mardi 22 juillet 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 4

Chapitre 4





À douze heures trente précises, le regard programmé de Ferniti se leva vers la pendule qui lui faisait face. Un léger regard à droite, hors la cage de verre qui lui servait de bureau, pour constater avec satisfaction que les deux Marocains s’affairaient toujours.
Yvonnick, le Breton, lui, se roulait une cigarette, tranquillement, attendant la pause officielle de « M. le chef des expéditions ». Ce pouvait être midi trente et une ou trente six, mais jamais midi vingt-neuf ou vingt-sept.
Il aperçut le regard courroucé de Ferniti.
– Va te faire foutre, p’tit chef ! dit-il à voix basse.
Jean Ferniti sortit de sa cage de verre, se campant sur le seuil, les mains derrière le dos, ce qui lui semblait être l’attitude naturelle d’un chef.
– C’est la pause, les gars, dit-il, fixant le Breton.
– Oui, chef, dit Ahmed, le Marocain le plus âgé, la cinquantaine bien rembourrée.
Mohammed, dit « Momo », l’autre Marocain, était plus jeune. La trentaine.
Il attendit que ses trois hommes se dispersent. Un capitaine se doit de quitter son navire en dernier, aimait-il à se répéter.
Il garda la même attitude, mains derrière le dos, le regard au-delà de la crinière fauve d’Yvonne, la secrétaire aux expéditions, qui s’était déjà installée dans le coin du magasin lui servant de bureau et était en train de déballer cérémonieusement ses deux sandwiches quotidiens au pain de mie.
« M’fait chier, ce rouquin, se dit jean Ferniti. Il faut qu’il se singularise. Peut pas attendre que j’annonce la pause ! »
Ce point le contrariait suprêmement. Ses fonctions de chef magasinier et de responsable des expéditions lui semblaient remises en cause par le comportement anarchique du Breton. Et il fallait pas compter sur le fils Legrand pour remettre le Breton à sa place et le raffermir lui, Jean Ferniti, dans son autorité.
– Il travaille bien ce petit gars, avait seulement dit le fils Legrand lorsque Jean avait voulu lui faire remarquer que ce type-là devait être syndiqué.
Le rejeton Legrand avait même haussé les épaules.
– Je dis ça comme ça, avait simplement bougonné Ferniti, sur la défensive.
– Donc il n’y a pas de problème, avait conclu ce faux cul.
ssC’est pas le vieux qui aurait toléré ça. Avec lui, il suffisait qu’il dise qu’un gars ne convenait pas pour que le vieux lui donne son compte. Pas besoin d’explications en long et en large. Il se fiait à son intuition, le vieux. C’était pas un raisonneur.
Jean ne pouvait quand même pas dire au fils : « parce qu’il ne respecte pas l’autorité » ou « qu’il n’a pas le sens de la hiérarchie ». Le fils, il ne semblait pas avoir de vraies notions de ces choses-là. Il considérait Ferniti, pourtant chef magasinier et responsable des expéditions, comme du petit personnel, un vague subalterne, tout juste un caporal qui n’avait pas à l’emmerder avec des problèmes de chambrée de secondes classes.
Il planait le fiston, avec ses méthodes de gestion modernes et tutti quanti. Même qu’il voulait mettre les expéditions et tout le stock sur ordinateur. Comme si ça n’avait pas marché jusqu’à maintenant sans ces engins-là ! Comme si c’était indispensable ! Et quoi encore !
Il voulait installer un truc qui avait un nom comme une bouteille de whisky, un « Mac quelque chose ».
Mais Ferniti avait sa petite idée là-dessus. Si le fils Legrand avait à la bonne le rouquin, c’est peut-être parce qu’il voulait le placer et lui confier l’engin. Parce qu’il ne voyait pas les deux manutentionnaires marocains se servir d’un tel monstre. Faut au moins être futé. Lui, Jean, il l’était pour deux, mais il ne se voyait pas se coltiner cette bécane. Et puis, c’est pas un chef qui va travailler sur une machine. Même électronique. Tout dans la tête, il avait. Tout le magasin, tout le stock et les clients et les fournisseurs. C’est pas cet ordinateur whisky qui lui apprendrait son métier et pourrait savoir tout ce qu’il savait. Grand bien fasse au rouquin ! Mais il ferait tout pour l’avoir au tournant ce monsieur qui jouait l’intellectuel. Et vlan ! je vais lui sortir celle-là. Parce que quand on lit Libération – pas sur le lieu de travail, bien sûr, mais dans le bus il l’avait vu, ça oui –, quand on lit Libération, ce torchon gauchiste, c’est qu’on veut jouer les intellectuels. Au moins, L’Huma, c’est pas pour ça. Ça reste ouvrier même s’ils sont cocos.
« Ouais, conclut pour lui-même Ferniti. C’est pas sain tout ça. Ni le fils ni le rouquin. Quand l’autorité n’est pas respectée à tous les échelons, ça part à vau-l’eau. Et les échelons du dessous sont ceux qui soutiennent ceux du dessus. S’ils pètent, c’est l’anarchie. On le sait, nous, au Parti patriote français, le PPF. C’est même pour ça qu’on existe. Pour sauver l’autorité et le respect qui lui est dû, fondement de l’ordre. »


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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