dimanche 24 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





C’était il y a quatre ans.
Depuis, Christine avait largement dragué dans les parages de la rue Cler, quasiment à domicile. Mais je ne pouvais ni n’avais l’envie de partir dans d’autres tentatives d’élimination de ses amants. C’était trop proche et c’eût été une tâche sans fin. Même si j’étais le plus malheureux des hommes, je me réfugiai dans le rôle magnanime de l’homme moderne qui ne confond pas sexualité et sentiment.
Ma vie professionnelle, qui n’avait jamais jusqu’à présent souffert des frasques de Christine – « Elle me ramène même des clients ! » me disais-je parfois amèrement –, était en quelque sorte le rempart de mon existence contre la réalité.
Puis tout commença à basculer il y a deux ans, quand Christine tomba sur un dealer.
Durant toutes ces années d’infidélité et de vie de collectionneuse, elle avait bien dû en fréquenter, mais je dois reconnaître, ce qui est malgré tout surprenant, qu’elle n’avait jamais été intéressée par la drogue. Elle était vaginale – ça au moins je le sais –, avec préliminaires pervers, plutôt que piqûre ou sniffette. De toute façon, elle n’avait jamais supporté les piqûres ni même la vue d’une seringue. Elle fumait même pas. Je me croyais vraiment peinard de ce côté-là.
Mais elle devint sniffette. Peut-être, me disais-je, parce qu’elle n’a plus rien à attendre du côté cul sous toutes ses formes vu qu’elle a tout essayé et réessayé.
Clément, il s’appelait ce dealer. Précoce, vingt-deux ans. Fils à papa. Un trois-pièces rue Saint-Dominique. Une Mercedes cabriolet. Bien fringué et beau parleur. Un mètre quatre-vingt-cinq, la gueule d’un hidalgo sans la classe, un peu bohème, les cheveux mi-longs rejetés en arrière. Ni propre ni sale. Toujours entre deux doses.
Christine, évidemment, ne manqua pas de l’amener au restaurant.
J’ai d’abord pris ça pour une tocade. Mais la drogue est rarement une tocade. Et puis, elle a commencé à taper dans la caisse malgré toute ma vigilance et celle des deux serveurs. À se demander si elle n’en avait pas embobiné un – ou les deux à la fois. J’ai alors tout fait pour l’empêcher de se droguer et de partouzer à l’aveugle. Je n’ai jamais pu la conduire dans un centre de désintoxication, alors j’y allais moi-même pour pêcher des infos.
J’ai tout tenté. L’autorité. La compréhension. La fermeté et le laxisme. J’ai même adhéré un moment à une association pour la légalisation de la drogue. Mais je n’ai pas tardé à avoir les Stups au restau. Ils voulaient vérifier qu’il n’y avait pas de trafic organisé. Vu que Christine, elle, ne se cachait plus pour sniffer. Et moi j’y tenais à ma patente. Si Christine était le sens de ma vie, le restau, lui, il est ma raison d’être – et déjà mon moyen de subsistance.
De toute façon, la légalisation de la drogue, moi je n’y croyais plus. Mon bon sens de commerçant avait repris le dessus.
Ceux qui veulent la légalisation disent : comme ça, la drogue, elle sera en vente libre et pas chère et ne rapportera donc plus assez aux trafiquants pour qu’ils continuent de s’y intéresser.
Ce qui est faux, car ils vendront encore moins cher et, vu l’étendue de ce marché de masse, ils ramasseront la mise.
Alors donnons-la gratuitement.
Oui, mais, là, elle risque de ne plus intéresser grand monde. Il n’y a pas d’effet de mode avec un truc gratos et ça n’emmerdera plus personne ni n’aura plus aucune signification transgressive.
Et l’effet de mode et le besoin de transgression, ils se porteront – ils se portent déjà – sur les drogues de synthèse qui rapportent encore plus gros et qui sont loin d’être épuisées question nouveautés. Et les truands ramasseront toujours la mise.
La coke deviendra bientôt aussi ringarde que la marijuana. Un truc pour vieux en maison de retraite.
Pour la première fois depuis notre rencontre, je m’opposai à Christine et lui intimai l’ordre de ne pas sniffer au restau – c’est mauvais pour la clientèle, même si elle n’était pas la seule à renifler dans ce quartier cosmopolite, et ça attire les Stups. De ne pas ramener de drogue ni chez nous ni au restau – ma grande frousse, c’était qu’elle puisse en planquer pour le commerce de son gigolo. Là, c’était la patente qui sautait à coup sûr.
Mais rien n’y faisait. Ni menace ni tendresse. Elle ne voulait rien entendre. Me traitait de vieux con. Qu’elle était amoureuse de Clément et que je ne pouvais pas comprendre. Qu’il me ferait la peau son Clément si je continuais à faire du ramdam avec les flics. Que je n’étais qu’un jaloux. Un minable. Un trou du cul de commerçant étriqué qui foirait devant les bœufs.
Pour la première fois, je lui filai une baffe. Magistrale.
Elle vint se coller contre moi. Me demanda pardon et me fit l’amour comme dans les premiers temps de notre rencontre. Avec longue sucée pour moi, léchouille experte pour elle, doigt dans le cul pour les deux et éjaculations successives et dans le désordre dans tous les trous existants.
Le feu d’artifice complet, quoi ! Plutôt Carnaval de Nice que celui de Maubeuge.
Mais qui ne dura que ce que dure ces feux-là. Guère plus qu’un feu de paille.
Tout le cirque et les emmerdes recommencèrent. En s’accentuant. Avec moins de baises qu’avant vu que ça devenait de moins en moins son truc.
Enfin, pas vraiment. Je pouvais la baiser comme je voulais et quand je voulais – d’ailleurs, je n’étais pas le seul dans le quartier – mais j’avais l’impression de me masturber devant un magazine de cul vu qu’elle réagissait de moins en moins et que, tout au plus, soit elle somnolait ou partait en gazouillis à faire débander un saint.
Et j’avais la police de plus en plus sur le dos. Me faisant comprendre que j’étais limite complicité de recel et commerce illicite de substances dangereuses.
Un flic à demeure en terrasse par beau temps ou à l’intérieur près de la porte des toilettes par mauvais temps, ça commençait à faire désordre pour mon type de commerce.
Et ça fit encore plus désordre quand une descente des Stups, un soir, découvrit la planque du Clément sous une dalle descellée derrière la porte des toilettes. Et c’était sa réserve pour tout le secteur.
Mais la planque, elle était dans mon restau, Le Relais angevin, pas chez Clément.
Celui-là, il était moins con que ma Christine ou elle était plus tarée que lui, selon.
Alors, pour les flics, c’était MA planque !
Et quand ils trouvèrent dans le tiroir secret de la commode de l’arrière-grand-mère – que même moi je ne savais pas qu’elle avait un tel tiroir à l’ancienne – une réserve supplémentaire, ben c’était encore chez moi !



© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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