lundi 10 novembre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 14

Chapitre 14





Le mardi 12, nous sommes partis à la mer. Deauville, cette fois. Mais j’ai quasiment chargé Phil de force dans la voiture.
Au moins, me suis-je dit en démarrant – je conduisais cette fois, à cause de l’image du père partageux des rôles mais non soumis à donner à ma fille pour son équilibre psychologique –, il ne pourra pas comploter aujourd’hui.
Bien sûr, ça n’empêchait pas les autres, les ruraux, de cogiter leurs conneries. Ils n’avaient d’ailleurs pas besoin de lui puisque Phil, avec son manque complet d’esprit pratique, ne leur servait à rien. Je ne comprenais d’ailleurs pas comment ils pouvaient s’encombrer de ce quasi-retraité de l’enseignement qui avait le plus souvent la tête dans la lune.
Il avait dû les impressionner avec ses diplômes et tout son baratin culturel.
– Hein ! Papy que t’es le chef ?
– Chut ! ma chérie…
– Oui, chut ! ma puce. On se tait quand papa conduit. Il lui faut de la concentration.
Je ne supporte pas toujours l’ironie de ma femme à mon égard.
Bref, j’étais quand même parvenu à lui mettre Papy à l’abri pour la journée. Et c’était toujours ça de gagner.
Je situais la zone de turbulence à venir vers le jeudi et le vendredi. Il me suffirait de le neutraliser à nouveau les trois jours à venir. Pour sa sécurité – et la nôtre.
Mais le soir, à notre retour, après une superbe journée à la plage et un déjeuner au Bar du Soleil sur les Planches, à presque neuf heures, Phil a demandé les clés de sa voiture à Isa pour aller faire un tour.
– Mais pour aller où ? lui ai-je demandé interloqué.
– En ville !
– Mais lâche un peu Papy ! est intervenue ma femme. Il a le droit d’aller se promener où il veut et quand il veut, non !
– Mais c’est ville morte, le soir !
– Et s’il veut aller tirer son coup ?
C’est vrai, je dois l’admettre, je n’ai jamais pensé que Papy pouvait avoir une vie sexuelle. Sentimentale, si. La preuve, sa relation avec Isa.
Tout compte fait, pourquoi pas ? À cinquante-sept ans, à part sa calvitie prononcée et sa bedaine, il portait beau quoique rondouillard. Elégant et courtois. Beau parleur – un peu trop à mon goût. Mais je ne le voyais pas attirer par le sexe. Aucune femme dans sa vie. Jamais un mot ou une allusion entre hommes avec moi sur une expérience passée ou une rencontre présente.
Vraiment le vieux garçon qui a vécu auprès de sa maman.
Phil n’a pas démenti. Peut-être qu’après tout il y avait un bordel confidentiel en ville ou des adresses accueillantes.
Peut-être même qu’un de ses nouveaux « amis » lui avait refilé un tuyau.
Alors je me suis montré beau joueur.
– Bon coup, Papy ! je lui ai dit.
Il a haussé les épaules. Isa m’a dit que c’était pas malin de ma part.
La voiture de ma femme, elle a un moteur qui fait un bruit particulier que je reconnaîtrais entre mille.
Je suis resté dans le jardin et j’entendais ce bruit décroître sur la route puis revenir dix minutes plus tard. Demi-tour vers la ferme. Et puis à nouveau le même manège.
Puis une deuxième voiture qui démarra de la ferme.
Une heure que ce manège a duré !
Comme une course-poursuite.
– Mais quelle connerie de s’amuser à se poursuivre sur un chemin départemental ! Phil a dû accepter un pari stupide avec le fermier ou l’un de ses frères… Il va se viander, ce con, et péter ta bagnole !
Isa ne m’a pas rabroué. Je l’ai vu inquiète.
– Qu’est-ce qu’ils peuvent fabriquer ? a-t-elle même dit.
Puis Phil est revenu. Avec tentative de dérapage contrôlé pour s’engager dans le chemin.
Content de lui. L’air aussi satisfait que s’il avait tiré son coup.
– Sympa, le rodéo, Papy ? ai-je demandé mi-figue, mi raisin.
– On s’est bien amusés ! qu’il a osé me répondre.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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