jeudi 30 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





Zoé passa une bonne partie de l’après-midi à regarder des séries à la télé dans l’insouciance la plus complète. Semblant avoir oublié le problème « Jacques-Henri ».
« Plus con, tu meurs ! » se disait sa sœur. Mais c’était logique puisque Zoé se reposait de nouveau sur elle. La sœur magicienne.
Quand elle était petite, elle l’appelait souvent ainsi. « Ma sœur magicienne ».
Chloé, allongée sur le lit en string, les mains croisées sous la tête, ne put s’empêcher d’éprouver une bouffée d’émotion vraie.
Putain, ce qu’elles en avaient chier. C’était bien le tour des autres, maintenant, non ?
Une mère foldingue, insouciante et conne – Zoé devait tenir d’elle. La caricature de la serveuse de café dans un bled de Loire-Atlantique où il valait mieux être Parisien ou Nantais en villégiature que pauvre local. Qui n’avait même jamais songé à se faire embaucher dans la biscuiterie du cru. Qui se faisait tripoter par les clients et se faisait saillir par le premier venu.
Donc elles avaient des pères différents, naturellement inconnus, des « courage fuyons », comme les surnommait Chloé. Elle, elle tenait de son père et se plaisait à croire qu’elle avait échappé au sort de sa sœur qui avait tout chopé de sa mère.
Foldingue, insouciante et conne, c’était déjà pas mal. Avec l’alcoolisme en plus, c’était le pompon.
Peu après la naissance de Zoé, leur mère avait échoué dans un rade pourri de Saint-Nazaire et dans le lit d’un autre cafetier. Un Tourangeau d’une quinzaine d’années son aîné, bedonnant et poilu des orteils aux oreilles. À la chemise toujours entrouverte sur son poitrail velu blanchissant et au pantalon lui tombant sur les fesses et qui laissait apercevoir sa raie du cul dès qu’il se baissait. Et il se baissait souvent.
« Autant qu’il baisait, cet enculé de sa race ! »
Chloé, la rage au ventre, crut avoir parlé à haute voix. Mais Zoé restait scotchée à l’écran.
C’était un amateur de chair fraîche, « beau-papa » Terrassou. D’ailleurs, elle était persuadée qu’il n’avait épousé leur mère et les avaient reconnues toutes deux que pour mieux en abuser. Pas de leur conne de mère. Mais d’elles, ses « petites chéries ».
Et leur salope de génitrice qui n’était même pas dupe et les avait en quelque sorte vendues.
Elle avait cinq ans quand il avait « commencé ».
Zoé n’avait encore que deux ans. Elle, ce serait pour plus tard. Mais il y a des « ogres » – ainsi l’avait-elle surnommé – pour qui la chair fraîche n’est jamais assez tendre. Même la télé qui le dit.
Chloé se mordit les lèvres pour s’empêcher de pleurer. Un réflexe qu’elle avait appris à cinq ans. « Faut pas que le Petit Poucet pleure, sinon l’ogre sera encore plus méchant. »
Et l’ogresse !
Si l’ogre n’était pas content du Petit Poucet, l’ogresse la battrait. Elle serait très méchante et la menacerait de l’enfermer dans la cave et de ne plus jamais rouvrir la trappe.
– Non, maman, s’il te plaît, je ne recommencerai plus !
Une fois, elle avait ajouté :
– Je te jure d’obéir à l’ogre !
Ça lui avait échappé. Elle voulait dire « beau-papa ».
La rouste qu’elle reçut ! À coups de balai.
Bordel, qu’elle haïssait les contes pour enfants !
Longtemps – le temps semble toujours une éternité quand on est enfant –, elle avait cru que c’était normal puisqu’elle était une enfant « d’ogre et d’ogresse ».
C’est d’ailleurs ce qu’elle avait expliqué à sa petite sœur quand il avait commencé à « jouer » avec elle quand elle avait quatre ans.
Mais à Zoé, ça lui avait semblé d’emblée normal. Il n’y avait pas de raison que « beau-papa » joue avec son aînée et pas avec elle.
Elle, Zoé, n’avait jamais reçu de tournée.
Oui, elle tenait de sa mère. Sûr.
Mais la Zoé, ça ne lui a plus semblé naturel du tout lorsque son « beau-papa » est passé à la vitesse supérieure.
Chloé avait douze ans et Zoé neuf quand il se mit à les « louer ».
Au début, c’était le soir après la fermeture. Dans l’arrière-salle du fond.
Ils étaient trois ou quatre et les deux petites devaient « s’effeuiller ». C’était le terme employé par l’ogre et l’ogresse.
Avinés, ils se marraient. Ça n’allait pas plus loin.
Elle avait cru s’en tirer à bon compte.
Mais ce n’était qu’une mise en train.
Six mois plus tard, l’une ou l’autre, parfois les deux ensemble, devaient monter dans la chambre de l’ogre et l’ogresse avec le « monsieur » qui les avait « gagnées ».
Au flipper.
Oui, au flipper. Un truc auquel ni la répression des fraudes ni la brigade des mineurs n’a jamais songé.
Les initiés payaient leur jeton cinquante francs. Une partie gagnée, une petite. Deux, les deux.
Simple. Logique.
Le flipper devait être trafiqué d’une façon ou d’une autre car il n’y avait jamais de partie « offerte » avant trois ou quatre jeux.
Il y avait les acharnés. Les habitués, en quelque sorte.
Parfois des occasionnels. Des messieurs bien habillés et qui sentaient bon. Enfin, moins mauvais que les autres. Ça aurait pu être mieux, mais ils étaient beaucoup plus bizarres et parfois ils faisaient mal à s’en mordre les lèvres jusqu’au sang. Même que Zoé, qui était plus jeune, ça la faisait pleurer beaucoup.
Bref, le monde n’était qu’un vaste univers d’ogres.
Ni elle ni Zoé n’en parlèrent jamais à quiconque. Même pas à leurs copines d’école. Non pas par honte, mais parce qu’elles étaient des « Petit Poucet » et qu’elles étaient convaincues que c’était le lot commun des « Petit Poucet ». Alors, à quoi bon ?
Une fois, une seule – Chloé avait treize ans et Zoé dix –, le médecin scolaire, une femme gentille, s’était inquiétée en examinant Zoé et s’était mise en rapport avec le médecin de famille.
Mais elle avait été rassurée par celui-ci.
Elle ignorait qu’il était aussi un des « joueurs » de l’ogre.
L’année suivante, le professeur principal du collège avait convoqué l’ogre et l’ogresse – mais seule l’ogresse se rendit à la convocation –, car il s’était rendu compte en lui parlant que l’haleine de Chloé sentait l’alcool. Qu’il y avait peut-être un problème.
Chloé s’était mise à boire quand il y avait une partie « réservée » de flipper en cours. C’était plus facile.
L’ogresse remplaça le verre d’alcool par un cachet qui donnait l’impression de flotter. C’était pas du tout désagréable et c’était comme si rien ne s’était passé.
Chloé en vint même à être impatiente d’avoir droit à son cachet.
Alors Zoé aussi eut droit à son cachet.
L’ogresse mourut l’année de ses quarante-deux ans. En ratant une marche en remontant de la cave, elle se rompit le cou en retombant mal sur une caisse de bouteilles de vins.
Exit l’ogresse.
Chloé avait seize ans et Zoé treize.
Le sort des deux ados en fut nettement amélioré dès le lendemain de l’enterrement lorsque Chloé exigea – sous menace de dénonciation – un pourcentage sur les « recettes » particulières de l’ogre. Et que lui aussi serait « taxer » pour jouer.
L’ogre était un lâche, comme tous les ogres et il consentit vingt pour cent des bénéfices à chacune.
Chloé prit également l’habitude de mener ses propres « affaires » en ville et entraîna Zoé qui était ravie de changer de « clientèle ».
La religion des deux sœurs était faite : tout homme était un lâche et un ogre, mais également un tiroir-caisse. Utile, mais à mépriser.
L’année de sa majorité, Chloé prit un deux pièces en ville et obtint de l’ogre qu’il autorise Zoé à vivre avec elle.
Exit l’ogre.
En quelque sorte, car il eut droit à une sortie définitive trois ans plus tard, l’année des dix-huit ans de Zoé. Il y a un peu plus d’un an. Quand il crama avec son rade au milieu de sa bibine. À trois heures du mat.
Chloé en avait encore la rage au cœur.
Avoir tout fait pour que la cause réelle de l’incendie échappe à la sagacité des pompiers pour apprendre au finish que le bistrotier n’était pas à jour de ses assurances.
Tous ces risques pris pour que dalle. Pour être baisée une dernière fois par l’ogre. Alors qu’elle comptait tant sur ce capital de base pour s’ouvrir une boutique d’esthéticienne. Prendre un raccourci vers l’honorabilité. Avoir sa revanche sur cette putain de jeunesse qu’elle n’avait jamais eue.
Trop c’était trop. Alors Chloé avait décidé d’aller se refaire dans un endroit friqué. En se traînant sa frangine. Qui commençait déjà à couiner d’impatience
– Quand est-ce qu’on ira voir ?
– Plus tard, répondit Chloé d’un ton las.
– Quand, plus tard ? insista la cadette avec sa moue de sale môme réclamant une sucrerie à la con vue à la télé.
– Quand je l’aurai décidé et quand il fera nuit et qu’ils auront fait pisser leurs putains de chiens avant d’aller se pieuter.
Voilà, Chloé était satisfaite. Elle avait fait passer un max d’infos à sa sœur en une seule tirade.
– Ça va être l’heure du journal régional. Zappe sur la 3, demanda-t-elle à Zoé en se levant des fourmis dans les jambes.
Avec un temps de retard, elle se dit qu’elle aurait mieux fait de s’abstenir. Sûr que leurs commentaires à la con sur le type de cette nuit allaient énerver Zoé.
« Un nouveau crime met le canton de Bernay et toute la région en émoi. Jean-Michel Bernoud, trente-sept ans, divorcé, père de deux enfants de sept et neuf ans, jeune artisan honorablement connu de la commune de Thiberville, a été retrouvé sans vie à six heures du matin sur la départementale 138. D’après les premières constatations, il aurait eu la nuque brisée et le vol semble être le mobile de ce crime. Rappelons qu’il y a exactement cinq semaines, près du Neubourg, Jacques Vitan, vétérinaire… »
Chloé zappa mentalement. Elle connaissait par cœur.
Elle se dit que ce n’était peut-être pas le moment d’aller se balader avec le Jacques-Henri dans le coffre. Sûr qu’ils allaient multiplier les patrouilles de nuit pour rassurer le citoyen rural. Mais elles ne pouvaient pas le conserver plus longtemps dans le box. Zoé avait raison, il risquait de clamser. Fallait au moins le faire boire.
En attendant, elle avait intérêt d’abreuver sa frangine avant qu’elle ne se mette à gamberger à tort et à travers.
Elle remplit un double whisky bien tassé pour Zoé et se contenta d’un simple.
Chloé tendit le verre à sa sœur qui s’empressa de la saisir et manqua le renverser de nervosité.
– On va aller jeter un coup d’œil maintenant, dit Chloé en avalant une gorgée de whisky.
Sa sœur s’empressa de vider le sien. Ne se rendant même pas compte qu’il en dégoulinait du menton.
« C’est pas vrai, se dit Chloé, c’est la vieille tout crachée question cul et question descente… »


© Alain Pecunia, 2010.
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