jeudi 4 septembre 2008

Noir Express : "Cadavres dans le blockhaus" (C. C. IV) par Alain Pecunia, Chapitre 13

Chapitre 13





Le mardi en fin de matinée, nous allâmes ensemble à la pêche à la crevette.
C’est lui qui m’avait initié au haveneau onze ans plus tôt et je croyais que nous allions passer un bon moment. Mais ce n’était plus vraiment son truc. Depuis qu’il avait réussi dans les « affaires », il trouvait que ça faisait vulgaire et que c’était con de s’emmerder alors qu’on pouvait en acheter chez le poissonnier.
L’après-midi, nous bronzâmes dans le jardin et nous invitâmes mutuellement au restaurant du port.
Personne ne s’était manifesté de la journée pour entamer les négociations.
Le lendemain, le 18, nous décidâmes d’aller chercher des fruits de mer à Pornic sur le quai pour le midi et nous passâmes de nouveau l’après-midi dans le jardin à attendre.
Nous commencions déjà à en avoir marre de cette vie de retraités et nous devenions irritables.
Il osa même me reprocher mon amateurisme meurtrier.
– Fallait finir le boulot ! me jeta-t-il avec mépris au moment de l’apéritif le soir.
« T’inquiète ! me dis-je. Avec toi, je n’oublierai pas de le finir. »
Il bouda le reste de la soirée et se plongea dans la lecture d’un polar. Me demandant toutes les trois minutes de baisser le son de la télé, soi-disant que ça l’empêchait de se concentrer.
Le lendemain matin jeudi, il était de meilleure humeur. Il avait intérêt, car c’est moi qui préparais le petit déj et les mouillettes de nos œufs à la coque. Le cuistot, c’était Gérard.
Puis il alla s’affaler dans un des fauteuils du jardin avec un nouveau polar. Sans même proposer de faire la vaisselle. J’ai vu rouge. À cinquante ans, je n’allais pas être le larbin de ce bellâtre. Alors j’ai pris mon attirail de pêche et je me suis barré à la plage.
J’y croyais plus à son truc de contact et de négociation. Les malfaisants, ils attendaient qu’on se barre. C’est tout. La Christine, nous ne la récupérerions jamais. Je n’en avais même plus envie, d’ailleurs. Elle serait trop dégueulasse. Et l’autre con qui me disait : « T’inquiète, ce sont des pros. Ils l’auront sûrement surgelée. » Faut être malade pour croire des trucs comme ça. Et puis comment on ferait pour foutre ce pain de glace dans le bain d’acide ? Attendre que ça fonde tout seul ou découper au couteau électrique spécial congélation pour passer les morceaux un à un au micro-ondes ? Petit kilo par petit kilo ? Je ne me voyais pas vraiment faire ça, et ce connard, je ne le voyais pas mettre la main à la pâte malgré sa grande gueule. Déjà que question vaisselle…
Je poussais rageusement mon haveneau. Comme si je voulais labourer le fond.
Au bout de deux heures, j’avais à peine une petite cuisine pour deux. Mais ça m’avait défoulé. Autant que les congés-payés et autres RTT n’auraient pas !
J’ai regagné la plage. Mais, décidément, il était dit que ce serait une journée de merde.
La vieille folle blanche était là à m’attendre avec sa capeline informe et son ombrelle. Mais pas son chat de malheur cette fois. Elle avait tout du contact fantôme. Si Lionel m’avait accompagné, je me serais foutu de sa gueule en lui disant : « Tiens, le voilà ton contact ! » Au moins, il n’y avait pas le beauf avec son fauve obsédé. C’était déjà ça.
J’ai voulu faire celui qui ne l’avait pas vue. Mais elle me barra la route de son ombrelle pointée sur le cœur en la tenant comme une épée. « Et en plus elle est dangereuse », me dis-je tout en lui jetant un regard mauvais.
Elle n’en avait rien à foutre.
– J’ai un message pour vous, monsieur, fit-elle de sa petite voix acidulée.
C’est drôle comme les conneries que disent les dingues peuvent vous stresser. Moi, j’ai sursauté au mot « message ».
– Vous avez entendu des voix, peut-être ! lui jetai-je méchamment.
– En quelque sorte, me dit-elle en minaudant.
– Laissez-moi passer !
– Mais ça vous concerne et ça concerne également la petite dame pour laquelle vous vous inquiétez…, insista-t-elle en m’enfonçant la pointe de l’ombrelle dans le creux du sternum.
J’en restai bouche bée et le cœur commençant de toquer la chamade.
– C’est quoi le message ? parvins-je à articuler, craignant le pire.
– « Votre ami est parti rejoindre la petite dame ».
Puis elle tourna les talons.
– Attendez ! Attendez !
Elle continua de trottiner sans se retourner.
Je la rejoignis et lui pris le bras pour l’arrêter.
– C’est tout ?
– Bien sûr, répondit-elle énigmatique.
– Mais qui vous a demandé de me transmettre ce message ?
– Vous le savez bien !
Je la laissai partir. J’hallucinais, c’est tout. Je l’avais rêvée, la vieille. Elle pouvait pas être le messager des malfaisants qui nous en voulaient. Qui n’existaient d’ailleurs pas. Comme je n’avais jamais tué la salope de Christine puisqu’il n’y avait pas de corps. J’avais eu un coup de chaleur et j’avais cru entendre des voix… « Votre ami est parti rejoindre la petite dame » !
Je ressentais comme un malaise. J’avais la tête prise dans un étau. Avec des mouches devant les yeux. Et puis un mauvais pressentiment. Cette vieille folle était un oiseau de malheur.
Et si elle était réellement la Dame blanche ?
J’étais descendu à pied à la plage et il fallait que je me paie toute la remontée de la rue du Port avec mon attirail. Avec cette putain de chaleur.
Je dégoulinais de sueur quand je rejoignis la villa.
La voiture de Lionel était là. C’était bon signe. Je me précipitai dans le jardin de derrière.
Il était là, dans son fauteuil, avec son polar et en train de siroter mon scotch. Avec une moue de commisération, il me jeta, nonchalamment :
– Mais regarde dans quel état ça te met ta pêche !
Je repris mon souffle.
– C’est rien. Je suis juste drôlement content de te trouver là.
Il me regarda bizarrement. Comme un copain qui croit que vous êtes hétéro et qui vous découvrirait homo. Pensant que ça peut être contagieux.
Je voulais lui parler de la vieille folle. Me foutre de lui en disant que j’avais eu le contact et même un message. Qui le concernait. Mais je pressentis que ça tomberait à plat. Que ce serait pas le genre de chose qui le ferait marrer. C’est même un peu superstitieux, les Corses.
« Votre ami est parti rejoindre la petite dame » ! Tu parles, il était là le cul scotché au fauteuil. Mais ça me faisait quand même plaisir de retrouver Lionel malgré ses réflexions désobligeantes et son air condescendant.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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