lundi 6 avril 2009

Noir Express : "Sur le quai" (C. C. XI) par Alain Pecunia, Chapitre 2 (suite 1)

Chapitre 2 (suite 1)





Alexandre Caillard ne les a pas remarqués.
Il est en train de commander un café et un sandwich au jambon au serveur nonchalant au long tablier, en essayant de faire comprendre qu’il est pressé.
De prisa, por favor, dit-il.
Les deux hommes se jettent un regard entendu.
Le plus jeune vient s’asseoir à quelques mètres d’Alexandre Caillard.
Il s’installe de manière ostentatoire parallèlement à la table. Se rejetant en arrière sur sa chaise en équilibre sur deux pieds et allongeant ses jambes devant lui dans la travée, comme pour en interdire l’accès.
Le plus âgé, la quarantaine, se dirige vers la table d’Alexandre Caillard à qui le garçon vient d’apporter sa commande.
Alexandre Caillard ne réalise pas immédiatement quand il voit l’inconnu s’asseoir en face de lui.
Il va pour mordre son sandwich mais reste la bouche ouverte.
– Du calme, cher monsieur Caillard, dit l’inconnu en posant fermement sa main sur l’avant-bras d’Alexandre. Du calme. Nous allons, nous Espagnols, faire la connaissance des jeunes Français en ce moment. Bien que nous eussions préféré que ce soit en d’autres circonstances.
Un instant, Alexandre Caillard a stupidement pensé qu’il s’agissait d’une erreur.
Il a reçu comme un coup de poing invisible au plexus et se sent mentalement groggy.
– Votre café va refroidir, monsieur Caillard, dit l’inconnu en retirant sa main. Je vous en prie, ajoute-t-il en indiquant de la tête la tasse d’Alexandre.
En s’engageant dans cette action clandestine, Alexandre Caillard a parfois imaginé qu’il pourrait se faire arrêter.
Il l’a imaginé mais ne l’a jamais réellement pensé. Dans cette nuance réside l’erreur. Il ne peut plus, à présent, envisager de se faire arrêter. Il en est totalement incapable. Cela lui est impensable, inconcevable.
Le commissaire le fixe, matois, suivant le cheminement des bribes de pensée d’Alexandre Caillard.
– Mais qui… qui êtes-vous ? articule difficilement ce dernier, qui vient de réaliser pleinement qu’il ne s’agit pas d’une erreur mais de quelque chose de menaçant.
Il dirige son regard vers l’autre inconnu qui, sa chaise toujours en équilibre sur les pieds arrière, le regarde, à demi retourné, avec un sourire carnassier.
– Votre réponse sera la bonne, répond le policier. Mais n’ayez crainte, nous ne vous voulons aucun mal. Nous ne voulons pas gâcher votre bref séjour chez nous. Au contraire, nous aimerions que vous puissiez rentrer en France en ne gardant qu’un bon souvenir de notre hospitalité.
Alexandre Caillard s’efforce de se ressaisir. Vainement.
Un frissonnement le saisit. Il n’est plus dû à la fraîcheur d’un matin d’avril.
Inutilement, il tente de le contrôler, de renouer le fil de sa pensée.
– Vous savez, reprend le policier, les prisons espagnoles ne sont guère réjouissantes. C’est ce que dit votre propagande, n’est-ce pas ? Elle dit aussi que nous sommes des tortionnaires fascistes… C’est vrai, il nous arrive de torturer ces fous et ces criminels qui veulent s’attaquer à l’ordre espagnol qui fait régner la paix civile, ces ennemis de l’Espagne que sont les anarchistes et les communistes. Mais vous n’êtes pas un terroriste. Vous vous êtes seulement laissé entraîner. L’enthousiasme de la jeunesse, dit-il en souriant. Vous n’avez pas commis de crime, alors ne gâchez pas tout. Entendons-nous, tout simplement, conclut-il en durcissant imperceptiblement le ton.
Alexandre Caillard ne sait plus où il en est. Il passe du ludique au réel en chute libre.
Le commissaire, lui, le sait où il en est.
Il est même là pour le rattraper. Amortir la chute.
Appuyé contre le dossier de la chaise, il attend patiemment.
– Que voulez-vous ? demande Alexandre Caillard d’une voix incertaine.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

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