mercredi 23 juillet 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 5

Chapitre 5





Perdu dans ses pensées, il ouvrit la porte du bar-restaurant Aux Amis, situé juste en face des Établissements Legrand. Ça sentait le ragoût de mouton et la merguez-frites à vous couper l’appétit la première fois que vous y pénétriez. Les vitres de la devanture semblaient opaques, mais la crasse et la graisse accumulées en étaient la cause. C’était pas cher, ça c’est sûr. Vingt-sept francs le plat du jour et le quart de vin. Brouhaha et fumée. Un véritable atelier de chaudronnerie.
Le patron interpella Ferniti.
– Alors, monsieur Jean, on est en retard aujourd’hui ?
Levant instinctivement le regard, Ferniti lut douze heures quarante à la pendule derrière le comptoir. « Ce petit con de Breton m’a fait perdre sept minutes de bouffe. Me le paiera. »
Puis il se tourna vers le bistroquet.
– Des papiers à classer, mon brave Marcel, dit-il d’un air entendu.
Marcel, il l’aimait bien. « Monsieur Jean », ça sonnait comme il faut. Tout au moins quand c’était un Français qui s’adressait à lui en ces termes. Il trouvait que ça faisait révérencieux et familier à la fois. On se sentait membre de la même famille, la France. Mais il voulait que ses trois subalternes l’appellent « monsieur Ferniti ». Ils n’étaient pas ses égaux.
Marcel, c’est vrai qu’il l’aimait bien. Un ancien caporal-chef de la coloniale. Engagé volontaire pour l’Indo comme lui pour l’Algérie. Un dur à deux blessures, une au genou gauche, la seconde au biceps du bras droit. Deux citations au bataillon, une au régiment. Un brave. Un vrai marsouin.
– Et cette jambe, Marcel ?
– Humide, aujourd’hui, répondit l’autre.
Le Marcel, une météo ambulante avec ses douleurs.
Entre amis sûrs, Marcel racontait aisément ses faits d’armes. Il omettait simplement de dire qu’il avait commencé par la Milice et qu’à la Libération ça avait été soit la taule, soit l’engagement « volontaire » pour réimporter la démocratie et la civilisation à la péninsule indochinoise. Il préférait se présenter comme un FFI dont l’élan patriotique l’avait propulsé de la libération du territoire à celle de l’Empire.
Claudiquant de la jambe gauche, Marcel lui apporta le plat du jour : ragoût de mouton.
C’était simple : un jour le ragoût, le lendemain merguez-frites. Une alternance élémentaire qui mettait à l’épreuve les estomacs. Quoiqu’ils fussent blindés par son « petit vin de pays ».
Le vendredi, c’était Byzance : couscous royal. Mais on retrouvait le mouton et les merguez. Ça permettait de terminer les restes de la semaine.
Et le samedi – Jean le savait pour y venir lorsqu’il devait préparer des expéditions urgentes pour le lundi première heure –, on terminait le couscous du vendredi. Avec un peu moins de mouton et une merguez au lieu de deux, et parfois pas de pois chiches. Mais ça s’appelait toujours le couscous royal.
Seuls des habitués déjeunaient là de toute façon. S’ils revenaient, c’est qu’ils en avaient pris leur parti et n’en tenaient pas rigueur au patron.
Les douze tables de six couverts chacune, disposées en damier, mais en longueur, se partageaient en trois clans quasiment immuables, tant géographiquement que numériquement.
Près de l’entrée, les Français « de bonne souche et de bonne éducation », comme aimait à dire Yvonnick le Breton qui n’y mettait guère les pieds – « Et tant mieux ! pensait Ferniti, m’emmerderait encore ». Mais il ne comprenait pas pourquoi le rouquin ironisait avec ces « Français de bonne souche et de bonne éducation ». C’étaient effectivement de vrais Français, qui se tenaient correctement à table, venaient là pour déjeuner paisiblement. Ils avaient de la retenue et n’étaient pas à tu et à toi même s’ils déjeunaient à la même table depuis des années. De la discrétion, de la distance, de la classe, quoi ! Des employés de bureau pour la plupart. Et Ferniti aimait à reconnaître qu’il était le seul chef de service.
Ensuite, le deuxième tiers était occupé par des ouvriers maghrébins et quelques Portugais, de moins en moins nombreux. Et là, Ferniti le disait, « ils sont pas comme nous mais ils sont de bonne éducation et ils respectent nos usages ». Même discrétion que dans la première classe du premier tiers. La seconde classe en quelque sorte. Reproduction par mimétisme, mais un cran au-dessous, du comportement précédent. En général des pères de famille.
Venait enfin la troisième classe, coupée en deux tronçons par la porte des toilettes et dont ceux du fond encadraient la porte de la cuisine aux vives et prégnantes odeurs. Si vous étiez assis là, on devinait tout de suite, de retour chez vous, votre menu du midi. On le sentait.
La dernière classe, pensait Ferniti. « Amalgame », le mot était de lui, d’ouvriers français et d’ouvriers maghrébins. Braillards et à tu et à toi, potes et camarades. Tous syndiqués ou peu s’en faut, si ce n’est cocos ou gauchistes.
La dernière classe était également la plus jeune. Moins de trente ans.
Ferniti aperçut Momo qui se levait et se dirigeait vers la troisième classe.
Il venait régulièrement s’y asseoir pour prendre son café, après avoir déjeuné en deuxième classe avec Ahmed.
« Au moins Ahmed sait se tenir, il reste à sa place, se dit Ferniti. Un faux-cul ce Momo, il bouffe en seconde et il sirote en troisième. Peut pas se tenir. »


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

Aucun commentaire: