dimanche 11 avril 2010

Noir Express : "Editeur au sang" (C. C. XV) par Alain Pecunia, Chapitre 29

Chapitre 29





Les trois policiers se rendirent à l’appartement d’Antoine après avoir fait provision de plats cuisinés chez un traiteur asiatique.
Ils tinrent conseil tout en jouant des baguettes.
D’emblée, ils écartèrent la voie judiciaire normale.
Cela leur semblait la plus sûre façon de voir l’affaire Tampion et ses dégâts collatéraux définitivement enterrés. Et, de toute façon, ils étaient en pleine illégalité depuis le début de leur enquête perso.
Le plus urgent était de neutraliser le capitaine Dupert.
– Peut-être en faisant rouvrir le dossier du meurtre des deux gamines ? suggéra Isabelle Cavalier.
– Trop long, trancha Antoine. Ça prendrait trop de temps. Il nous faut agir très, très rapidement.
– Et la presse ? proposa Gilbert Lenoir.
– Tu vois la presse publier ces trucs-là, toi ? lui rétorqua Antoine. C’est une presse d’opinion, pas d’investigation…
– Ouais, concéda Lenoir, mais il y a quand même Internet. Et, si on balance ces dossiers sur la toile, je vous jure que le moindre canard en parlera pour ne pas être à la traîne.
Le commissaire Antoine n’avait que peu d’estime pour les internautes. Il les classait en deux grandes catégories, les voyeuristes, ceux qui recherchaient les sites de cul, et les glandeurs, les amateurs de jeux vidéo.
Ses collègues des Mœurs en étaient devenus des accrocs et ne juraient plus que par la Toile pour repérer leurs clients : pédophiles de tout poil, sado-masos hards, zoophiles acharnés – mais, là, c’était surtout pour protéger les pauvres bêtes qui n’en pouvaient mais et ne réclamaient pas tant d’épanchements…
Pour lui, un ordinateur, ça servait à rédiger les rapports et les procès-verbaux. Cet usage marquait un progrès certain vis-à-vis de la machine à écrire à deux doigts : plus de ratures et ça s’autocorrigeait.
Surtout, c’était idéal pour engranger ses vieilles photos de vacances accumulées au fil des ans.
Antoine interrogea Isabelle Cavalier du regard en faisant une moue dubitative.
– Il n’a pas tort, dit-elle. Mais comment s’y prendre ?
Le lieutenant Lenoir prit la balle au bond.
– On scanne et j’envoie, en fichiers joints, à deux, trois forums de discussion auxquels je participe sous pseudo, plus les agences de presse…
Antoine se résigna à laisser son ordinateur et son scanner aux mains de Lenoir.
D’un commun accord, ils écartèrent le premier dossier, celui concernant les fantaisies sexuelles de l’éminent opposant, peut-être présidentiable. Ça n’intéresserait personne.
Le producteur et la mafia russe fut scanné en une heure et lancé sur-le-champ.
Les pièces essentielles du dossier concernant le trafic aux subventions agricoles européennes furent balancées l’heure suivante.
Une heure plus tard, vers dix-sept heures trente, les forums étaient déjà largement animés par les deux premiers envois, surtout le forum de TF 1.
– Ça roule, dit Lenoir en montrant les questions et commentaires que les deux dossiers suscitaient. On peut envoyer celui de Saddam.
Dans la demi-heure, le nombre de réactions à ce dossier fut surprenant et deux agences de presse le reprirent quasi simultanément.
Restait le manuscrit de quatre cents pages. La bombe.
Mais il était impossible de scanner les quatre cents pages en peu de temps et ils prirent la décision de ne « publier » que des morceaux choisis.
Antoine et Isabelle Cavalier se partagèrent le manuscrit tandis que Lenoir se chargeait de scanner les pages sélectionnées, les plus significatives.
Le nom de Xavier Cavalier, le grand-père du mari d’Isabelle, revenait souvent, ainsi que celui de son père, François Cavalier, le précédent garde des Sceaux qui s’était suicidé le 17 juillet 2003.
Isabelle y découvrait une histoire « familiale » qu’elle ignorait et dont Pierre ne lui avait que peu parlé, soi-disant pour l’en protéger.
Le nom de Pierre-Marie de Laneureuville revenait également souvent depuis le milieu des années 60. Laneureuville, l’actuel garde des Sceaux et ministre de la Justice, celui qui avait succédé au père de Pierre.
L’auteur du manuscrit en parlait comme de l’âme damnée du « Service ». Celui qui ne reculait devant l’emploi d’aucune méthode, quelle qu’elle fût, pour atteindre ses objectifs. En général, éliminer tout obstacle, ami ou ennemi.
Sur le personnage, Isabelle savait à quoi s’en tenir.
Antoine tendit à Isabelle les dernières pages du manuscrit.
Une sorte de conclusion où l’auteur exprimait ses craintes sur la sort qui l’attendait.
En brisant l’omerta de rigueur au sein du « Service », il était conscient que celui-ci le broierait et qu’il s’efforcerait de discréditer sa mémoire. Il prévoyait son assassinat sous forme de « suicide » ou d’« accident ».
« Je suis sain de corps et d’esprit, disait-il dans la dernière page. J’ai voulu révéler ce “secret au sein du secret” et ses manipulations auxquelles j’ai participé et que j’ai parfois dirigées car il met en péril l’âme de la République et la démocratie.
« Les menées de Gladio ont été révélées dans tous les pays européens qui ont été concernés par son action occulte, en particulier l’Italie victime de sa “stratégie de la terreur” dans les années 70. Excepté en France qui participa pourtant, avec un rôle de premier plan, à son comité directeur secret dépendant du Conseil atlantique de l’Alliance atlantique.
« Sa dernière réunion s’est tenue en 1990 et j’y représentais la France.
« Le secret qui entoure la nébuleuse de réseaux Glaive en France s’explique par le fait qu’il regroupa sur notre sol des anticommunistes “viscéraux” provenant de tous les horizons politiques, alors que, ailleurs, et principalement en Italie et en Grèce, sa main-d’œuvre fut essentiellement fasciste. »
– C’est limite nausée, tout ça, fit Isabelle.
– Oui, mais ça va branler dans le manche, dit Antoine qui avait une vision purificatrice du rôle de policier. Surtout que le manuscrit habille sur-mesure le de Laneureuville et que, je ne sais pas si tu l’as remarqué, on retrouve son fidèle de toujours, son actuel conseiller particulier au ministère, sur la liste des heureux bénéficiaires des largesse de Saddam…
– Il avait donc deux raisons de mettre la main sur ces dossiers. Il n’y a pas que le manuscrit qui l’intéressait. Et c’est le ministre lui-même qui a mis fin à la reprise de l’enquête par le petit juge…
– De là à imaginer que le capitaine Dupert agissait pour le compte de Laneureuville…, compléta Antoine, interrompu par Gilbert Lenoir qui avait hâte de balancer les quarante pages choisies et réclamait, impatient, le feu vert.


© Alain Pecunia, 2010.
Tous droits réservés.

Aucun commentaire: