouche que je parviens à ouvrir facilement. Un autre dans le sexe. Un peu plus gros. Mais je m’énerve. Ça veut pas s’enfoncer. Faut que je force en y mettant les doigts. Elle était vraiment vierge, cette conne !
Le derrière, j’aime moins. Mais j’ai bien nettoyé avant. Et là il faut tout le reste du paquet. Heureusement que j’en avais cinq cents grammes !
Son corps est encore tiède quand je la prends dans mes bras pour la transporter dans le bureau.
Je sens l’excitation revenir, mais c’est vraiment pas pratique de m’allonger sur le canapé avec elle à cause des accoudoirs de cuir.
Et puis j’ai plus envie.
Elle est quand même belle nue, toute menue et avec cette grosse touffe noire.
Elle a la tête un peu de travers. Faudra que je la cale avec un coussin.
Maintenant, elles sont toutes les deux à moi tout seul.
Maman quand j’irai me coucher et Ghislaine quand je viendrai dans mon bureau. Mais faudra pas que maman s’en doute quand je serai avec Ghislaine.



Les vêtements de Ghislaine ont tenu dans une poubellette de trente litres sans problème. Que j’ai vite descendue avant le passage des éboueurs. À un quart d’heure près. Toujours ma chance.
Mais je lui ai gardé son sac à main que j’ai posé à côté d’elle. Et ses chaussures. Je trouve qu’elle est encore plus belle avec ses chaussures.
Comme pour maman, il faudra que je lui achète un foulard pour mettre autour du cou. Parce que là, la trace elle est pas jolie jolie. Ça fait vilain. Ça la défigure.
Quand même, celle-là, elle a bien failli m’avoir.
On ne m’y reprendra plus.
Que des vieilles ! Il y a moins de problème et plus de plaisir.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





Ce fut une visite charmante. Bien que je trouvasse les Impressionnistes fort ennuyeux. Surfaits. Moi, je reste un classique envers et contre tout. Et puis, ça sentait la sueur et les pieds avec ces touristes étrangers en shorts et baskets. Aucun respect pour cette cathédrale de la culture !
Mais quel bonheur que d’être au côté de Ghislaine, malgré cette promiscuité odorante. Elle me rappelait tant maman jeune. Mais sans son côté autoritaire contre lequel j’avais parfois tenté de me rebeller. En vain. Tant la moindre contrariété faisait pleurer maman.
Quand elle me disait : « Tu viens de faire de la peine à maman. Si tu es méchant, tu ne dormiras plus avec maman. Tu dormiras seul dans le noir » tout en se mettant à pleurer, je me jetais à ses genoux en sanglotant des « Pardon, maman ! » et l’implorant de ne pas me laisser dormir seul.
– Jure-moi que tu ne feras plus de peine à maman !
– Oh oui, maman, je te le jure !
Avec Ghislaine, c’était comme avec maman. Peut-être même mieux, me surpris-je à penser. Ce dont j’eus immédiatement honte. Maman, elle aurait pas aimé que je pense ça. Repens-toi ! me dis-je. Mais je n’osai pas me signer au milieu de toute cette foule.
En redescendant, nous parcourûmes les salles du rez-de-chaussée. Côté Seine seulement, car il était déjà tard pour Ghislaine qui était de garde ce soir-là à l’hôpital.
Deux religieuses en habit s’attardaient longuement devant une grande toile. Cela attira nos pas et nous nous retrouvâmes devant un grand format qui nous laissa perplexes.
Une immense touffe de poil. Comme maman.
L’Origine du monde que ça s’appelait.
Tous quatre – les religieuses, Ghislaine et moi – étions comme fascinés.
Ghislaine passa son bras sous le mien comme voulant chercher protection.
Je me raidis et rougis. Elle faisait comme maman.
– C’est de qui ? demanda-t-elle.
– Courbet, répondit une des religieuses en souriant.
– Courbet, répétai-je, confus.
Nous étions fort troublés l’un et l’autre en ressortant du musée.
– Je regrette de devoir travailler ce soir, me dit-elle pudiquement en battant des cils de cette façon si particulière qu’elle avait de le faire, tout en baissant la tête.
Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire.
Nous convînmes de nous revoir pour le feu d’artifice du 14 Juillet. Elle voulait aussi assister au défilé sur les Champs-Elysées. Mais je n’ai pas voulu. Maman n’aurait pas aimé. Elle avait toujours dit que c’était un spectacle de violence et que ce n’était donc pas pour moi. Le soir du feu d’artifice, nous dînâmes avant au Relais angevin.
– Alors, les amoureux, qu’est-ce que je vous sers ? demanda Jean.
J’en fus très choqué. Ghislaine aussi, je crois, puisqu’elle baissa la tête en rougissant.
– Ce n’est rien, lui dis-je après le départ de Jean. N’y prêtons pas attention. Ce loufiat n’a pas d’éducation !
Elle opina silencieusement. Avec un regard empreint de tristesse. La preuve qu’elle avait été choquée.
Heureusement, ce fut le patron, Gérard Langlot, qui vint nous apporter la salade composée et la carafe d’eau. Il ne faisait pas de remarque déplacée, lui !
Il y avait foule au Champ de Mars comme d’habitude. Nous sommes restés près du bassin du côté de l’Ecole militaire.
J’ai passé mon bras autour des épaules de Ghislaine pour la protéger. Elle avait la même taille que maman et sa tête est venue se poser contre ma poitrine. Comme le faisait maman.
C’était bien.
Après, je l’ai raccompagnée jusqu’au bas de son immeuble de la rue Cler. Mais je n’ai pas voulu monter jusqu’à son studio pour prendre une verveine-menthe. Il était tard et ce n’eût pas été convenable. Et je suis sûr que maman n’aurait pas été contente.
Ghislaine l’a d’ailleurs très bien compris. Elle a eu la délicatesse de ne pas insister.


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mercredi 17 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





Évidemment, depuis que maman est morte, il y a des femmes qui se sont mises à rôder autour de moi.
Mais je les ai tenues à l’écart car elles n’en veulent qu’à mon appartement et à mon salaire. Maman m’avait bien prévenu sur leur compte et leur manège. – Moi, j’appellerais ça des manigances, plutôt.
Même des collègues célibataires de l’institution où j’enseigne, c’est dire !
Elles ont été si dépitées de mon indifférence et mauvaises langues qu’elles ont fait courir le bruit que je devais être homosexuel. L’horreur ! Et les garces – car c’est pas le genre de mœurs de notre institution – ont failli me porter grand tort. Surtout lorsque l’une de ces trois harpies s’en est ouverte au directeur. Qui m’a convoqué à son bureau.
Le directeur, lui, me voyait plutôt pédophile.
– Monsieur, comment pouvez-vous…
– C’est pas grave, mon cher ami. C’est pas grave. Mais n’importe quel enseignant peut être soumis à la tentation. C’est naturel. Alors, si, jamais… – vous voyez ce que je veux dire ? – n’hésitez pas à venir vous en ouvrir à moi, en toute confiance… Mais, surtout, de grâce, pas de scandale ici !
Je m’en étouffai d’indignation. Parvenant à la surmonter avec peine et à expliquer mon comportement qui était tout de réserve à l’égard de mes collègues femmes. Ce dont il me félicita.
Elles avaient toutes trois entre quarante et cinquante ans. Je les aurais bien étranglées avec joie. Mais elles étaient trop jeunes pour moi et n’en eus retiré aucune jouissance, je le crains. Et puis c’eût été attirer inutilement l’attention sur moi.
Mais il y en a quand même une qui a failli m’avoir.
Elle n’était pas enseignante mais médecin.
C’était juste après la vieille du Champ de Mars. Un après-midi de début juillet où je faisais mes courses rue Cler.
Je m’étais assis à la terrasse du café-restaurant Le Relais angevin. Point stratégique d’où j’aime observer les passants tout en sirotant une menthe à l’eau. Surtout les dames d’un certain âge du quartier. Mon regard aimant s’attarder sur leur nuque et m’extasier lorsque j’ai le bonheur de découvrir un de ces délicieux chignons bien remontés sur la nuque qui se font, malheureusement, de plus en plus rares.
Mais j’avais promis à maman de ne jamais recommencer dans le quartier. C’était juste pour l’émotion secrète que mon imagination secrétait.
Jean, le premier serveur, déposa d’office ma menthe à l’eau habituelle.
Je l’en remerciai et il prit la monnaie que j’avais d’avance déposée sur le guéridon. Le montant de ma consommation plus vingt centimes de pourboire. Comme à chaque fois.
– Alors, monsieur Dumontar, maintenant que vous êtes en vacances, vous viendrez prendre votre petite menthe tous les après-midi ?
Jean a toujours un mot aimable à mon égard. Mais il a une curieuse façon de se tenir et de parler. En bref, il fait « fille ». J’aime pas trop parce que ça me donne parfois l’envie imbécile de l’étrangler alors que c’est un homme.
– Bien sûr, Jean, bien sûr.
Il détourna son regard vers la personne qui occupait le guéridon voisin du mien.
– Ah ! madame, que ça doit être beau d’être enseignant avec toutes ces vacances !
C’est ainsi que je fis la connaissance de Ghislaine. Une petite brunette d’une trentaine d’années à l’air réservé. En me tournant vers elle et en la saluant d’une inclination de tête.
Je notai qu’elle était vêtue décemment et qu’une fine chaîne en or autour du cou retenait une croix comme celle de maman qu’elle ne quittait jamais. J’en fus émue.
Elle crut devoir répondre à mon salut en m’adressant la parole.
– Seriez-vous enseignant, monsieur ?
– Professeur de lettres, madame.
– Mademoiselle…, me dit-elle d’une voix pleine de pudeur.
Je ne pus que m’excuser de ma méprise.
– Je vous en prie, me répondit-elle avec un battement de cils tout aussi pudique que sa voix.
Je pensai qu’elle devait être enseignante. Probablement dans une institution privée vu sa mise décente et son ton tout de modestie.
– Seriez-vous enseignante également, mademoiselle, si je puis me permettre une telle question qui, j’espère, ne vous paraîtra point indiscrète ou importune ? osai-je courtoisement.
– Vous ne m’importunez point, monsieur. Il est si agréable de pouvoir converser avec une personne de bonne éducation.
J’en rougis et fus fort étonné d’éprouver une telle émotion en la présence d’une femme autre que maman.
– Je ne suis pas enseignante, reprit-elle, mais médecin des hôpitaux. Pédiatre, plus précisément. Et la médecine occupe tellement ma vie que je suis toujours célibataire.
– Je comprends. Moi-même…
Je lui parlai longuement de ma vocation enseignante, de maman qui s’était tant dévouée et avait été si fière de mon agrégation de lettres, la récompense de tous ses sacrifices.
– Eh oui, mademoiselle, elle m’a élevé toute seule et n’a voulu que l’excellence pour son fils. Aussi, je n’ai jamais pu l’abandonner…
Je sentis son émotion à mon récit.
Évidemment, elle ne connaissait pas grand-chose à la littérature. Elle me demanda de lui conseiller des livres d’auteurs modernes.
– Vous n’y pensez pas, mademoiselle ! On ne peut même plus se fier aux pages littéraires du Figaro ! Les classiques, mademoiselle, les classiques…
Cela sembla l’impressionner fortement.
Je lui proposai de renouveler sa consommation.
– Et une menthe et une limonade ! hurla Jean de sa voix flûtée.
Elle me pria de l’appeler Ghislaine. Et moi Philippe-Henri.
Nous convînmes d’aller visiter ensemble le musée d’Orsay dès qu’elle aurait un après-midi de libre. Elle souhaitait voir les Impressionnistes.
Si elle m’avait proposé le Louvre, j’aurais refusé tout net. En mémoire de maman. Mais Orsay, je n’y avais jamais mis les pieds. Maman ne souhaitait pas.
Je n’ai jamais su pourquoi ni jamais osé le lui demander.



© Alain Pecunia, 2008.
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mardi 16 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





Maintenant, ça revient. Je sais à nouveau qui je suis.
Philippe-Henri Dumontar. Agrégé de lettres modernes. Professeur de terminale dans une institution privée prestigieuse à Paris.
J’ai d’abord enseigné dans le public, mais c’était trop laxiste pour moi. Pas de réelle autorité, une hiérarchie à la merci du syndicat, des élèves irrespectueux de la langue de Vaugelas, confondant Molière avec une émission télévisuelle et ignorant les bases élémentaires de l’orthographe – alors celles de la grammaire, passons ! J’y suis quand même resté treize ans. J’avais peur de franchir le pas et il a fallu toute l’insistance de maman, qui ne supportait plus de me voir si malheureux et abattu quand je rentrais à la maison, pour que j’y parvienne.
Comme toujours, j’ai bien fait d’écouter maman.
Dans le privé, je me suis épanoui. Je me suis enfin senti reconnu à ma juste valeur. Aucun élève de cette institution n’aurait jamais osé se moquer de mes nœuds papillons qui me siéent si bien d’après maman.
Ce ne furent que des jours heureux jusqu’à sa mort.
Depuis, en dehors de mes cours, le néant.
Je ne suis même jamais retourné au Louvre, comme nous avions l’habitude, maman et moi, tous les dimanches matin. Ni à La Baule, lors des vacances d’été, dans ce studio de bord de mer qu’elle aimait tant.
Je ne quitte plus notre trois-pièces de la rue Saint-Dominique dont maman avait hérité de mes grands-parents que je n’ai jamais connus.
Sauf certains soirs. Mais je sais que c’est mal, que ça ne plairait pas à maman. Que je ne devrais pas le faire.
Mais, parfois, c’est si fort que je ne peux pas m’en empêcher. Il paraît que ça s’appelle une « pulsion ».
La première fois, un an jour pour jour après la mort de maman, un 15 novembre, j’ai eu très peur. Je n’aurais jamais dû m’attaquer à cette voisine de l’immeuble d’à côté du mien qui sortait toujours son vieux chiwawa à minuit et demi, quel que soit le temps, et en suivant le même trajet.
Elle était un peu plus jeune que maman. Soixante-quinze ans d’après les journaux du lendemain.
Elle ne s’est pas inquiétée quand elle a tourné la tête car elle me connaissait bien. Elle a même souri. Un instant.
Elle n’a pas eu le temps de se rendre compte quand j’ai enserré son cou par-derrière avec le rosaire de maman. Que j’avais renfilé sur un gros fil Nylon de pêche.
Il pleuvait. Il n’y avait personne dans la rue de la Comète.
Le chiwawa, il a même pas réagi ce clébard.
Elle n’avait pas de famille, alors l’enquête ne s’est pas éternisée. Mais j’ai quand même eu peur. C’était trop près de chez moi. Les flics, ils ont interrogé tous les voisins.
Heureusement que j’étais insoupçonnable. Un monsieur si bien et si dévoué à sa pauvre maman de son vivant.
J’ai retenu la leçon.
Pendant trois mois, je ne suis pas ressorti le soir.
Puis ça était de nouveau plus fort que moi.
En général, le dimanche soir. Avec le rosaire de maman dans ma poche de pantalon.
Mais je n’ai pas eu de réelles occasions jusqu’à la fin du mois de juin. Le Champ de Mars. Une touriste au-delà de soixante-dix ans. Assise dans le banc d’une allée à l’écart parmi les massifs côté avenue de Suffren.
Elle ne m’a même pas entendu venir derrière le banc. Elle devait s’être assoupie.
Et hop ! le rosaire de maman !
C’est plus rapide qu’on le croit si on prend appui avec le genou contre le corps de la victime. Là, dans ce cas, contre le dossier du banc.
Et, comme la première fois, cette jouissance merveilleuse.
Cette excitation qui me saisit et le sexe qui grossit d’un coup quand je m’approche de ma victime et cette éjaculation rapide quand je serre de toutes mes forces démultipliées par le plaisir… Inoubliable !
Et cette crainte excitante d’être surpris qui se surajoute…
Je sais que maman n’aimerait pas. Mais je ne peux pas m’en empêcher quand la pulsion devient trop forte au point de ne plus savoir qui je suis et ce que je fais.
Pour la deuxième fois, j’ai promis à maman de ne pas recommencer. Je lui ai demandé pardon de l’avoir contrariée. Mais ça me rappelle tant l’odeur du corps de maman.


© Alain Pecunia, 2008.
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Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (Chroniques croisées VI) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Les fils qui aiment leur maman au-delà de tout, ça existe, et Philippe-Henri Dumontar est un de ces fils exemplaires. Professeur de lettres agrégé à temps plein et serial killer occasionnel. Mais la rédemption est au bout du calvaire de ses victimes… enfin, presque. Grâce à la psychanalyse et aux charmes d’Isabelle Cavalier, lieutenant à la Crim.
Un « papy » tout à fait comme il faut qu’adoptera le couple Cavalier et la grande famille qu’est la police.
Quasiment amoral mais d’une grande espérance sur la nature humaine.
En 25 chapitres et 25 journées...
« Ceinturés d’un grand rosaire à grains gros comme des noix. »

Apollinaire.



« Il y a toujours du bon dans la folie humaine. »

Auguste de Villiers
de L’Isle Adam.




Chapitre 1





Je ne sais pas qui je suis. Tantôt ça me revient, tantôt ça repart. En ce moment, c’est plutôt reparti.
Mon psychiatre m’a dit que c’était, en quelque sorte, ma normalité à moi. Pour m’expliquer mon truc, il a pris l’exemple des bisexuels. Tantôt ils sont attirés par un homme, tantôt par une femme. Ben moi, c’est pareil. J’ai une bipersonnalité. Tantôt je suis moi, celui qui sait qui il est et ce qu’il fait. D’autres fois, c’est l’inverse. Je ne suis pas moi, je ne sais pas qui je suis et ce que je fais.
Mais je ne suis pas bisexuel pour autant.
D’ailleurs, mon psy il préférerait.
– Votre problème, c’est que vous n’êtes attiré ni par les uns ni par les autres.
Enfin, une partie du problème, n’omet-il jamais de préciser.
Moi, je trouve ça sale de parler de ces choses-là. Puis, j’oserai jamais lui dire qu’en fait je n’ai pas de problème de ce côté-là. Mais comment lui expliquer que je ne me sens bien qu’avec les vieilles femmes ? Je suis sûr qu’il y trouverait à redire.
Les vraies vieilles, hein ! Pas les fausses. Celles qui partent encore en croisière et font de la gym, du yoga ou du self-défense.
Non, les vraies. Celles qui peuvent pas se défendre.
Mais je ne comprends pas les tarés qui s’en prennent aux mômes. C’est dégueulasse. D’ailleurs, c’est devenu très mal vu par la société – même par ceux qui signaient des pétitions « pour », avant. En plus, c’est risqué.
Moi, faut dire, je n’aime pas le risque. Ça, c’est vrai.
Ma mère m’a toujours fait prendre le risque en sainte horreur.
Traverser une rue ou monter dans un bus, on ne peut pas l’éviter. Mais tout le reste, si.
Comme conduire une voiture. – Moi, jamais. C’est toujours maman qui conduisait.
Ou faire du sport – faire ses courses, ça suffit amplement.
S’occuper des autres. Pouah ! Il y a des œuvres pour ça. Un nom comme OMG… Tiens ! je ne me souviens pas… Ah si ! des ONG que ça s’appelle.
Dire ce que l’on pense, surtout. Surtout ! Car maman elle se souvenait de l’Occupation. Non, pas celle des Américains avant que le général de Gaulle les boute hors de France. Juste celle d’avant. Celle avec les doryphores.
Ça, maman, pour s’en souvenir elle s’en souvenait. Elle avait écrit plein de lettres aux autorités en place – les deux, l’allemande et l’autre, pour être sûre car elle ne savait pas trop laquelle était la bonne – pour dire ce qu’elle pensait des uns et des autres. Mais, attention ! juste ceux qu’elle connaissait personnellement ou presque. Les voisins. Car, s’il y a une chose que maman n’aimait pas en particulier, c’était bien de parler de ce qu’elle ne connaissait pas. Alors elle n’écrivait que pour les Juifs, les gaullistes et les communistes dont elle était sûre. « Mais il n’y avait que ça ! » me disait-elle souvent. Eh ben, à la Libération elle avait eu que des ennuis, rasée même ! Alors qu’un mois avant elle recevait encore des félicitations.
Et c’est là aussi que papa a été fusillé. Lui, justement, pour avoir voulu aider les autres. Papa, il faut dire, il était en avance sur son temps. Il appartenait à l’une des premières ONG européennes de l’époque. La LVF que ça s’appelait. Celle qui, déjà, voulait protéger les Européens des Russes et des Mongols.
Donc, mon papa, je ne l’ai pas connu. Je suis né le 13 avril 1946, six mois après son arrestation en octobre 45 et deux mois après son exécution. Son « assassinat », disait maman.
Mais, mon psy, il aime pas trop que je m’étende sur cette période.
M. Lévy, je l’aime bien, c’est un bon psy. Mais je ne peux pas tout lui dire. Il me semble même psychorigide, pour parler comme lui. Il se crispe sur certaines périodes de l’Histoire. Comme si c’était douloureux pour lui.
Le seule chose qui semble l’intéresser, c’est quand je parle de mes rapports avec maman. Moi aussi j’aime bien. Pas trop quand même. De toute façon, ça ne le regarde pas si j’ai dormi tard dans le lit de maman. C’est mon intimité.
Oui, tant qu’elle n’a pas fait pipi au lit, j’ai dormi avec maman. Et j’en suis fier ! On était si heureux, maman et moi, rien que tous les deux au monde.
Mais il ne peut pas comprendre, M. Lévy. Il a perdu sa maman quand il avait sept ans. J’ai cru deviner qu’elle n’avait pas supporté son séjour en Allemagne cinq ans plus tôt.
– Jusqu’à douze, treize ans, je lui ai dit.
Et, rien qu’à voir sa réaction, j’ai tout de suite compris le flair que j’avais eu de ne pas lui avoir dit la vérité.
Mon psy, il veut toujours que mon problème ce soit maman.
– Et vous n’avez jamais songé à faire votre vie avec une femme… un homme ?
Moi, je trouve ça d’un malsain !
– Et vous ne vous sentez pas attiré par les jeunes enfants… les petites filles… les petits garçons… ?
Maman serait horrifiée de sa question.
– Donc, si j’ai bien compris, si votre maman n’était pas morte en 1991, à l’âge de soixante-dix-huit ans, alors que vous en aviez quarante-cinq, vous seriez toujours en train de vivre avec elle… ?
Mais qu’est-ce qu’il croit ? Bien sûr !
Avant la mort de maman, j’allais bien. Je n’avais pas de bipersonnalité. J’étais normal.
C’est juste après que ça a commencé. Quand elle n’a plus été là pour me protéger, prendre soin de moi, me dire ce qui était bien ou mal pour moi. S’occuper de tout. Comme toute mère doit le faire pour son enfant.
Ma bipersonnalité, c’est parce que j’ai été doublement orphelin à la mort de maman.
Et puis j’ai eu un sacré choc quand je l’ai trouvée morte un matin.
Ça faisait cinq ans que nous dormions dans des lits jumeaux.
Quand, je me suis réveillé, je me suis tourné vers elle.
Elle dormait sur le dos, les yeux grands ouverts.
– Tu te lèves pas pour faire le café ? je lui ai demandé. Je vais être en retard à l’institution.
Elle n’a pas répondu et j’ai tout de suite deviné. Parce que maman elle était toujours aux petits soins avec moi.


© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 15 septembre 2008

Noir Express : "Un vague arrière-goût" (Chroniques croisées V) par Alain Pecunia


Un vague arrière-goût, le 5e épisode des « Chroniques croisées », a été publié en 2005 aux éditions Cheminements, et, comme pour Le Sanglot de Satan, je ne peux le mettre en ligne.

Sa 4e de couverture annonce :

La famille de Pierre Cavalier, officier au SRPJ de Rennes, est banalement recomposée, mais elle est encombrée de lourds secrets. Comme le souvenir de cet oncle assassiné quatre ans avant sa naissance, dans une station balnéaire de Loire-Atlantique, Saint-Michel-Chef-Chef.
Pierre Cavalier, flic idéaliste, revient sur les lieux du drame pour dénouer l’énigme et crever l’abcès. Avec fracas, pertes familiales et dégâts collatéraux. Découvrant à ses dépens qu’il n’est pas seul à vouloir « effacer » ce passé encombrant.
À la fois pion et enjeu d’une manipulation implacable, Pierre Cavalier se retrouve au cœur des intrigues et rivalités du « Service », ce monstre froid en charge des « basses œuvres » de l’État.

Ce récit politico-policier introduit dans les « Chroniques » Pierre Cavalier, qui connaît ici ses premières démêlées avec Pierre-Marie de Laneureuville, responsable et rival de François Cavalier – le géniteur de Pierre – au sein du « Service ».
Manipulé par Laneureuville, Pierre Cavalier sera dans cet épisode indirectement la cause du suicide de son père, actuel garde des Sceaux, en fouillant les poubelles de sa famille.
En gros, son oncle, jeune journaliste fouille-merde idéaliste, a été éliminé par le « Service » dont l’équipe chargée du meurtre était dirigée par le jeune Laneureuville qui reçut l’aide active de la mère de Pierre et bénéficia de la passivité de François Cavalier, le propre frère de la victime.Les cadavres s’accumulent de part et d’autre sur le chemin de Pierre Cavalier qui, à sa surprise, se retrouve nommé aux RG à la fin de cet épisode. Mais il faut préciser que le « Service », dénomination recouvrant les officines obscures de l’État en général, a été fondé à la Libération, par le grand-père de notre héros…

jeudi 11 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 19

Chapitre 19





Christine revient me voir presque tous les jours.
Je ne hurle plus de terreur quand je la vois. Paraît que c’est grâce aux médicaments qu’on me donne. Ça coupe toute angoisse et ça rend tout mou. On est comme tout cotonneux de l’intérieur et on sourit béatement tout le temps.
Elle me raconte plein de trucs, mais je ne comprends pas toujours tout.
Ça, qu’elle n’est par morte, je l’ai compris.
Elle avait deviné mon intention de la tuer et était rentrée dans mon jeu. Elle avait remplacé les doses de coke par du sucre édulcorant en poudre et avait joué la comédie à merveille. – C’est un don qu’elle a toujours eu. Je l’admets volontiers.
Évidemment, c’était pas du jeu parce que je ne pouvais pas deviner.
– Tu t’es même pas assuré que j’étais bien morte !
Moi, je souris.
Alors elle s’est fait disparaître.
Elle a ri à gorge déployée quand elle m’a raconté le truc des morceaux de mannequin qui m’avaient fait paniquer.
Et le Lionel qui a vite rappliqué ventre à terre.
– Il était aussi con que toi, celui-là ! Vous étiez faits pour vous entendre. Deux minables !
Moi, je souris.
– Le piège a bien fonctionné, non ? Grâce à Clément… Tu te souviens de Clément, mon amant que t’a envoyé en taule ? Ben, il y est pas resté longtemps. Dès qu’il est sorti, il a voulu se venger de toi et moi je voulais me débarrasser de Lionel et de toi. Pour reprendre le tout à mon compte.
Moi, je souris.
– Jean aussi a été super. On fait une bonne équipe tous les trois… Mais c’est Clément qui a poignardé Lionel. Il vous a pas quittés un instant des yeux grâce à ma tante qui l’a hébergé et qui m’a planquée quand j’ai « ressuscité ». C’est lui aussi qui a mis les morceaux de mannequin dans l’eau quand il t’a vu descendre l’escalier de la plage. Il y avait juste la tête, un bras, un pied et une main…
Moi, je souris.
– Ma tante, tu vois qui c’est, non ?
Moi, je souris.
– Mais si, tu sais… La vieille dame qui s’habille toujours tout en blanc…
Moi, je souris.
Elle veut aussi que je lui signe en douce des papiers. Ça concerne le restau.
Moi, je souris.
Parfois elle me secoue par les épaules pour que je parle, que je dise un mot.
– J’ai l’impression de parler dans le vide. Je te raconte comment je t’ai baisé et j’ai l’impression que t’en as rien à foutre !
Elle me raconte aussi des histoires de baises. Mais j’en ai vraiment rien à cirer, je peux même plus bander avec leurs saloperies de pilules.
Et elle peut toujours courir pour que je lui signe ses papiers.
Tant que je signerai pas, elle reviendra me voir. Et c’est ma seule visite.
Elle est moins belle qu’avant. Les traits de son visage ont durci. Ils ont quelque chose de méchant. Elle vieillit mal et son Clément la larguera sûrement.
Je ne sais pas, d’ailleurs, si elle est si heureuse que ça. Elle ne sourit jamais. Sauf aux infirmiers qui me disent que j’ai de la chance d’avoir une jeune femme si attentionnée et affectueuse pour me soutenir dans cette épreuve.
J’aimerais bien qu’elle m’apporte du chocolat et du saucisson. Mais je crois pas qu’elle ferait ça.
Parfois, je la soupçonne de fournir l’HP en coke. C’est un marché tranquille.
– T’es vraiment qu’un pauvre connard…, me dit-elle souvent.
Moi, je souris toujours. Ça l’énerve. Mais c’est pas de ma faute. C’est les médicaments.
Faut être honnête. Au fond de moi, j’ai toujours envie de la tuer. Mais je ne sais pas si je pourrai. J’ai peur que ça recommence après comme maintenant.
Je préfère attendre que son Clément se débarrasse d’elle pour reprendre le business. Lui, c’est un ambitieux, un vrai.
Quand elle sera vraiment morte, j’aimerais bien retourner pêcher la crevette.
J’espère qu’elle aura gardé mon haveneau, la salope.




« Le sanglot de Satan dans l’ombre continue. »
Hugo, Victor.



© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

mercredi 10 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 18

Chapitre 18





Je ne sais plus depuis combien de temps j’étais là quand on m’a dit que j’avais une visite. Que ça me ferait sûrement plaisir. Moi, ça m’était indifférent.
On m’a conduit dans une pièce où une dame était assise sur une chaise derrière une table.
Je me suis assis en face.
Avec toutes leurs pilules, j’ai pas reconnu tout de suite
Mais, quand j’ai reconnu, je me suis mis à hurler de frayeur.



© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

mardi 9 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 17

Chapitre 17





On m’a conduit à la prison de Nantes. Le 21 juin. Je n’y suis resté que jusqu’au lundi 7 juillet. Pourtant, ça me plaisait bien. C’était rustique, même un peu austère. Mais j’aimais bien la cellule où j’étais tout seul « étant donné mes mœurs ». J’étais tranquille. Comme protégé. Plus rien ne pouvait m’arriver.
Il y avait même un gardien qui était plein de petites attentions pour moi. Il était gentil. Il m’amenait du chocolat, du saucisson. Des petites choses qui améliorent l’ordinaire d’un prisonnier. Et sans rien demandé en échange.
Il m’a même dit un jour qu’il s’appelait Michel mais que je pouvais l’appeler Michou quand on était entre nous.
Dommage que je ne sois pas resté là plus longtemps. Je suis sûr que nous aurions pu devenir de grands amis. En prison, on a le temps de se faire des amis.
Paraît que je n’étais pas tout à fait responsable. Que mon cas relevait de la psychiatrie. Que j’étais un peu fou, quoi !
Alors on m’a emmené dans un lieu – à Paris ou près de Paris, je ne sais pas vraiment – où il y avait plein de gens comme moi, qu’on m’a dit. Mais je me trouvais plein de différences avec eux. Ils n’étaient pas du tout comme moi. En tout cas, je préférais la prison.
L’avocat m’a dit que j’avais de la chance. Moi, je ne trouve pas. Avec tous les trucs qu’ils me font prendre, je me trouve bizarre.
Je préférais le saucisson et le chocolat de Michou.
Et puis, c’est pas un lieu où l’on peut se faire des amis.



© Alain Pecunia, 2008.
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lundi 8 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 16

Chapitre 16





Ce ne fut pas un juge, mais une juge.
Sur le moment, j’ai presque eu envie de lui dire la vérité. Comment tout avait commencé. Mais c’était peut-être long. Elle avait pas l’air d’avoir trop le temps.
L’affaire était claire. Il y avait d’autres dossiers en attente. Bien plus importants que ce truc minable.
– Vous ne voulez toujours par parler ? me demanda-t-elle le nez dans le rapport de gendarmerie et les dépositions des témoins.
Après des « Oh ! la la ! », des « Pas possible », « Incroyable », des hochements de tête, des soupirs. Et même un « Jésus Marie ! ». Faut dire qu’on était à la limite de la Vendée.
J’ai essayé de rassembler mes idées avant de lui répondre quelque chose qui tienne la route, qui ne l’affole pas trop – quelque chose de rationnel et de raisonnable, quoi !
– Notez, greffier, que le prévenu ne veut pas parler ! dit-elle avant que j’aie pu ouvrir la bouche et toujours le nez dans la paperasse qui me concernait.
Je parvins à faire un ultime effort.
– Je…, commençai-je.
– Oui ?
Sans lever les yeux et d’un ton revêche.
– Je suis pas pédé…
Regard plein de désolation de l’avocat commis d’office.
Haut-le-corps de la juge qui leva enfin le nez, mais c’était en direction du type dans un coin.
– Greffier, n’inscrivez rien !
Puis elle demanda aux deux gendarmes de m’emmener.
C’était tout. Elle avait hâte de se débarrasser de moi. Comme s’il y avait quelque chose de répugnant en moi. Mais je ne lui en voulais pas. Je la comprenais même. De toute façon, le truc du godemiché pour tuer ma femme, je suis sûr que ça lui aurait pas plu.



© Alain Pecunia, 2008.
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dimanche 7 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 15

Chapitre 15





Je restai plongé dans un état d’hébétude total durant tout mon interrogatoire dans les locaux de la brigade de gendarmerie de Pornic.
Je les entendais dans un murmure lointain et ne répondis à aucune de leurs questions puisque ça ne me concernait pas.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame… Je n’arrêtais pas de chantonner cette phrase telle une berceuse. Paraît-il.
Ils prétendaient que je simulais.
Mais ils n’avaient même pas besoin de mes aveux tant les témoignages révélaient l’évidence même.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
J’étais à genoux auprès du corps de la victime. Sur son côté droit.
On m’avait surpris en train de tenter de l’achever en lui cognant la tête contre le sol en béton.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
On m’avait entendu hurler le prénom de la victime alors que je m’engouffrais tel un furieux dans le blockhaus, juste avant de me précipiter sur la victime et de la poignarder horriblement. – Il y avait des façons horribles de poignarder et des façons pas horribles. Je ne voyais pas tellement la différence, mais je m’en foutais. Ça ne me concernait pas.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
De toute façon, le relevé d’empreintes sur le manche du couteau – un couteau à désosser d’un modèle courant – me dénonçait formellement.
Un couteau à désosser… Ça me rappelait quelque chose. Mais j’arrivais pas à me souvenir. Je désossais si souvent dans ma cuisine.
J’avais porté trois coups à l’abdomen et un quatrième au bas-ventre. On ne savait pas encore lequel avait été mortel. – Paraît que c’est important de savoir lequel.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
C’était assurément un crime à caractère sexuel.
La victime cohabitait avec l’assassin depuis quelques jours.
Ils s’étaient rencontrés par hasard à La Baule. Devant le Casino. Avaient déjeuné ensemble au Castel Marie-Louise.
Ils ne se connaissaient pas auparavant.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
Une histoire de drague classique entre homos qui se terminait en crime.
Sûrement un truc de jalousie sexuelle.
Ces blockhaus étaient des lieux de rencontre. La victime y avait sûrement rendez-vous. L’assassin l’a su et a surpris la victime alors que l’individu avec qui elle avait rendez-vous n’était pas encore arrivé.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
– On a sûrement échappé à deux meurtres, dit le brigadier en soupirant de soulagement. Il les aurait tués tous les deux sans problème vu l’état de fureur dans lequel il se trouvait. L’autre a été bien inspiré de ne pas se trouver là !
– Avec les pédés…, commença un gendarme.
– On ne parle plus comme ça ! le coupa net le brigadier.
Le gendarme rosit sous le poids du regard de son chef.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
D’après l’enquête de voisinage, il paraissait que nous nous chamaillions et avions un comportement étrange. Un comportement de …
– On peut pas écrire ça ! tempêta le brigadier.
J’étais arrivé à la mi-mai avec ma femme et on comprenait qu’elle ait fui l’individu que j’étais. Il y en avait qui méritaient d’être cocus. – Ah ! s’ils savaient !
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
– À propos, dit le brigadier, il faudrait qu’on la joigne… Je compte sur vous, ajouta-t-il en se tournant vers une gendarmette. Informez-la avec de la douceur. Je crains que ce ne soit une personne très sensible et blessée dans sa vie d’épouse.
Je ne leur en voulais pas. Pouvaient pas se rendre compte que c’était le monde à l’envers.
À quoi bon crier que j’étais innocent ? Ça l’aurait pas remis à l’endroit pour autant.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
Je fus tenté un instant de leur avouer que j’avais tué ma femme mais que des inconnus avaient fait disparaître son corps. Qu’il y avait sûrement des malfaisants qui m’en voulaient.
Et comment l’avez-vous tuée ?
Je leur aurais raconté mon coup génial du godemiché. Mais je ne crois pas qu’ils auraient pu comprendre. Parti comme c’était parti, ils y auraient encore vu un crime accompli sous l’emprise d’une impulsion homosexuelle.
Je me tus en pensant que ça compliquerait encore plus les choses. Que ça pourrait même les embrouiller.
Votre ami est parti rejoindre la petite dame…
Je pouvais même pas parler de la Dame blanche et de son message.
Encore moins de l’histoire du mannequin.
– Vous avez de la chance qu’il n’y ait plus la peine de mort, vous ! dit le brigadier vers la fin.
Il paraît que je n’avais même pas le courage de parler, d’avouer, de répondre à leurs questions.
– Vous croyez malin de vous taire, dit un gendarme. Mais c’est une très mauvaise tactique de défense, vous savez ? Et le juge, il n’aimera pas ça si vous persistez à vous taire devant lui.



© Alain Pecunia, 2008.
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