dimanche 20 juillet 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 3

Chapitre 3





À huit heures quinze, il arriva aux Établissements Legrand et Fils, à Issy-les-Moulineaux. De la petite mécanique. Une quarantaine d’employés. Quarante-neuf exactement, pour éviter un comité d’entreprise à partir de cinquante. Un de plus, et ç’aurait été la chienlit rouge assurée.
Jean Ferniti y était chef magasinier et responsable des expéditions. Il avait trois types sous ses ordres. Deux Marocains et un jeune Breton.
Question boulot, il préférait travailler avec des étrangers. Les Français, ils rouspètent toujours, ne savent pas rester à leur place. Les Maghrébins, eux, pas de problème. « Chef » par-ci, « chef » par-là. Sûr que c’est pas eux qui maniganceraient pour essayer de lui piquer son poste. Et, en plus, arrangeant question salaire. D’ailleurs, il les prévenait toujours :
– Si vous n’avez pas de papiers en règle, je veux bien vous prendre quand même, mais je ne peux pas vous payer comme des Français.
Normal, quoi. Ça convenait à tout le monde. D’accord, ils n’avaient pas la sécurité sociale, mais ils ne payaient pas d’impôt. Ça compensait.
Il le reconnaissait. Pour ça, ils étaient réguliers. Si l’un d’eux tombait malade, il ne faisait pas d’ennui. Un cousin de cousin venait travailler à sa place.
Même que lorsque le Porto s’était fait tuer en se trouvant dans la trajectoire d’un palan, tous, comme un seul homme, ils avaient déclaré que c’était de sa faute.
Il était pas con le fils Legrand d’être à la bonne avec l’inspecteur du travail, de lui faire un cadeau de temps à autre ou de lui envoyer parfois un gars le week-end pour bricoler sa baraque.
Ç’avait drôlement été utile. Surtout que ce n’était pas le premier accident de ce type.
Ça aussi, il savait le reconnaître, il n’était pas sectaire Jean. D’ailleurs, il le disait souvent : « Quand il y a du bon, je le dis. » Les inspecteurs du travail n’étaient pas tous des gauchistes qui ne pensaient qu’à emmerder les patrons.
Puis, il faudrait savoir ce qu’ils veulent les socialo-cocos. Ce n’est pas en s’occupant de sécurité et des droits des travailleurs qu’on faisait tourner une entreprise. C’est en produisant.
Pour Jean, c’était clair. Les syndicats et les lois sociales, c’était fait pour les feignants. Pour ceux qui s’entassent dans l’administration ou à la SNCF, pas pour ceux qui veulent travailler.
Lui, par exemple, il en avait bavé avant de devenir chef magasinier et responsable des expéditions. Depuis le djebel, il avait crapahuté rien qu’avec son certif. Et il en était fier. Son boulot, il le connaissait. La baraque, il savait comment elle tournait.
Directeur des ventes, il en aurait été capable. Il en avait même été question. Mais, en 81, la mauvaise année, le fils Legrand, qui prenait de plus en plus de place dans la maison, lui avait préféré un jeunot. Il avait prétendu qu’un diplômé était nécessaire pour la fonction.
D’ailleurs, Jean Ferniti, ça ne l’avait pas trop surpris. Distant et jouant aisément au « monsieur », hypocrite comme pas un, le fils Legrand ne l’avait jamais considéré que comme un subalterne. Quand il mettait les pieds dans son secteur, c’était toujours pour râler à propos d’une expédition mal faite ou n’importe quoi. Et sans le regarder qu’il lui parlait à Jean Ferniti. Ça, il détestait. Ce petit cul pincé, il aurait bien aimé le voir dans le djebel, face aux fellouzes. Il avait trois ans de plus que lui. Ferniti était né en 42, le fils Legrand en 39. De l’Algérie, le fils Legrand n’en parlait jamais. Réformé qu’il avait dû être.
Heureusement que le père Legrand n’était pas de la même trempe. Ah ! c’était autre chose. À croire que le fils n’était pas le fruit du père. Toujours un mot gentil. De la distance, certes, mais juste ce qu’il faut pour un patron. Pas plus. Le père, il lui faisait confiance les yeux fermés. Jamais il se serait permis des remarques comme son connard de fils. Hélas ! ce dernier avait pris totalement la gestion de la baraque en main depuis six ans. 81. Toujours cette année de poisse.
Actionnaire majoritaire, le père, à près de soixante-dix-sept ans, passait encore une fois ou deux par semaine un après-midi dans son ancien bureau. Mais on ne le voyait plus guère dans les ateliers ou au magasin.
Depuis le décès de sa femme en 1984, il s’était rapetissé rapidement. Il n’était plus tout à fait le même. Et le fils semblait en profiter pour imposer ses vues à son vieux.
Ah ! avant, il filait quinze nœuds le fiston quand le père tenait encore les rênes. Combien de fois Jean Ferniti n’avait-il pas assisté à des engueulades du jeune par le vieux. La queue basse qu’il en sortait, le fils.
Le père, ç’avait été un chef. Il faisait pas dans l’ambiguïté et les manières, lui. Il était franc. Et savait se faire respecter – avant qu’il ne commence de perdre la boule, bien sûr.
C’est pas avec lui qu’on aurait vu un syndiqué dans la cabane, ni même à la porte pour distribuer des tracts coco. Avec son taré de fils, sûr, si ça continuait comme ça, avec ses façons, c’est pas un syndiqué qu’on verrait, mais tout un syndicat.
Le vieux, lui, aucun, même pas FO où qu’il y a du RPR. Faut dire que le vieux, le RPR, il ne l’avait jamais aimé. Une petite aide par-ci, par-là pour les élections. Faut bien que les affaires tournent. Quand on est patron, on est bien obligé de fréquenter les gens du pouvoir. Mais le gaullisme d’avant, de pendant et d’après, c’était pas son truc. Le sien, au père Legrand, c’était l’ordre moral, le vrai, celui de Pétain, le Maréchal.



© Alain Pecunia, 2008.
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