dimanche 19 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 8 (suite 2 et fin)

Chapitre 8 (suite 2 et fin)





Le seul point noir de cette existence fut, l’année de ses quarante ans, en 1986, la naissance de son fils. Enfin, celle du fils de Dany. Car, là, il était sûr et certain de ne pas en être le père puisqu’il ne couchait plus avec sa femme depuis deux ans.
D’un commun accord, ils se servaient l’un de l’autre pour jouer le couple échangiste.
Question de standing. C’était plus classe que la promiscuité, pas toujours de bon aloi, socialement parlant, de leurs anciennes partouzes post-soixante-huitardes.
Avec l’échangisme, si l’on rencontrait quelques anciens et anciennes de Mai, il s’agissait au moins de ceux qui avaient réussi. Donc du même milieu.
On était entre soi. On ne mélangeait plus les torchons et les serviettes.
Bien sûr, il avait tenté de questionner Dany sur l’identité du père. Tenté seulement, car elle l’avait vite stoppé d’un : « Ça ne te regarde pas ! » hargneux.
Pour couronner le tout, elle décida de prénommer ce bâtard Jean. Rien que pour l’emmerder.
Dany avait quarante-deux ans à la naissance de son fils.
C’est à cette époque, peu après l’accouchement, qu’elle commença à se laisser aller physiquement.
Elle avait déjà commencé à s’empâter, mais là ce fut le pompon, le début de sa marche – par paliers – vers les quatre-vingts kilos pour son mètre soixante-neuf. Avec une nette tendance à picoler.
Et le début d’une haine de plus en plus sourde à l’égard d’Alexandre Caillard qui n’en comprenait pas la raison puisqu’ils vivaient librement leur vie d’un commun accord et qu’il s’était accommodé de l’existence de ce bâtard qu’elle lui avait pondu dans le dos.
Accommodé. C’était le mot juste, car, tout en l’éduquant comme son propre fils, il n’avait jamais éprouvé la moindre affection pour ce fils-là. Et, avec l’adolescence de ce petit con, la réciproque se manifestait de plus en plus.
Mais Alexandre Caillard n’y voyait pas un juste retour des choses. Seulement de l’ingratitude. Ce qui envenimait leurs rapports « père-fils » et les rendait de plus en plus conflictuels.
Il s’arrêta de tourner en rond dans son bureau et se demanda pourquoi il en était venu à penser à son fils.
À cause de leur engueulade d’hier soir ?
Ce n’était pourtant pas la première et ce ne serait sûrement pas la dernière.
Ils étaient aussi arrogants l’un que l’autre.
– Un chien ne fait pas un chat, mon Minou, minaudait sa pouffiasse de mère.
Rien que pour le plaisir de le narguer.
Il s’ébroua en haussant les épaules et se concentra à nouveau sur sa préoccupation essentielle.
Ce putain de coup de fil anonyme.
Cette curieuse voix surgie d’un lointain passé et qu’il s’efforçait en vain d’identifier.
Pourtant, elle avait quelque chose de familier.
Il avait déjà entendu cette voix. Il en était sûr.
En fait, il y avait eu deux appels.
Le premier la veille, vers dix-sept heures. À son cabinet de la rue du Cherche-Midi. Alors que sa secrétaire venait de faire entrer son avant dernier rendez-vous. Maud. Une ancienne maîtresse, épouse d’un sénateur socialiste, qui lui demandait de prendre en main son divorce.
Le genre d’affaire merdique en soi. Surtout que ledit sénateur appartenait à la même loge que lui-même.
Elle était enragée. La haine lui déformait le visage. À un point tel qu’il crut que son récent lifting allait lâcher quand elle cracha :
– Aide-moi à en tirer un max, Alex ! Ce pédé me trompe avec son attaché parlementaire. Un type de vingt-huit ans. C’est ignoble !
Alexandre Caillard afficha le masque protecteur de sa profession.
Apparemment poli mais absolument indéchiffrable.
Se demandant ce qui était « ignoble ».
D’ailleurs, il connaissait trop le penchant du sénateur pour les lolitas pour prêter le moindre crédit aux propos de Maud.
Il était bien placé pour le savoir.
Le sénateur le sollicitait toujours – et plus souvent que de raison – quand une de ses liaisons avec une mineure tournait mal.
Pain béni pour le « Service ».
Et il n’était pas le seul parlementaire à avoir ses « faiblesses » charnelles. Dérives des plus variées où la couleur politique ne rentrait pas en ligne de compte et que le « Service » encourageait parfois quand il ne les organisait pas.
La sonnerie de sa ligne perso lui sembla une perche salvatrice tendue par le Grand Architecte.
– Tu te souviens de Jean ?
La question le surprit bêtement. Il pensa tout d’abord à son fils.
– Jean ? dit-il sans réfléchir. Mais c’est mon fils…
– Non, je te parle de l’autre…
Et l’inconnu avait raccroché. Le laissant groggy.
Il avait ensuite subi la logorrhée matrimoniale de Maud dans un état de totale apathie que celle-ci interpréta comme une approbation muette.
Une demi-heure plus tard, sa secrétaire mit fin au soliloque de la femme du sénateur en venant annoncer d’un ton aigre l’arrivée de son rendez-vous suivant.
– Je n’en attendais pas moins de toi. Merci, Alex, dit Maud en se retirant vivement sous le regard d’inventaire de la secrétaire.
Il ne se souvenait même pas de ce qu’elle avait pu lui raconter ni de ce qu’il avait pu lui promettre.
En tout cas, il pouvait compter sur sa secrétaire et maîtresse occasionnelle pour ne pas lui trouver de rendez-vous avant six bons mois.
Et puis, ce matin, chez lui, ce deuxième appel. Plus inquiétant. Alors qu’il avait difficilement trouvé le sommeil et qu’il avait fallu que le fils de Dany le provoque pendant tout le dîner en le menaçant de se présenter dans la même circonscription que lui sur une liste trotskyste aux prochaines municipales.
– Tu te souviens de la mort de Jean ? avait demandé la même voix.
Mais ce n’était pas une question.
Il s’était tu.
– Tu vas payer, avait repris la voix.
Il s’était énervé.
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? avait-il crié.
L’autre avait déjà raccroché.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

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