Chapitre 5
Pierre Cavalier fut de retour à son hôtel vers dix-sept heures trente et attendit l’heure de dîner au bar en feuilletant assidûment quelques dépliants sur la ville et le guide du musée Fesch. C’était du moins l’impression qu’il donnait.
Il avait endossé le rôle du parfait touriste culturel célibataire. Ce n’était pas l’idéal en ce début décembre, mais, comme il estimait que son séjour serait plus court que prévu, c’était malgré tout plus crédible que de jouer au visiteur médical en courant le risque de tomber sur un toubib nationaliste.
De toute façon, il avait l’impression que tout continental était ici un suspect en puissance. Il se demandait d’ailleurs dans quelle mesure il pouvait se fier au « cousin » de Tomasini. Son entretien avec lui le laissait perplexe. Surtout que l’initiative appartenait à l’indicateur.
Sa réflexion en points d’interrogation et de suspension fut interrompue par l’arrivée d’un individu à la cinquantaine plus que bedonnante et au costume fripé qui, après voir commandé un bourbon « bien serré » au barman, vient s’inviter d’office à la table de Pierre Cavalier.
– Vous n’êtes pas d’ici, vous. Ça se voit ! dit l’intrus d’un ton désinvolte après s’être affalé sur son siège.
Il s’exprimait avec une pointe d’accent méridional.
Cavalier lui jeta un regard d’étonnement.
– D’ailleurs, moi non plus. Je suis de Marseille, enchaîna l’homme sans se démonter. Jean Peligrini, votre serviteur, dit-il en tendant la main vers Cavalier qui la serra sans se présenter, mais l’autre n’en avait cure apparemment. Je viens plusieurs fois par an en Corse. Pour mon boulot. Je représente un labo pharmaceutique…
Cavalier tiqua immédiatement et se mit sur ses gardes. Mais il ne put résister à la tentation de lui demander le nom du labo.
– Les laboratoires Crindos. Vous connaissez sûrement ?
Pour connaître, Cavalier connaissait. C’était ce fameux laboratoire habitué à fournir des « couvertures » aux divers « services » de l’État. Que ce soit les uns ou les autres. Aussi bien les « officiels » comme les RG, la DST, la DGSE ou les Stups, que les « officieux » qui avaient des noms de boîtes d’études, de statistiques ou de conseils divers et dont la caractéristique essentielle était la discrétion et de rester inconnues tant que leur nom n’était pas mentionné dans une sombre affaire défrayant la chronique.
Qui plus est, l’actionnaire majoritaire – soixante-dix pour cent – en était la famille Cavalier.
Les trente pour cent restants appartenaient toujours à la famille Crindos. Bien heureuse de ne pas avoir tout perdu à la Libération après avoir eu la « faiblesse » – ils n’en connaissaient pas l’usage ! – de fabriquer du Cyclon B pour les chambres à gaz.
Leur sauveur avait été à l’époque Xavier Cavalier, tout auréolé de sa gloire de résistant de la première heure, qui prit la direction des laboratoires en 1946 en empochant trente pour cent des actions au passage et s’en appropria quarante autres pour cent au fil du temps. Avec ses méthodes si particulières et à l’efficacité redoutable.
– De nom, répondit évasivement Pierre Cavalier, son sixième sens mis en éveil.
Le Marseillais lui proposa de renouveler sa consommation lorsque le barman vint lui apporter son bourbon.
– Même chose, dit Cavalier bien décidé à percer au jour la véritable personnalité du « visiteur médical ».
Mais il avait le temps, le Peligrini ne le lâcherait sûrement pas de toute la soirée.
– Et vous, qu’est-ce que vous faites ? lui demanda le Marseillais avec un ton débonnaire. Ne me dites pas que vous êtes là pour tourisme. Vous me semblez trop tendu pour ça…
Pierre Cavalier encaissa.
– Vous êtes perspicace, lui répondit-il en souriant légèrement. Sûrement la déformation professionnelle.
– Hé ! dans mon métier, il faut être psychologue.
– Je suis là pour une affaire familiale, improvisa Cavalier en pensant à la grand-tante dont sa mère lui avait révélé l’existence lors de ce récent dîner qui avait viré au cauchemar.
– Alors, c’est que vous êtes un peu corse si vous avez de la famille ici.
– Oh ! juste une tante de ma mère qui avait épousé un Corse. Elle veut que je la conseille pour une maison de retraite. Elle a quatre-vingt-cinq ans et plus toute sa tête. En tout cas, elle ne peut plus vivre toute seule.
– Hé ! c’est bien triste de vieillir, compatit le Marseillais. Vous avez déjà trouvé une maison de retraite, si ce n’est pas indiscret ?
Ce l’était. Mais Pierre Cavalier répondit poliment que non.
– Alors je dois pouvoir vous aider avec mes relations ici dans le milieu médical, poursuivit Peligrini.
– Je vous en remercie, mais ce n’est pas la peine.
– Mais si, ça me fait plaisir, insista-t-il. À propos, elle habite où votre tante ?
– Ajaccio.
– Et vous êtes déjà allée la voir ?
Cavalier préféra ne pas mentir. Mais il prit une mauvaise direction sans s’en rendre immédiatement compte.
– Vous savez, dit-il, avec les vieux, c’est jamais facile ce genre de chose. Alors je préfère me renseigner avant.
– Ça tombe bien, j’ai du temps devant moi et nous allons chercher ensemble.
Le Marseillais était catégorique. Il était inutile de protester.
Pierre Cavalier prit l’air con. Celui qui lui sembla le plus approprié en la circonstance.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
Pierre Cavalier fut de retour à son hôtel vers dix-sept heures trente et attendit l’heure de dîner au bar en feuilletant assidûment quelques dépliants sur la ville et le guide du musée Fesch. C’était du moins l’impression qu’il donnait.
Il avait endossé le rôle du parfait touriste culturel célibataire. Ce n’était pas l’idéal en ce début décembre, mais, comme il estimait que son séjour serait plus court que prévu, c’était malgré tout plus crédible que de jouer au visiteur médical en courant le risque de tomber sur un toubib nationaliste.
De toute façon, il avait l’impression que tout continental était ici un suspect en puissance. Il se demandait d’ailleurs dans quelle mesure il pouvait se fier au « cousin » de Tomasini. Son entretien avec lui le laissait perplexe. Surtout que l’initiative appartenait à l’indicateur.
Sa réflexion en points d’interrogation et de suspension fut interrompue par l’arrivée d’un individu à la cinquantaine plus que bedonnante et au costume fripé qui, après voir commandé un bourbon « bien serré » au barman, vient s’inviter d’office à la table de Pierre Cavalier.
– Vous n’êtes pas d’ici, vous. Ça se voit ! dit l’intrus d’un ton désinvolte après s’être affalé sur son siège.
Il s’exprimait avec une pointe d’accent méridional.
Cavalier lui jeta un regard d’étonnement.
– D’ailleurs, moi non plus. Je suis de Marseille, enchaîna l’homme sans se démonter. Jean Peligrini, votre serviteur, dit-il en tendant la main vers Cavalier qui la serra sans se présenter, mais l’autre n’en avait cure apparemment. Je viens plusieurs fois par an en Corse. Pour mon boulot. Je représente un labo pharmaceutique…
Cavalier tiqua immédiatement et se mit sur ses gardes. Mais il ne put résister à la tentation de lui demander le nom du labo.
– Les laboratoires Crindos. Vous connaissez sûrement ?
Pour connaître, Cavalier connaissait. C’était ce fameux laboratoire habitué à fournir des « couvertures » aux divers « services » de l’État. Que ce soit les uns ou les autres. Aussi bien les « officiels » comme les RG, la DST, la DGSE ou les Stups, que les « officieux » qui avaient des noms de boîtes d’études, de statistiques ou de conseils divers et dont la caractéristique essentielle était la discrétion et de rester inconnues tant que leur nom n’était pas mentionné dans une sombre affaire défrayant la chronique.
Qui plus est, l’actionnaire majoritaire – soixante-dix pour cent – en était la famille Cavalier.
Les trente pour cent restants appartenaient toujours à la famille Crindos. Bien heureuse de ne pas avoir tout perdu à la Libération après avoir eu la « faiblesse » – ils n’en connaissaient pas l’usage ! – de fabriquer du Cyclon B pour les chambres à gaz.
Leur sauveur avait été à l’époque Xavier Cavalier, tout auréolé de sa gloire de résistant de la première heure, qui prit la direction des laboratoires en 1946 en empochant trente pour cent des actions au passage et s’en appropria quarante autres pour cent au fil du temps. Avec ses méthodes si particulières et à l’efficacité redoutable.
– De nom, répondit évasivement Pierre Cavalier, son sixième sens mis en éveil.
Le Marseillais lui proposa de renouveler sa consommation lorsque le barman vint lui apporter son bourbon.
– Même chose, dit Cavalier bien décidé à percer au jour la véritable personnalité du « visiteur médical ».
Mais il avait le temps, le Peligrini ne le lâcherait sûrement pas de toute la soirée.
– Et vous, qu’est-ce que vous faites ? lui demanda le Marseillais avec un ton débonnaire. Ne me dites pas que vous êtes là pour tourisme. Vous me semblez trop tendu pour ça…
Pierre Cavalier encaissa.
– Vous êtes perspicace, lui répondit-il en souriant légèrement. Sûrement la déformation professionnelle.
– Hé ! dans mon métier, il faut être psychologue.
– Je suis là pour une affaire familiale, improvisa Cavalier en pensant à la grand-tante dont sa mère lui avait révélé l’existence lors de ce récent dîner qui avait viré au cauchemar.
– Alors, c’est que vous êtes un peu corse si vous avez de la famille ici.
– Oh ! juste une tante de ma mère qui avait épousé un Corse. Elle veut que je la conseille pour une maison de retraite. Elle a quatre-vingt-cinq ans et plus toute sa tête. En tout cas, elle ne peut plus vivre toute seule.
– Hé ! c’est bien triste de vieillir, compatit le Marseillais. Vous avez déjà trouvé une maison de retraite, si ce n’est pas indiscret ?
Ce l’était. Mais Pierre Cavalier répondit poliment que non.
– Alors je dois pouvoir vous aider avec mes relations ici dans le milieu médical, poursuivit Peligrini.
– Je vous en remercie, mais ce n’est pas la peine.
– Mais si, ça me fait plaisir, insista-t-il. À propos, elle habite où votre tante ?
– Ajaccio.
– Et vous êtes déjà allée la voir ?
Cavalier préféra ne pas mentir. Mais il prit une mauvaise direction sans s’en rendre immédiatement compte.
– Vous savez, dit-il, avec les vieux, c’est jamais facile ce genre de chose. Alors je préfère me renseigner avant.
– Ça tombe bien, j’ai du temps devant moi et nous allons chercher ensemble.
Le Marseillais était catégorique. Il était inutile de protester.
Pierre Cavalier prit l’air con. Celui qui lui sembla le plus approprié en la circonstance.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
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