samedi 26 juillet 2008

Noir Express : "National, toujours !" (C. C. II) par Alain Pecunia, Chapitre 6 (suite et fin)

Chapitre 6 (suite et fin)





Totalement abasourdi, il était. Il ne pouvait rien rétorquer à l’Albert. Rien ! C’était imparable. Sans les Polonais pas de guerre, sans guerre pas de défaite, sans défaite pas de Pétain… « Merde alors, c’est si important que ça les Polonais ? se dit-il pour lui-même, ruminant sa rage. Et je n’y avais jamais pensé. Un fait capital dont je m’étais pas rendu compte… »
– Mais alors, dit-il tentant de reprendre son ascendant de chef naturel sur l’Albert, si les Polonais ont été capables de déclencher la guerre avec les Allemands, ils sont peut-être capables de la déclencher avec les Russes maintenant ?
Albert écoutait à nouveau Jean attentivement, tout heureux du bien-fondé de son raisonnement.
– Oui, répondit-il. Bien sûr. Mais…
– Mais quoi ?… fit Jean, impatiemment.
– Mais il faudrait que les Russes veuillent la guerre, eux.
– T’es devenu idiot ou coco, ou quoi ? rétorqua Jean agressif. Tu sais bien que les Russes ont toujours voulu se bouffer l’Europe. Ils attendent seulement l’occasion.
– Vu comme ça…, concéda Albert.
– Alors, reprit Jean poursuivant son idée, imagine qu’on perde encore grâce aux Polonais et que notre chef du Parti patriote français prenne le pouvoir…
Enhardi par sa démonstration précédente, Albert le coupa, une audace dont il ne se saurait jamais cru capable.
– D’abord, dit-il imitant Jean dans ses grands jours, d’abord, c’est pas les Allemands qui gagneront ni les Prussiens, mais les Russes. Vu ! Deuxièmement, notre Chef, malgré le respect qu’on lui doit, il est pas maréchal. Troisièmement, et c’est un fils de Polonais qui te parle, les Polonais, à mon avis, m’étonnerait qu’ils se sacrifient encore pour sauver la France !
Là, vu l’état du Jeannot, Simone leur apporta de son propre chef deux nouveaux pastis.
Elle resta plantée là et, à sa grande surprise, Jean ne pensa même pas à lui tapoter la fesse.
Vexée, elle s’en repartit dodelinant de la tête, se demandant pourquoi le Jeannot se trouvait dans un tel état d’hébétude, lui qui tenait si bien le pastis d’habitude.
Hébété, il l’était. Il croyait avoir discuté avec un Juif, tellement l’Albert avait été vicieux dans son raisonnement. D’ailleurs, il ne discutait jamais avec un Juif car ils avaient toujours le dernier mot ces gens-là.
Il se demanda si les Polonais avaient pas été un peu contaminés par les Juifs, vu que ceux-ci étaient si nombreux là-bas avant, et vu que la démonstration de l’Albert était imparable.
Du coup, Jean en conçut à la fois une certaine admiration pour l’Albert et une réelle inquiétude face à ce rival qu’il se découvrait dans l’art du raisonnement politique. Il décida de n’en rien montrer mais d’éviter à l’avenir avec lui toute discussion quelque peu complexe. Mieux valait en rester aux choses simples avec un tel type qu’il avait cru son ami indéfectible. Peut-être même avait-il eu le tort de se l’adjoindre dans son action régénératrice de la cité du Bonheur.
Tout à coup, Jean Ferniti décida qu’il était temps de lever le camp.
Il se redressa en tanguant et donna une tape sur l’épaule d’Albert qui, en train de prendre appui des deux mains sur la table pour commencer de déplier son long corps maigre, se retrouva du coup assis. Semblant s’interroger sur l’effet de la pesanteur.
– Alors, tu te magnes ! lui dit Jean, mauvais. Bientôt, il n’y aura plus que les macaques dans la rue. Il est plus de vingt et une heures.
– J’arrive, parvint à marmonner Albert la voix pâteuse, j’arrive… Faut que je prenne l’air sinon ma Germaine va encore penser que j’ai bu un coup de trop…
– T’inquiète pas, j’lui dirai que j’étais avec toi, dit Jean pour le rassurer.
– Ça l’a jamais rassuré quand on sort ensemble pour picoler…
– Pas pour picoler, le reprit Jean, pour parler de choses fon-da-men-ta-les !
Il le précéda en chaloupant comme la Simone, mais pas pour les mêmes raisons.
Dehors, la fraîcheur de la nuit tombée les saisit. Ils marchèrent les quelque trois cents mètres qui séparaient la cité du Bonheur de Chez P’tit Louis l’un derrière l’autre. Jean fermait la marche, l’air sombre, tête baissée. Albert se retournait de temps à autre comme voulant reprendre la discussion. Sa bouche restant entrouverte sur les premiers mots devant l’air maussade du Jeannot.
L’aînée des Kamil, qui rentrait du cours de musique municipal les dépassa de son pas vif.
– B’soir, leur lança-t-elle en les dépassant.
– Ouais, b’soir, fit Albert.
Jean resta tête basse, sans rien dire. Seuls ses yeux se hissèrent à hauteur de la silhouette élancée qui les devançait et s’attardèrent aux formes que moulait le jean serré.
– Comment qu’elles peuvent s’enfiler ça ? marmonna-t-il pour lui-même. Et pas facile non plus à retirer. Mais quel beau cul, et ses cuisses fuselées. Doit pas avoir de slip, ma parole !
Albert atteignit le bâtiment C, le sien. Il attendit Jean qui s’était arrêté pour pisser contre un des rares arbres de la cité, à une dizaine de mètres de là.
Il revint en se rebraguettant.
– Tu montes chez moi en boire un dernier ? dit-il à Albert.
– T’es fou ! Germaine m’attend pour dîner depuis une heure. Ça va être la gueulante ! Viens plutôt dîner avec nous.
– Non, pas question, pas ce soir. Le Titi m’attend depuis une plombe lui aussi. Il a faim.
– Ben à demain alors ?
– Oui, à demain, c’est ça.
Puis, regardant Albert et faisant effort pour lui sourire, il lui dit, repensant à leur discussion :
– Tes un drôle de loustic, Bébert Papinski !
– Toi aussi, Jeannot Ferniti ! dit Albert, ragaillardi de voir son ami de meilleure humeur, ne se doutant pas à quel point il était la cause de la contrariété de Jean Ferniti.
– Nous sommes de vrais Français, quoi ! conclut à forte voix ce dernier.
Mais il n’alla pas jusqu’à crier : « Vive le Parti patriote français ! » Il y avait un groupe de jeunes assemblés pas très loin et qui les considéraient rigolards, habitués qu’ils étaient à leurs bitures.



© Alain Pecunia, 2008.
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