jeudi 24 juillet 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 5 (suite et fin)

Chapitre 5 (suite et fin)





C’est alors qu’Yvonnick entra dans le restaurant et se dirigea d’un pas ferme vers le fond après avoir jeté un « Salut ! » enjoué à la cantonade et avoir commandé un café en passant devant Marcel. Il s’assit au côté de Momo après lui avoir donné une tape sur l’épaule.
Ferniti n’aimait pas les voir fricoter ensemble. « Qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à se dire ! »
Du haut bout de sa première classe, il les considérait avec le plus profond mépris, le visage pincé.
Marcel, qui desservait la table à sa gauche, le remarqua à la dérobée et s’inquiéta à voix basse :
– Quelque chose qui ne va pas, monsieur Jean ?
Il baissa son regard sur l’assiette inachevée de Ferniti.
– La cuisine, mon brave Marcel, la cuisine…
Penché sur sa jambe valide, Marcel en resta interloqué un instant. Puis se ressaisit.
– Comment ça, la cuisine ?
– Ben oui, la cuisine !
– Ben quoi, la cuisine ? s’entêta Marcel.
À son tour, Jean ne comprenait plus.
De la tête, il désigna la cuisine et précisa :
– Ceux de la cuisine !
Marcel enchaîna vivement :
– Mais, monsieur Jean, c’est Paulette, ma brave femme, qui fait la cuisine.
Commençant à comprendre, Ferniti s’énerva.
– Je ne te parle pas de ta femme, je te parle de ceux-là.
Il avait appuyé le « ceux-là » d’un mouvement de menton énergique en leur direction.
– Ah !… fit Marcel, à la fois tout éberlué par la remarque et rassuré qu’il ne s’agisse pas de la qualité de sa cuisine.
– Oui, reprit Ferniti, ceux-là !
– Ah ! bien sûr…, dit Marcel prudent. Bien sûr, répéta-t-il en hochant la tête.
Ferniti avait le sentiment de recevoir l’approbation de Marcel.
– Tu me comprends, mon brave Marcel ? fit-il assuré et d’un air entendu.
– Oui, oui, se hâta de répondre Marcel, s’éloignant dès qu’il vit Ferniti attaquer allégrement de sa fourchette le reste de ragoût dont la sauce se gélifiait.
Marcel claudiqua lentement jusqu’au comptoir, comme réfléchissant. Il se disait que son métier n’était pas évident. Ménager Pierre, ménager Paul. Pour lui, c’étaient tous des clients. Ses clients. Il était revenu de toutes ses aventures, même s’il prenait plaisir à les conter à sa façon entre initiés. Et puis, lui, c’était l’Indo et les Viets. C’était autre chose que leurs fellaghas à ces branleurs d’Algérie. « D’accord, on a eu Diên Biên Phu. Mais au moins ça avait de la gueule et c’était plus exotique. Qu’ils continuent de se démerder avec leurs Arabes ! C’est pas mes clous. J’ai donné. »
Mais il ne comprenait pas ce que M. Jean reprochait à « ceux de la cuisine ». Ils étaient jeunes et un peu bruyants, c’est tout. « Heureusement que je n’ai jamais marché avec leur Parti patriote à la con. J’aurais dû fermer mon établissement aux Maghrébins et basanés. C’est les deux tiers de mes clients ! »
Il essuya machinalement un verre.
« Darnand et sa grande gueule ! se dit-il en lui-même. Ou Doriot. Voilà ce qu’il me rappelle leur grand chef ! »
Pour Marcel, ce n’était pas un compliment. Il leur en voulait, au fond de lui-même, pour sa jeunesse perdue et son mauvais choix.
Il savait qu’il n’avait jamais été vraiment courageux. S’il avait choisi la Milice, c’était pour échapper au STO. Ça lui paraissait plus sûr et moins emmerdant que de rejoindre un maquis. C’était organisé officiellement et il était sûr d’être nourri logé blanchi. Il en avait rien à foutre de la chasse au terroriste. Il avait simplement choisi ce qui lui paraissait être le moindre risque. Mais c’était le mauvais choix. Comme il avait fait le mauvais choix en s’engageant « volontaire ». Il aurait mieux fait de tirer sa taule peinard plutôt que de crapahuter chez les Viets et de revenir blessé et secoué. Mais là aussi il avait cru choisir le moindre risque. Il craignait d’être condamné à mort et fusillé s’il passait en jugement. Tu parles ! Il avait plutôt failli crever en Indo ! « Mes citations ! se disait-il. Une pour mes deux blessures, une autre parce que j’ai couru plus vite que les copains tellement j’avais la trouille. Mais, au lieu de courir vers nos lignes, j’étais tellement paniqué que j’ai couru sur les Viets avec ma saloperie de mitraillette qui s’est mise à péter toute seule. Quelle gloire ! La troisième parce que le souffle d’une explosion de mortier m’a projeté sur mon adjudant et que ce con a tellement eu peur qu’il a cru que je m’étais précipité sur lui pour le protéger ! Ce qu’ils peuvent être cons quand même… »
Mais, médaillé militaire entre autres et pensionné, il devait bien tenir sa place d’anciens combattants glorieux parmi ses pairs.
« Et puis quoi, conclut-il pour lui-même, c’est-y pas l’armée française qui a formé les premiers cadres militaires du FLN ! »
Il se souvenait d’anciens camarades algériens d’Indo, quelques sous-offs et des hommes de troupe, dont il avait retrouvé les noms dans les « palmarès » de chasse de l’armée française qui avait remis ça contre les fells. Ce qui l’avait secoué à l’époque et mené au plus parfait relativisme politique.
« Pour le même résultat, pensa-t-il en souriant amèrement. Heureusement, se marrait-il intérieurement, que j’ai eu mes blessures. Y m’auraient envoyé en Algérie sans ça, ces cons. “ Volontaire d’élite ” qu’on m’aurait encore dit ! »
Ferniti se leva et alla payer au comptoir.
– À demain, mon brave Marcel !
– C’est ça, à demain, monsieur Jean, lança-t-il machinalement, souriant à lui-même.



À treize heures vingt-sept, Ferniti se tenait sur le seuil de sa cage de verre, les mains dans le dos, se balançant imperceptiblement, énervé, d’un pied sur l’autre.
Ahmed s’affairait déjà, ou faisait semblant, à l’autre bout du magasin.
Il fixa la pendule. Treize heures vingt-huit, vingt-neuf…
Momo survint, décontracté, et se dirigea vers Ahmed.
« Rien à dire cette fois, se dit Ferniti. Attendons voir le rouquin. »
L’interphone grésilla et la secrétaire du fils Legrand l’interpella.
– Monsieur Ferniti, M. Legrand veut vous voir tout de suite.
Il maugréa et se dirigea vers l’escalier à gauche de la cage de verre qui menait au premier.
Quand il redescendit, toujours en maugréant, il était treize heures quarante-cinq et Yvonnick était au travail.
« Il n’a pas dû être là avant treize heures quarante », se dit-il. Et dire que le fils Legrand l’avait demandé pour vérifier un bordereau d’expédition qui était tout ce qu’on ne peut plus en règle.
Mais lundi, il guetterait le rouquin, comme il le faisait chaque jour. Et il lui dirait peut-être ce qu’il pense.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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