Chapitre 1
– Alors ?
Quatre paires d’yeux impatients observaient le maître des lieux qui venait de déposer sur le plateau de verre de la table basse un assortiment de kémia et de pistaches, une bouteille de vodka, une autre de whisky, quatre canettes de bière et des verres.
– Alors ? redemanda Alain qui était assis d’une fesse sur l’accoudoir d’un des fauteuils du salon.
Jean était enfoncé dans l’autre fauteuil de cuir. Dimitri et Jérôme étaient assis chacun à une des extrémités du canapé.
Gérard fit un geste d’impatience et tendit un verre de vodka à Alain.
Puis il se servit un copieux whisky sur un lit de trois glaçons et se laissa tomber sur le canapé entre Dimitri et Jérôme.
Eux, ils étaient bière.
– Servez-vous, leur dit-il en indiquant du menton la table basse.
Jean, lui, ne buvait pas.
Le centre du canapé s’était affaissé sous le poids de Gérard qui allongea les jambes devant lui.
Gérard, dit « Gégé », était, à cinquante-cinq ans, la caricature de Bakounine, le révolutionnaire anarchiste russe rival de Marx dans la Première Internationale. La barbe en moins.
Il jouait de son volume ventral pour en imposer et ses longs silences que chacun supposait réflexifs lui donnaient encore plus de poids. Enfin le croyait-il.
Dimitri et Jérôme, la quarantaine, attendaient patiemment en silence.
Alain, quarante-neuf ans, l’ami de trente ans de Gégé, son alter ego et, physiquement, son Laurel, connaissait par cœur ses mises en scène et s’impatientait.
Il reformula sa question.
– Alors. Tu leur as parlé, oui ou non ?
– Bien sûr. Mais ça n’a pas été si simple.
À voir sa tête, Alain pouvait deviner que c’était là un euphémisme.
– Je crois qu’on s’est gourés, dit Gégé après avoir avalé une gorgée de whisky. Ils vont trop loin et nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde.
Il soupira. Pour lui, c’était un échec personnel et l’aveu lui coûtait.
– On ne peut plus continuer de les aider. Sinon, on va avoir des emmerdes.
Il soupira à nouveau et ôta ses lunettes en inspectant machinalement leur netteté.
Il les recala sur son nez en grimaçant.
– En tout cas, je leur ai dit que le Comité révolutionnaire contre l’islamophobie ne pouvait pas les suivre sur cette voie.
Alain connaissait son Gégé. Il avait dû exprimer une position plus nuancée. Gérard aimait l’ambiguïté.
– Bon, positivons, dit Alain qui reçut immédiatement l’acquiescement de Dimitri et Jérôme, qui commençaient de trouver l’atmosphère pesante. De toute façon, pour des anars bouffeurs de curé, on avait un peu l’air con de défendre les islamistes, la visibilité de l’islam et le voile à l’école...
Gégé regarda Alain en se renfrognant.
– Tu ne comprends rien à la stratégie, lui lâcha-t-il d’un ton condescendant. Notre analyse était la bonne. La seule force au monde qui s’oppose à l’impérialisme américain sont les musulmans. C’est le nouveau prolétariat. Eux seuls peuvent le contrecarrer et représentent une force suffisante pour renverser ce système pourri. T’as qu’à voir la lutte exemplaire que mène depuis des années le prolétariat palestinien contre les colons juifs. Ils vont finir par la gagner cette nouvelle guerre d’Algérie et ces pieds-noirs sionistes devront prendre la mer et retourner d’où ils viennent. C’est pas chez eux, là-bas, s’emporta-t-il. Chacun chez soi !
Alain ferma les yeux un instant. Dimitri et Jérôme haussèrent les épaules. Jean regardait le plafond.
Ils savaient qu’il était inutile d’essayer d’endiguer la logorrhée de Gégé. De toute façon, il allait vite avoir soif et cesserait de lui-même pour avaler son whisky.
Il suffisait d’attendre un peu.
– Ils vont en finir avec l’État fasciste israélien et ce nazi de Sharon, et alors je ne donne pas cher de l’impérialisme américain. Stratégiquement, conclut-il en haussant le ton, nous avons raison.
Gégé avait soif.
– Alors, pourquoi on continue pas de les soutenir ? demanda Dimitri.
Gégé haussa les épaules.
– Depuis que Samir veut qu’on l’appelle Oussama, il est devenu con.
Dangereux, surtout, pensa Alain.
– Le soutien moral et politique que nous leur apportons ne leur suffit pas, poursuivait Gégé. Ils veulent qu’on les soutienne logistiquement et qu’on mette la main à la pâte...
– Ben, c’est normal, le coupa Jérôme en haussant les épaules pour en souligner l’évidence et en se tournant vers Gégé. Si on se dit révolutionnaires et anti-impérialistes et qu’ils font la révolution, ils veulent nous voir à l’œuvre à leurs côtés. Ils veulent qu’on partage les mêmes risques...
Le regard de Gégé s’assombrit soudainement.
Jérôme venait de prononcer le mot « tabou » de l’extrême gauche révolutionnaire depuis des décennies. « Risque ».
La contamination des avant-gardes révolutionnaires par le syndrome « zéro mort » avait précédé d’une guerre, celle du Vietnam, la contamination des armées occidentales par le même syndrome.
Les minorités agissantes avaient pris l’habitude de faire la révolution par « champions » interposés, collectifs, comme pour le Vietnam, ou individuels, tel le « Che ». Si possible le plus loin de chez soi.
Avec parfois une tentative locale – la bande à Baader, les Brigades rouges ou Action directe. Mais ça avait tendance à virer au cauchemar manipulateur et sanguinolent du terrorisme d’État ou à la dérive artisanale de la bande à Bonnot, qui faisait encore plus peur parce qu’elle était bien de chez nous.
Mais ces conflits finissaient par avoir une fin.
Plus de collage, plus de manif, plus de discussions-engueulades sans fin.
Quand même, à force de lutter contre les « stals », on avait réussi à les avoir.
C’était un sacré succès.
D’accord, à partager avec le pape et les States qui s’étaient appropriés le beau rôle – et les peuples concernés, accessoirement. Mais ils n’auraient jamais pu y arriver sans les avant-gardes révolutionnaires.
De toute façon, grâce au conflit palestinien – heureusement, sans fin, lui – et à la révolte des peuples musulmans, nouveau prolétariat messianique, les avant-gardes ne tarderaient à faire mordre la poussière à l’impérialisme judéo-américain.
Gégé se tourna vers Jérôme.
– T’as envie de finir en taule comme terroriste, toi ? lui jeta-t-il rageur.
L’autre baissa le regard.
– Gégé a raison, intervint Alain, on ne peut quand même pas les aider à préparer des attentats et y participer nous-mêmes...
– Alors ?
Quatre paires d’yeux impatients observaient le maître des lieux qui venait de déposer sur le plateau de verre de la table basse un assortiment de kémia et de pistaches, une bouteille de vodka, une autre de whisky, quatre canettes de bière et des verres.
– Alors ? redemanda Alain qui était assis d’une fesse sur l’accoudoir d’un des fauteuils du salon.
Jean était enfoncé dans l’autre fauteuil de cuir. Dimitri et Jérôme étaient assis chacun à une des extrémités du canapé.
Gérard fit un geste d’impatience et tendit un verre de vodka à Alain.
Puis il se servit un copieux whisky sur un lit de trois glaçons et se laissa tomber sur le canapé entre Dimitri et Jérôme.
Eux, ils étaient bière.
– Servez-vous, leur dit-il en indiquant du menton la table basse.
Jean, lui, ne buvait pas.
Le centre du canapé s’était affaissé sous le poids de Gérard qui allongea les jambes devant lui.
Gérard, dit « Gégé », était, à cinquante-cinq ans, la caricature de Bakounine, le révolutionnaire anarchiste russe rival de Marx dans la Première Internationale. La barbe en moins.
Il jouait de son volume ventral pour en imposer et ses longs silences que chacun supposait réflexifs lui donnaient encore plus de poids. Enfin le croyait-il.
Dimitri et Jérôme, la quarantaine, attendaient patiemment en silence.
Alain, quarante-neuf ans, l’ami de trente ans de Gégé, son alter ego et, physiquement, son Laurel, connaissait par cœur ses mises en scène et s’impatientait.
Il reformula sa question.
– Alors. Tu leur as parlé, oui ou non ?
– Bien sûr. Mais ça n’a pas été si simple.
À voir sa tête, Alain pouvait deviner que c’était là un euphémisme.
– Je crois qu’on s’est gourés, dit Gégé après avoir avalé une gorgée de whisky. Ils vont trop loin et nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde.
Il soupira. Pour lui, c’était un échec personnel et l’aveu lui coûtait.
– On ne peut plus continuer de les aider. Sinon, on va avoir des emmerdes.
Il soupira à nouveau et ôta ses lunettes en inspectant machinalement leur netteté.
Il les recala sur son nez en grimaçant.
– En tout cas, je leur ai dit que le Comité révolutionnaire contre l’islamophobie ne pouvait pas les suivre sur cette voie.
Alain connaissait son Gégé. Il avait dû exprimer une position plus nuancée. Gérard aimait l’ambiguïté.
– Bon, positivons, dit Alain qui reçut immédiatement l’acquiescement de Dimitri et Jérôme, qui commençaient de trouver l’atmosphère pesante. De toute façon, pour des anars bouffeurs de curé, on avait un peu l’air con de défendre les islamistes, la visibilité de l’islam et le voile à l’école...
Gégé regarda Alain en se renfrognant.
– Tu ne comprends rien à la stratégie, lui lâcha-t-il d’un ton condescendant. Notre analyse était la bonne. La seule force au monde qui s’oppose à l’impérialisme américain sont les musulmans. C’est le nouveau prolétariat. Eux seuls peuvent le contrecarrer et représentent une force suffisante pour renverser ce système pourri. T’as qu’à voir la lutte exemplaire que mène depuis des années le prolétariat palestinien contre les colons juifs. Ils vont finir par la gagner cette nouvelle guerre d’Algérie et ces pieds-noirs sionistes devront prendre la mer et retourner d’où ils viennent. C’est pas chez eux, là-bas, s’emporta-t-il. Chacun chez soi !
Alain ferma les yeux un instant. Dimitri et Jérôme haussèrent les épaules. Jean regardait le plafond.
Ils savaient qu’il était inutile d’essayer d’endiguer la logorrhée de Gégé. De toute façon, il allait vite avoir soif et cesserait de lui-même pour avaler son whisky.
Il suffisait d’attendre un peu.
– Ils vont en finir avec l’État fasciste israélien et ce nazi de Sharon, et alors je ne donne pas cher de l’impérialisme américain. Stratégiquement, conclut-il en haussant le ton, nous avons raison.
Gégé avait soif.
– Alors, pourquoi on continue pas de les soutenir ? demanda Dimitri.
Gégé haussa les épaules.
– Depuis que Samir veut qu’on l’appelle Oussama, il est devenu con.
Dangereux, surtout, pensa Alain.
– Le soutien moral et politique que nous leur apportons ne leur suffit pas, poursuivait Gégé. Ils veulent qu’on les soutienne logistiquement et qu’on mette la main à la pâte...
– Ben, c’est normal, le coupa Jérôme en haussant les épaules pour en souligner l’évidence et en se tournant vers Gégé. Si on se dit révolutionnaires et anti-impérialistes et qu’ils font la révolution, ils veulent nous voir à l’œuvre à leurs côtés. Ils veulent qu’on partage les mêmes risques...
Le regard de Gégé s’assombrit soudainement.
Jérôme venait de prononcer le mot « tabou » de l’extrême gauche révolutionnaire depuis des décennies. « Risque ».
La contamination des avant-gardes révolutionnaires par le syndrome « zéro mort » avait précédé d’une guerre, celle du Vietnam, la contamination des armées occidentales par le même syndrome.
Les minorités agissantes avaient pris l’habitude de faire la révolution par « champions » interposés, collectifs, comme pour le Vietnam, ou individuels, tel le « Che ». Si possible le plus loin de chez soi.
Avec parfois une tentative locale – la bande à Baader, les Brigades rouges ou Action directe. Mais ça avait tendance à virer au cauchemar manipulateur et sanguinolent du terrorisme d’État ou à la dérive artisanale de la bande à Bonnot, qui faisait encore plus peur parce qu’elle était bien de chez nous.
Mais ces conflits finissaient par avoir une fin.
Plus de collage, plus de manif, plus de discussions-engueulades sans fin.
Quand même, à force de lutter contre les « stals », on avait réussi à les avoir.
C’était un sacré succès.
D’accord, à partager avec le pape et les States qui s’étaient appropriés le beau rôle – et les peuples concernés, accessoirement. Mais ils n’auraient jamais pu y arriver sans les avant-gardes révolutionnaires.
De toute façon, grâce au conflit palestinien – heureusement, sans fin, lui – et à la révolte des peuples musulmans, nouveau prolétariat messianique, les avant-gardes ne tarderaient à faire mordre la poussière à l’impérialisme judéo-américain.
Gégé se tourna vers Jérôme.
– T’as envie de finir en taule comme terroriste, toi ? lui jeta-t-il rageur.
L’autre baissa le regard.
– Gégé a raison, intervint Alain, on ne peut quand même pas les aider à préparer des attentats et y participer nous-mêmes...
La suite à mercredi...
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
© Alain Pecunia, 2009.
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