lundi 18 août 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (Chroniques croisées IV) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Ce récit est idéal pour ceux qui reviennent de vacances ou sont sur le départ – et pour ceux ou celles qui en sont privé, il sera d’une grande consolation…

Gérard Langlot s’est installé provisoirement à Saint-Michel-Chef-Chef, pittoresque station balnéaire de la Loire-Atlantique que vous connaissez déjà. Langlot apprécie les joies de la pêche à pied. Mais, en poussant son haveneau, il ramène des algues, quelques crevettes et des morceaux de sa femme… Il se souvient de l’avoir tuée mais pas de l’avoir dépecée. Hallucination ou manipulation ?
Même morte, sa femme lui pourrit la vie. Une histoire banale aux limites de la folie.

Gérard Langlot est le patron du Relais angevin, bar-restau de la rue Cler (Paris 7e). Le lieu et le personnage sont récurrents par la suite.



Chapitre 1





De l’eau jusqu’à mi-cuisse, Gérard poussait son haveneau
* depuis une bonne demi-heure. Ils n’étaient que cinq pêcheurs à pied en cet après-midi de semaine de la mi-juin.
Il profitait de ce plaisir quasi solitaire pendant qu’il en était encore temps et, surtout, pour ne rien changer à ses habitudes. Bientôt, dès le début juillet, ils seraient des dizaines, petits et grands, à profiter ainsi de la basse mer pour ratisser la crevette chacun dans sa direction avec des haveneaux de toutes tailles.
Pour la plupart en short ou en slip de bains. Torse nu, tee-shirt ou marcel. Casquettes, certaines publicitaires, tête nue ou couvre-chefs informes. Sandalettes en plastique ou pieds nus. Quelques-uns avec des cuissardes – les professionnels.
De part et d’autre du long banc de sable où certains chercheraient d’éventuelles palourdes ou d’hypothétiques couteaux avec leur petite boîte de sel à la main. Deux ou trois s’y attaqueraient carrément à la pelle, bêchant méticuleusement le banc par carrés successifs – encore des professionnels.
Gérard releva le haveneau une nouvelle fois pour y recueillir une maigre poignée de crevettes grises qu’il jeta dans son vieux panier de pêche en osier passé en bandoulière et qui lui battait le flanc.
Il replongea son haveneau et reprit sa marche lente. Le releva de nouveau dix mètres plus loin.
Cette fois-ci, c’était légèrement plus lourd. Peut-être des petites soles. Parfois ça arrivait. Mais de moins en moins.
Il mit sa main dans le fond du filet pour commencer son tri.
Ce n’était ni une méduse – c’était d’ailleurs pas la saison – ni une étoile de mer – ça se raréfiait plutôt. Non plus une petite raie.
Il se saisit de la chose informe pour la relâcher aussitôt dans le filet avec répulsion.
Une main !
Il jeta un regard de droite et de gauche et remit discrètement le tout à la mer. Replongeant son haveneau et reprenant sa marche tout en regardant derrière lui avec la hantise absurde que la chose ne se transforme en piranha.
« J’ai rêvé ! C’est pas possible ! » se dit-il. Mais il n’éprouvait aucune envie de retourner sur ses pas pour le constater.
Il sentit la barre en bois du haveneau buter contre quelque chose. De nouveau, le filet devint légèrement plus lourd.
Gérard le releva sans précipitation, plein d’inquiétude.
Ce n’était qu’une tête avec de longs cheveux blonds filasses plaqués sur la face.
Il se mit à trembler de tous ses membres. Figé sur place. Se demandant, terrifié, combien de morceaux petits et grands pouvaient le cerner ainsi.
Prenant appui sur la jambe gauche, telle une ballerine pour un fouetté, il chercha à tâtons du pied gauche autour de lui.
Il heurta une branche molle.
Horrifié, il parvint à se dire, au bord de la panique, que, un, du bois ça flotte et ça nage pas entre deux eaux, deux, le bois c’est pas mou.
Gérard se figea à nouveau dans une complète immobilité.
Mais la branche molle vint heurter sa jambe à mi-mollet.
La chair de poule de sa vie.
« Si c’est mort, ça mord pas, si… », se répétait-il pour s’encourager et exorciser sa peur.
Il voulait sortir de ce cauchemar au plus vite mais craignait, horrifié, de tomber sur tout le reste.
Gérard avait envie de crier au secours, de hurler à l’aide. Mais il ne le pouvait pas. Il savait, surtout, qu’il ne le devait pas.
Il avait reconnu la tête de Christine. Sa femme.
Dont il avait signalé la disparition neuf jours plus tôt à la gendarmerie.
Allez donc raconter aux flics que, tiens ! justement, alors que vous poussiez le haveneau pour ramener une bonne cuisine de crevettes et, peut-être, deux, trois solettes, vous veniez de tomber – par le plus grand des hasards – sur les morceaux divers et variés de votre épouse disparue…
Surtout si c’est vous qui l’aviez tuée. Et pas accidentellement.


* « Filet utilisé sur les plages sablonneuses pour la pêche à la crevette et aux poissons plats. » (Petit Robert 1.)

© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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