mercredi 30 juillet 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 10

Chapitre 10





Le lundi matin, Jean Ferniti ne grogna pas quand il entendit la chasse d’eau du quatrième et en oublia même de se masturber quand la baignoire se remplit. Comme il oublia de nourrir le Titi et de guetter le passage de l’aînée des Kamil sur le palier tellement il était pressé et excité par son plan.
Il conserva un sourire béat durant son trajet en bus et proposa sa place assise à une Noire enceinte jusqu’aux yeux. Ce qu’il n’aurait jamais fait en toute autre circonstance.
Il flâna jusqu’aux Établissements Legrand et Fils et n’arriva qu’à huit heures vingt, soit avec cinq minutes de retard. Ce qui ne lui était jamais arrivé en vingt ans de maison.
Ce qui surprit ses trois magasiniers-expéditionnaires et Yvonne, la secrétaire aux expéditions, qui était en train de bavarder avec Momo.
Le bonjour de Ferniti à la cantonade fut presque cordial. Puis il alla s’enfermer dans sa cage en verre d’où il surveillait tout son petit monde. Ce qu’il fit toute la matinée avec plus d’attention encore, cherchant dans les habitudes des uns et des autres le petit détail qui lui serait propice.
Enfin il lui sauta à la figure. Mais bien sûr !
Momo allait plus souvent que les autres voir la secrétaire. S’attardant aussi auprès d’elle plus longuement. Ce qui l’énervait.
Ils étaient « pays », disaient-ils. Yvonne était née à Pont-Audemer et Mohammed à Lisieux.
Quand on demandait à Momo d’où il était originaire, il répondait fièrement : « Je suis normand ! » Le comble avec sa gueule de plus que basané et ses cheveux frisés.
Voilà où ça menait l’immigration, se disait Ferniti. À la deuxième génération à peine, ils se croient français et même natifs de nos vieilles provinces !
Il avait souvent eu envie de lui dire : « T’es pas normand, t’es crouille. »
Mais le Momo était un gaillard solidement bâti et amateur de boxe thaï. Sa réaction pouvait être imprévisible.
Justement, qu’il soit si costaud, ça allait le servir. Enfin, servir lui, Jean Ferniti, parce que l’autre, il irait pas loin.
« Roucoule, mon grand, roucoule. Profites-en ! »
À la stupéfaction générale, il annonça la pause à midi vingt-cinq et se précipita chez Marcel.
– Vous êtes en avance, aujourd’hui, monsieur Jean, le salua le patron.
Marcel ne l’avait jamais trouvé aussi excité. Il fut jovial avec les habitués de sa tablée et parla de choses et d’autres le verbe haut. Tout en avalant ses merguez-frites et son quart de brie, extra qu’il s’autorisait aujourd’hui exceptionnellement avec un second quart de rouge.
À une heure dix, il était déjà de retour aux Établissements Legrand. Ce qui surprit Yvonne qui n’avait pas encore terminé son deuxième sandwich.
« Pour ce que ça va lui servir de vouloir conserver la ligne, c’te conne ! » se dit-il en se dirigeant vers la réserve du sous-sol qui ne servait plus guère depuis qu’on commençait à travailler à flux tendu.
Un quart d’heure lui suffit pour ce qu’il avait à faire.
Il venait de remonter quand Ahmed arriva le premier.
Que l’Yvonnick arrive en retard, il s’en foutait cette fois-ci.
Jean Ferniti passa l’après-midi à jouer les affairés. Il ne cessait de faire des aller et retour vers les ateliers, monta trois fois voir le fils Legrand pour des histoires de planning d’expéditions.
L’autre commençait à en être excédé.
– Mais démerdez-vous, c’est votre boulot, à la fin ! lui balança-t-il à la troisième visite.
Il ne comprenait pas tout cet affairement alors que l’on commençait à aborder la saison creuse.
À dix-huit heures quinze, Ferniti fut le premier à partir.
Il avait hâte de retrouver Albert Papinski qu’il rejoignit Chez P’tit Louis à dix-neuf heures quinze.
Ils s’attablèrent à la table du fond. « La table des conspirateurs », disait Louis pour les taquiner.
Mais ni Jean Ferniti ni Albert Papinski n’appréciaient ce genre d’humour, surtout de la part d’un presque socialiste.
Simone apporta d’office la première tournée de double pastis en chaloupant sur ses éternelles charentaises.
Ferniti ne lui tapota même pas la fesse et elle ne sentit pas son regard s’attarder sur sa croupe avec la même insistance que les autres soirs d’apéro lorsqu’elle reprit la direction du comptoir.
Pourtant Ferniti lui avait jeté un bref regard, ponctué d’un jugement définitif : « Dommage qu’elle soit pas baisable la boursouflée. J’aurais eu plaisir à en faire une victime. »
– T’as toujours la même idée ? demanda Albert à Ferniti quand elle se fut suffisamment éloignée.
Jean Ferniti sursauta. Il était concentré sur le lendemain et ne savait plus de quelle idée voulait parler le Bébert.
Celui-ci s’en rendit compte et l’aida sans le savoir.
– Ben pour vendredi soir ?
Concentré qu’il était sur le Momo, le rouquin et la secrétaire, il en avait oublié l’aînée des Kamil.
– Chaque chose en son temps, répondit Ferniti à Albert Papinski qui n’y comprenait plus rien et préféra se taire durant la méditation qui semblait habiter le cerveau de son copain.
Jean Ferniti hésitait surtout à lui dévoiler le message du Titi pour le lendemain. C’était du trop complexe pour le cerveau de son ami. Et puisqu’il n’y participerait pas, ça ne servait à rien qu’il soit au courant.
En même temps, il aurait bien aimé lui en parler. Mais non, décidément non.
– Tu seras libre ? finit par demander Fertniti à Albert.
– Ben oui ! répondit ce dernier surpris en haussant les épaules. J’t’ai dit que j’étais du matin en ce moment.
Albert Papinski était machiniste à la RATP et ses horaires n’avaient rien de fixe. D’ailleurs, le prochain coup ne pouvait être que pour le vendredi car il travaillerait de soirée le samedi et le dimanche à venir. Un arrangement entre collègues.
– Alors ce sera vendredi. On se retrouve ici chaque soir pour préparer le coup, reprit Ferniti.
– Cinq sur cinq, lui répondit Papinski en clignant de l’œil gauche.
Mais c’était un tic.
– Vu la tension qu’il y a déjà, ce sera peut-être le dernier, poursuivit Jean Ferniti en se refermant sur lui-même, toute excitation retombée et se sentant soudain las.
C’était pas facile d’être un soldat de l’ombre, avec toute cette charge de responsabilité à porter incognito.
Albert Papinski était plutôt contrarié d’avoir à envisager la fin de cette opération où il prenait tellement son pied. Il y avait pris goût et ça avait un autre charme que sa Germaine qui avait doublé de volume en quinze ans de petits plats ou que les putes des boulevards qu’ils s’offraient parfois ensemble avec son compère. Lui sautant la fille et le Jeannot se branlant comme un furieux en les regardant à leur affaire. Oui, il avait pris goût à la chair fraîche.
Simone arriva à ce moment avec la deuxième tournée.
– Non, pas ce soir, lui jeta Jean Ferniti. On lève le camp, ajouta-t-il en s’adressant à Albert.
Elle en resta sur le flanc, un verre dans chaque main. Jetant un regard de baleine échouée à Louis derrière son comptoir tandis que les deux amis se levaient ensemble et prenaient le chemin de la sortie.
P’tit Louis haussa les épaules mais trouvait bizarre qu’ils s’arrêtent à la première tournée. Y en avait toujours une seconde d’habitude. Au moins !



© Alain Pecunia, 2008.
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