vendredi 20 février 2009

Noir Express : "Corses toujours" (C. C. X) par Alain Pecunia, Chapitre 3 (suite 1)

Chapitre 3 (suite 1)





Les deux invités inattendus semblaient satisfaits de l’effet de surprise qu’ils produisaient.
Le sourire de Euh-Euh éclairait sa face éternellement joviale, tandis que le rictus de Fernandi élargissait la cicatrice que dessinaient ses lèvres dans son visage blafard.
Depuis que Patrice Dutour, charmant jeune homme de vingt-trois, était devenu leur protégé
*, Isabelle Cavalier se réjouissait toujours de sa présence. Il faisait partie du cercle familial. Mais elle refusait le statut d’intime à Fernandi, l’indicateur de la DST aux cinq meurtres – l’indic, pas la DST –, qui la mettait mal à l’aise avec sa peau malsaine, comme décolorée, et sa voix si basse qu’elle en était presque inaudible.
En précédant Euh-Euh et Fernandi dans le salon, elle jeta un regard interrogateur à Philippe-Henri.
– Ma chérie, tu ne m’as pas laissé le temps de t’expliquer tout à l’heure, commença le professeur sur un ton de maître de céans. J’étais justement en train d’expliquer à Pierre et à Mme de Puytrac que j’ai cru bon d’inviter nos deux amis afin qu’ils aient l’honneur de lui être présentés.
Nicole Puytrac s’était rengorgée de son brusque anoblissement particulaire. Elle en rosit même et dissimula maladroitement sa confusion sous un battement de cils bovaryen, mais porta instinctivement la main à son collier de fausses perles à trois rangs lorsqu’elle aperçut Jean Fernandi, et elle couina lorsque Euh-Euh se précipita sur elle pour lui déposer avec effusion – Patrice était toujours excessif, aux yeux des non-initiés, dans ses démonstrations affectives – un baiser « mouillé » sur chaque joue. Tentant vainement de l’écarter par des mouvements de bras désordonnés, donnant l’impression de chasser une mouche inopportune.
Un certain malaise s’instaura après ces présentations et que le passage à table ne dissipa pas immédiatement.
Seuls Pierre et Fernandi, qui s’étaient permis deux scotches bien tassés, alors que les deux femmes et Euh-Euh étaient au jus d’orange et Phil à la menthe à l’eau, semblaient rayonner de satisfaction béate mais muette.
Nicole Puytrac était coincée à un bout de table entre Philippe-Henri sur sa gauche et Jean Fernandi à sa droite, et se tenait penchée vers le premier pour s’écarter le plus possible du second.
Isabelle était à la gauche de Philippe-Henri, Euh-Euh en face d’elle et Pierre en bout.
Philippine, elle, jouait avec son chaton sur le canapé.
Philippe-Henri avait d’emblée attaqué avec Corneille – Racine allait suivre d’ici peu –, tandis qu’Isabelle s’escrimait avec le découpage du rôti de marcassin trop cuit et s’énervait à repousser l’assiette que Euh-Euh tendait avec insistance pour être servi en premier.
Nicole Puytrac, penché vers Philippe-Henri mais ne l’écoutant guère – elle n’était à l’aise qu’avec les sujets de santé, surtout ceux concernant la sienne –, sursautait à chaque « euh-euh… » de Patrice Dutour en jetant des regards craintifs auxquels personne ne prêtait attention.
Pierre Cavalier et Jean Fernandi en étaient à leur deuxième verre de bourgogne. Un excellent saint-romain rouge.
Pour une fois que quelqu’un d’autre que lui buvait du vin autour de cette table, Pierre en accélérait le « service » pour être sûr d’avoir une chance d’ouvrir ensuite la bouteille de « vieilles vignes » Clos-Vougeot. Jean Fernandi faisait un parfait comparse mais la peau de son visage restait toujours aussi blême, seules ses lèvres semblant se colorer légèrement.
Au troisième verre, Jean Fernandi se redressa en brandissant son verre et en criant :
– Vive l’Empereur !
Sursaut de surprise pour les uns, de frayeur pour Nicole Puytrac.
Philippe-Henri, après avoir compris le sens de cette interruption intempestive, se leva majestueusement de sa chaise et se pencha pour saisir son verre d’eau.
– À l’Empereur !
Patrice se leva d’un bon et renversa le reste de son verre de jus d’orange dans la saucière.
– Euh-euh… euh-euh…
– À l’Empereur ! et il s’excuse pour le verre, traduisit Philippe-Henri avant de se rasseoir.
Pour la maîtresse de maison, le repas virait au cauchemar.
Pour sa belle-mère également, qui lui jetait des regards éperdus.
– Ce n’est rien, mammie, rassurez-vous, à part ça, ils sont presque normaux, lâcha Isabelle, fataliste.
En ce qui le concernait, Pierre Cavalier se sentait ramené brutalement à la réalité de sa future mission.
Philippe-Henri avait lâché Corneille pour le Souvenir napoléonien.
Nicole Puytrac crut que, avec un peu de chance, le sujet de la mort de l’Empereur serait abordé. Ce qui lui permettrait de rebondir sur ses problèmes de santé plus ou moins imaginaires.
– Quelle triste mort pour un empereur…, tenta-t-elle.
* Voir Euh-Euh !


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

Aucun commentaire: