samedi 16 octobre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 22

Chapitre 22





Pour faire face à l’urgence, Chloé trouva, pour la saison, en échange du gîte et du couvert pour elle et sa sœur, une place de serveuse dans une petite brasserie de la ville qui n’en manquait pas.
Leur chambrette était située dans l’arrière-cour même de la brasserie, dans ce qui avait dû être un appentis. Ce n’était pas la petite maison de Blanche Neige dans la forêt, mais le doberman du patron avait sa niche à deux mètres de leur porte d’entrée, ce qui avait décidé Chloé à accepter la place.
Au moins, Jacques-Henri ne pourrait tenter de les approcher sans y laisser un mollet.
Simple précaution, car elle estimait qu’il avait dû prendre le large.
En tout cas, à sa place, c’est ce qu’elle aurait fait.
Pour l’instant, seul l’état de Zoé l’inquiétait.
Quinze jours après l’épisode Eusèbe Clovis, elle continuait de donner l’impression d’être « ailleurs ». Pas vraiment à l’ouest, mais absente. Non pas apathique mais indifférente. Affichant un sourire niais à longueur de journée. Se laissant vivre et restant vautrée sur le lit quand elle ne partait pas en promenade avec le chien qui s’était pris d’affection pour elle. Au point qu’il finit lui également vautré sur leur lit quand Zoé ne le sortait pas.
Chloé avait bien tenté de la sortir de son apathie, mais l’univers de sa sœur semblait se réduire à son lit et au chien, Titus.
Elle se demandait d’ailleurs si l’état lymphatique de sa sœur ne déteignait pas sur elle.
Chloé ne se reconnaissait pas. Tout comme sa sœur qui semblait être tombée en frigidité, elle-même n’était plus en quête de fun. Ou peut-être en avait-elle été gavée pour le restant de ses jours depuis la tentative d’élimination de Jacques-Henri qui s’était retournée contre elles.
Elle se laissait vivre au jour le jour et faisait son travail sans plaisir ni déplaisir. Ce qui ne la surprenait même plus. Même s’il faisait surgir parfois des souvenirs douloureux, surtout à cause de la présence d’un flipper près de l’entrée.
Pour le reste, le patron la laissait tranquille. Lui et sa femme ne semblaient songer qu’à leur tiroir-caisse et aux milles et une combines pour en laisser le moins possible au fisc. Et Norbert, le barman, était assez sympa avec elle.
Pourtant, cette existence était fort éloignée du mode de vie dont elle avait rêvé avec sa sœur. Peut-être avait-elle besoin d’une pause.
Parfois, quand elle sortait, elle cherchait Jacques-Henri du regard. Plus par réflexe que par crainte, d’ailleurs.
Puis elle cessa d’y penser. La saison battait son plein et elle était débordée. L’état de Zoé semblait s’améliorer et elle acceptait à présent de la seconder lors des coups de feu. Mais sa sœur continuait de l’exclure de ses longues promenades du matin et du soir avec Titus. Elle en souffrait car elles avaient toujours été très proches et n’avaient à présent plus guère de complicité.
Chloé devint naturellement jalouse du chien qui avait usurpé sa place auprès de sa cadette sur laquelle elle pensait sincèrement avoir toujours veillé telle une mère poule. Elle ne se sentait pas trahie, mais écartée, rejetée.
« Qu’est-ce qu’il a de plus que moi, ce clébard ! » se disait-elle parfois.
Un matin, avant l’ouverture du café, elle les avait même suivis et observés de loin sur la plage.
Elle vit Zoé s’obstiner à faire attaquer par Titus un morceau de bois qu’elle tenait tantôt à bout de bras et tantôt devant elle, à la hauteur de son ventre.
Chloé, après l’avoir observée un quart d’heure, haussa les épaules et rebroussa chemin.
Le comportement de sa sœur lui devenait incompréhensible.
C’est ce même matin qu’elle crut apercevoir la silhouette de Jacques-Henri près du marché.
Elle en frissonna de saisissement mais préféra ne pas en parler à sa sœur à son retour.
Le même soir, le chien, couché au pied de leur lit, grogna longuement.
La nuit suivante, il se redressa sur ses pattes et aboya. Ce qui ne lui arrivait jamais.
Chloé se leva lorsque le chien cessa d’aboyer. Elle resta un long moment immobile près de la porte à écouter les éventuels bruits.
– Reviens te coucher, lui dit calmement Zoé. Ce devait être un chat.
Pour Chloé, c’était le monde à l’envers. Elle inquiète et sa sœur imperturbable et rassurante.
Il n’y avait pas de raison, après tout, que sa sœur ne partage pas son angoisse.
– Et si c’était Jacques-Henri ? dit-elle presque méchamment.
– Et alors ? fit Zoé en changeant de côté.
Chloé se recoucha perplexe sans parvenir à retrouver le sommeil.
Il n’y eut plus d’alerte nocturne mais Chloé sentit de plus en plus la présence angoissante d’une menace diffuse.
Elle en était convaincue, Jacques-Henri était revenu. Il était là, quelque part, tapi dans l’ombre de la ville insouciante. Les épiant et attendant le moment de frapper. Mais elle n’allait pas attendre qu’il surgisse à l’improviste. Elle devait prendre les devants, aller à sa rencontre, le débusquer. Sinon, elle risquait de s’abandonner à cette panique qu’elle sentait poindre en elle et qu’il devait soupçonner.
– Il est là, je le sens, dit-elle à sa sœur alors qu’elles prenaient leur petit déjeuner avant l’ouverture de la brasserie.
– De qui parles-tu ?
– Mais de Jacques-Henri ! répondit-elle énervée de l’insouciance de sa sœur. Il est revenu, je le sais.
Zoé haussa les épaules et regarda sa montre.
– Je vais promener Titus, dit-elle en se levant.
Chloé passa les deux premières heures de la matinée à servir et desservir tout en échafaudant des plans tous plus bancals les uns que les autres.
En fait, elle n’en voyait que deux qui tiennent la route. Trouver sa tanière et le cramer. Ou le donner à bouffer à Titus.
Le second était aléatoire. Son succès dépendait de l’appétit du doberman.
Le premier l’était moins et elle avait l’expérience pour elle. Mais il fallait trouver la tanière.
Le facteur interrompit le cours de ses pensées en lui remettant une liasse de courriers et de pubs.
Chloé déposa le tout à côté de la caisse de la patronne qui la héla dès qu’elle eut survolé les lettres.
– Pour toi, Chloé.
Elle fut surprise car son seul courrier se réduisait à ses échanges de correspondance entre elle et les assurances pour l’indemnisation de ses biens partis en fumée après l’incendie de leur appartement. Maigres biens qu’elle avait largement majorés et dont l’assurance ne cessait de réclamer les justificatifs d’achat ou des photos.
Une lettre d’étude notariale. De Pornichet, Loire-Atlantique. Le pays de sa mère. Son cœur fit un bond et elle ouvrit la lettre fébrilement.
Deux pages pleines où le notaire l’informait qu’il était chargé de régler la succession de Marie-Thérèse Bellemain, décédée six mois auparavant. Dont la fille, Marie-Louise Bellemain était également décédée. Par conséquent, elles étaient, Chloé Terrassou et Zoé Terrassou, en qualité de petites-filles de la défunte, les héritières ainsi que M. Jacques-Henri Bellou…
Les lettres se mirent à sautiller devant les yeux de Chloé qui dut s’asseoir à un coin de table pour en poursuivre la lecture.
… fils de Marie-Louise Bellemain…
Ses bras en tombèrent. Elle était abasourdie.
– Une mauvaise nouvelle ? lui demanda sèchement la patronne de derrière sa caisse.
Les clients se tournèrent un instant vers elle.
– Oui et non, répondit-elle machinalement en se levant et en pliant la lettre.
La patronne remarqua sa pâleur et demanda à Norbert, le barman, de la remplacer en salle.
– Je m’occuperai du comptoir, lui dit-elle, et toi, Chloé, prend une pause, mais reviens-moi en forme pour le coup de feu de treize heures.


© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

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