jeudi 14 octobre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 18

Chapitre 18





Les sœurs Terrassou, rassurées de s’être confiées et mises sous la sauvegarde de la police en la personne d’Eusèbe Clovis, mais néanmoins prudentes, comptèrent une large demi-heure avant de remonter chez elles avec leur barda.
Bien décidées à respecter scrupuleusement les consignes du policier municipal, elles s’enfermèrent à double tour sitôt la porte de leur appartement refermée. Se sentant immédiatement soulagées d’être enfin à l’abri de la vindicte de Jacques-Henri.
Soulagement bien éphémère qui se transforma en totale frayeur lorsqu’elles pénétrèrent dans leur chambre pour se rendre à la salle de bains afin de prendre une douche purificatrice bien méritée.
Zoé poussa un long ululement suraigu avant de s’écrouler sur le faux parquet telle une poupée de chiffon, tandis que sa sœur, terrorisée, resta pétrifiée, ne pouvant détacher son regard de la paire de ciseaux émergeant de l’abdomen de l’Antillais inanimé.
Cette paire de ciseaux lui faisait horreur et la fascinait à la fois. Elle ne vit plus qu’elle et, tel un automate, sans prêter attention à sa sœur affalée sur le sol ni au corps du policier, marcha jusqu’au lit et la retira d’un geste brusque.
Eusèbe Clovis eut un sursaut. Il agonisait sûrement mais n’était pas encore mort.
Il fixa ses yeux vitreux sur la jeune femme et eut la force de soulever sa main droite vers elle. Comme un appel muet.
Sottement, Chloé se sentit soulagée que la blessure ne fût pas mortelle. Un instant plus tôt, elle avait cru que leur assurance vie avait viré l’arme à gauche. Mais il était encore vivant. Elles allaient appeler les secours et tout finirait par s’arranger.
Elle défit le bâillon et s’approcha du visage de l’homme au regard vitreux qui ouvrait la bouche comme un poisson hors de l’eau.
– Be… lou… Por… ni…
Chloé s’inquiéta. Eusèbe Clovis semblait bien mal-en-point et faisait des efforts désespérés pour dire quelque chose sans y parvenir.
– Bellou, j’ai compris, mais le reste ? dit-elle.
L’Antillais goba de nouveau le vide. Puis il fit un ultime effort.
– Porni…
Expirant cette fois-ci pour de bon en bavant du sang que c’en était franchement dégueulasse, pas du tout le genre de finale que l’on se souhaiterait, une odeur nauséabonde se dégageant, pour couronner le tout, de la bouche ou du ventre d’Eusèbe Clovis – Chloé ne savait plus.
Elle fila vomir dans la salle de bains mais gerba avant de l’atteindre.
Zoé choisit ce moment-là pour refaire surface parmi les « beueurk » de sa sœur, et c’est à quatre pattes – pour ne pas apercevoir le corps – qu’elle quitta tant bien que mal cette chambre des horreurs.
Les deux sœurs étaient anéanties. Jacques-Henri était on ne sait où, sûrement pas loin, et attendait le moment opportun pour leur faire subir un sort analogue à celui d’Eusèbe Clovis. Mais pourquoi s’en était-il pris à ce dernier ? Parce qu’il était un policier de la ville ? Ça n’avait aucun sens. À moins qu’il ait jugé qu’il représentait un danger quelconque pour une raison qu’elles ignoraient. Ou alors il avait voulu leur faire peur et leur envoyer un message. « Donnez-moi à la police si bon vous semble, mais expliquez-leur la présence d’un cadavre dans votre appartement. » Mais comment aurait-il deviné que c’était là leur intention ? Et, surtout, qu’Eusèbe Clovis était leur intermédiaire ? Pour ça, il aurait fallu qu’il soit doté d’un sixième sens. Ou qu’il ait pu se transformer en homme invisible et se trouver en même temps qu’elles et le policier dans le box.
« Si tu continues comme ça, ma fille, se dit Chloé, tu vas finir par dérailler complètement. Ressaisis-toi ou tu vas finir comme ta pétasse de frangine. »
Zoé était assise, recroquevillée sur elle-même, à même le sol de la cuisine, le dos contre la porte fermée. Comme si Eusèbe ou bien Jacques-Henri avait pu surgir à tout instant.
Elle était totalement sonnée et gardait le regard hagard. Ne dégoisant pas un mot depuis plus d’une heure.
Pourtant, il fallait prendre une décision. Les collègues du policier allaient finir par s’inquiéter de son absence. Bien sûr, il ne pourrait constater que son absence. Ils n’avaient aucune raison de venir le chercher chez elles.
Mais, elles, combien de temps tiendraient-elles avec ce squatter importun dont l’odeur finirait par envahir tout le deux-pièces ? Et quand elle atteindrait le palier ?
Elle songea un instant à l’idée qu’avait eue sa sœur pour se débarrasser du corps de Jacques-Henri avec son histoire de le donner à bouffer à deux molosses. C’était, tout compte fait, pas si stupide que ça, au moins une idée comme une autre. Mais, même nourris aux croquettes et sevrés de viande, est-ce qu’ils accepteraient de se morfler de la barbaque en décomposition avancée ?
En tout cas, il n’était pas question de débiter ce putain de cadavre en morceaux, même grossièrement.
Chloé imagina un instant deux bestioles affamées de la taille d’un petit veau lâchées dans la chambre. Le carnage ? À côté, Massacre à la tronçonneuse ou Le Retour des morts vivants ressembleraient à une production Disney !
Et après, quand il faudrait récupérer les bestioles, qui dit qu’elles n’auraient pas envie de se jeter sur de la viande fraîche sur pied et bien vivante ?
Pourtant, il fallait se débarrasser du cadavre. Et elles n’allaient tout de même pas se le bouffer elles-mêmes.
Zoé, si elle avait encore un neurone en activité, dirait : « Barrons-nous. »
Tu parles, en moins de deux les flics leur mettraient la main au collet.
Oui, Jacques-Henri leur avait dressé un putain de piège.
Chloé se sentit soudain très lasse. « Merde, se dit-elle, on ne mérite pas ça… »
L’idée de prier lui passa par l’esprit. « Je vais quand même pas allumer un cierge ! »
Cierge, allumer… feu !
Oui, il fallait foutre le feu, même si tout l’immeuble y passait.
Carbonisé, réduit en cendres, le cadavre d’Eusèbe Clovis serait inoffensif.
Le hic, c’est que, ne retrouvant pas leurs restes à elles dans les décombres, on les chercherait et les soupçonnerait peut-être. Quelqu’un pourrait même s’apercevoir de leur départ peu avant l’incendie. Avec le bol qu’elles avaient en ce moment, ce n’était pas impossible.
« Suffit que tout le monde crame », lui dit une petite voix intérieure.
Elle frissonna et eut une idée pour limiter la casse. Et ça leur fournirait en même temps un alibi solide.
Mais, d’abord, il fallait que Zoé recouvre ses esprits. Qu’elle reste un zombie, si ça lui chantait, mais un zombie présentable et sortable. D’ailleurs, son état présentait un avantage certain : au moins, elle ne la ferait pas chier.



© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

Aucun commentaire: