jeudi 25 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 11

Chapitre 11





L’année scolaire 95-96 a été sans histoire. Pour moi.
Je fus quand même déçu de ne pas trouver d’éditeur pour mon roman commencé l’année précédente et qui plaisait tant à maman. – Ghislaine, elle, ne s’y était intéressée que pour me faire plaisir. Je le sais bien. Comme tous les scientifiques, c’est une handicapée de la réelle intelligence. Celle qui permet de se délecter des grandes œuvres classiques.
Par exemple, après plus de deux ans de vie commune, si je dis Iliade, elle pense île grecque. Madame Bovary, une actrice de théâtre. Flaubert ? Son mari.
D’accord, Flaubert n’est peut-être pas un bon exemple. Ce n’est pas tout à fait un classique. C’est trop bourgeois.
Bon, de toute façon, j’ai toujours connu les limites intellectuelles de Ghislaine. Et ce n’est pas pour parler littérature que je l’ai laissée s’installer avec nous, maman et moi.
Bref, aucun éditeur pour ce roman empreint de classicisme et exposant toute la richesse du monde intérieur d’un agrégé de lettres.
La vie d’un agrégé de lettres toute centrée sur sa vocation de transmettre le beau, qui a vécu avec sa maman jusqu’à sa mort et qui en est si peiné qu’il va consulter un psychiatre éminent dont, par chance, ses conseils avisés vont remplacer ceux que savait si bien lui prodiguer sa maman. Comme voyager, multiplier les possibilités de rencontres. En un mot, qui va le faire naître à sa propre destinée.
Eh bien, non, aucun éditeur pour l’éditer ! Tous minables dans leur refus. Du genre « Ça ne correspond pas à ce que nous recherchons », « C’est un roman à l’écriture un peu trop classique » – oser dire ça, le comble ! –, « C’est pas très clair. On ne comprend pas si la maman est toujours vivante ou si elle est morte », « Ça ne nous intéresse pas. Mais, un conseil, changez le nom du psychiatre, Isaac Lévy » – je n’ai pas compris pourquoi, eux j’en suis sûr, ils ne l’avaient même pas lu ! –, « Morbide. Ce n’est pas ce que nous recherchons », « Trop d’imagination non maîtrisée. Guère plausible »…
« Morbide », « guère plausible », qu’ils écrivaient !
Alors là, c’est pas compliqué, j’ai renoncé tout simplement à le présenter à d’autres éditeurs.
Je raconte ma vie – dans tous ses détails – et il n’y en a pas un que ça intéresse ! Pas même mon amour pour maman. À croire qu’aucun éditeur n’aime sa mère.
J’ai été très marri de tous ces refus, mais, tant pis pour eux, ma vie je vais continuer à la vivre et à me l’écrire rien que pour moi – et maman, bien sûr. Mais, avec elle, je me sens quand même obligé de sauter certains paragraphes quand je lui fais la lecture de mes nouveaux chapitres.
En parlant de nouveau chapitre, justement, je sens que celui que j’envisage pour cet été 1996 restera dans les annales du classicisme.
J’avais prévu de longue date que la police attendrait avec impatience le prochain 15 août pour tenter de m’attraper. Qu’ils « y mettraient le paquet », façon de parler comme eux.
Alors j’ai eu une idée géniale. Les prendre à contre-pied. À contretemps, en l’occurrence.
Et profiter de leur propre dispositif de sécurité du 14 Juillet concentré sur les Champs-Elysées.
À neuf heures du matin. Alors que les Parisiens qui sont restés dans la capitale font soit la grasse matinée, soit le pied de grue sur les Champs pour voir défiler la Grande Muette dans le fracas des chars et des fanfares militaires, ou bien s’épouillent consciencieusement des miasmes de la nuit tout en contemplant le même défilé à la télé.
Dans le bois de Boulogne. Près de la cascade des Fusillés. En souvenir de « pauvre papa ».
Une qui venait juste de baisser son jogging pour pisser à l’abri d’un buisson.
Elle ne s’est même pas défendue. Pourtant elle était jeune et sportive.
Elle pensait juste à relever son futal. Alors ça a été rapide.
J’ai même eu le temps de lui remonter son pantalon après. Pour pas qu’ils aillent se faire des idées sur mes intentions et colporter devant la presse qu’on avait maintenant affaire à un obsédé sexuel. Surtout qu’elle ne portait même pas de slip.
Ce coup-là, j’ai joui pendant et après. Deux fois coup sur coup. Comme avec maman avant et avec Ghislaine les premiers mois.
D’ailleurs, ça devient laborieux avec l’une et l’autre. Même Ghislaine commence à prendre le chemin de maman avec sa peau rêche et sa touffe qui se déplume.
Mais j’ai pas eu envie d’aller en chercher une autre. Je me suis senti vidé tout à coup.
– Vous êtes bien matinal, aujourd’hui, vous ! m’a lâché Jean quand je suis passé par la rue Cler après avoir laissé ma voiture au parking.
– Mon cher Jean, rien de tel qu’un petit jogging autour du Champ de Mars pour entretenir la santé, lui ai-je rétorqué tout joyeux. Et puis tiens, servez-moi un vichy-menthe pas trop frais, ai-je ajouté en m’asseyant en terrasse.
Il hochait la tête d’un air désapprobateur.
– C’est peut-être pas prudent de vous mettre au sport comme ça d’un seul coup, à votre âge, finit-il par lâcher.
– Mais je n’ai pas encore cinquante ans, Jean ! Qu’en septembre !
– Ah ! je vous croyais plus vieux que ça, monsieur Dumontar.
Cet animal, il fallait toujours qu’il me gâche mon plaisir. J’étais si heureux d’étrenner ce jour-là ma tenue de jogging toute neuve. La première de ma vie.
J’ai ensuite fait quelques achats dans la rue avant de rejoindre mon domicile. Mais tous ils me regardaient comme si j’étais un extraterrestre avec mon survêtement du PSG. Avec le même regard baissé et en coulisse que Jean tout à l’heure.
Ils étaient trop habitués à mes costumes et nœuds papillons. Ce devait être ça.
Je me suis changé discrètement dès que je suis arrivé à l’appartement.
Horreur ! Une tache maculait le devant de mon pantalon. Juste…
– Qu’est-ce qui se passe, Philippe-Henri ? Tu as encore fait une bêtise, je suppose !
– Non, c’est rien, maman, rendors-toi.
Elle m’énerve celle-là. Je ne peux même pas lui cacher ça.



© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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