dimanche 26 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (C. C. XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 1 (suite et fin)

Chapitre 1 (suite et fin)





Il y avait un peu plus de deux mois qu’il avait rencontré les deux frangines à la salle des bandits manchots du Casino de Deauville. Elles y jouaient après avoir michetonné avec les petits vieux. Zoé avait dix-neuf ans, Chloé vingt-deux.
Elles l’avaient aguiché sec. Sûrement par besoin de viande fraîche.
Lui, à vingt-huit ans, l’armée venait de lui donner son congé. Elle l’avait même carrément jeté, le jugeant plus dangereux pour les siens que pour un éventuel adversaire.
Il était monté d’Angoulême à Deauville, comme ça, histoire de tenter de faire fructifier son maigre pécule à la roulette.
En fait, il aurait mieux fait de jouer au loto. Quand il avait rencontré les deux sœurs, il ne lui restait même pas cent euros en poche.
Elles habitaient un petit studio dans un des logements sociaux à l’entrée de la ville.
Elles avaient donc immédiatement représenté le repos du guerrier et une planche de salut. Mais il n’avait jamais mené la danse ni dans leur lit ni dans le quotidien. En fait, elles avaient besoin d’un partenaire et l’avaient à la fois choisi comme étalon et homme de main. Le premier usage, il s’en était rendu compte le soir même. Le second, il lui avait fallu quelques jours pour percuter.
L’idée était basique. Les frangines draguaient en soirée un petit vieux esseulé et le ramenaient chez elle. L’une commençait un strip tandis que l’autre entamait une branlette. Et Jacques-Henri sortait de sa cachette des chiottes au bout de quatre, cinq minutes, quand le petit vieux était juste en début de congestion. Lui brandissant sous le nez une vieille carte d’identité falsifiée et lui annonçant tout de go que sa petite branleuse – Zoé – n’avait que seize ans.
Pour trois cents euros, le micheton estimait s’en tirer à bon compte. Pour les rares récalcitrants, il suffisait à Jacques-Henri de jouer des muscles.
C’est là qu’ils avaient tous trois développé l’idée de la carte bancaire. Car, quand le petit vieux n’avait pas cette somme sur lui, ils l’accompagnaient jusqu’à un distributeur. Mais ça ne pouvait pas durer et ils savaient qu’ils allaient finir par se faire repérer.
Au cinquième pigeon, Zoé et Chloé avaient admis qu’il fallait passer à autre chose et, surtout, élargir le champ d’action.
Jacques-Henri leur avait expliqué que Deauville serait dorénavant leur sanctuaire, leur camp de base. Mais, tandis que Zoé négociait ses virages sur la D 22 à vive allure, Jacques-Henri se convainquit qu’il allait encore falloir changer de méthode. Et, surtout, en trouver une pour me dégager de ces deux foldingues imprévisibles et incontrôlables, se dit-il.
Zoé était idiote, mais Chloé était dangereuse avec la recherche de son putain de fun. À Jacques-Henri, ça lui foutait les jetons de la voir prendre son pied quand il tuait le mec. Lui, il le faisait par nécessité et en appliquant strictement ce que lui avait appris l’armée. Mais, elle, elle sentait la mort. Elle allait leur porter la poisse au prochain coup.
Fallait qu’il se tire de là. Disparaître sans même les prévenir.
– Mais ralentis, merde ! ne put-il s’empêcher de lâcher.
Ça faisait la deuxième fois que Zoé était limite perte de contrôle du véhicule dans un virage.
Zoé leva légèrement le pied puis freina brusquement.
– Fais chier ! cria-t-il en posant instinctivement ses deux mains sur le tableau de bord.
– C’est toi qui fais chier ! cracha Zoé. Si t’es pas content, t’as qu’à prendre le volant !
– Ouais, t’as raison. C’est ce que je vais faire ! dit-il en faisant cliquer sa ceinture de sécurité pour s’en dégager.
Il ouvrit brusquement la portière, sortit en maugréant un : « Quelle conne ! » qui laissa Zoé de marbre.
« Putain, mais qu’est-ce que je fous avec cette volaille sans cervelle ! » se dit-il en contournant le capot.
– Allez, tire-toi de là ! dit-il en ouvrant la portière de la conductrice.
Zoé fit une grimace de mépris et s’extirpa de son siège avec une lenteur calculée.
« Elle me cherche, c’est pas possible ! » se dit-il en se retenant de lui foutre une baffe quand elle fut à sa hauteur.
Il s’assit et crispa ses mains sur le volant tandis que Zoé contournait la voiture en se déhanchant et en le défiant du regard.
Il était au bord de l’explosion quand elle s’assit.
– Calme-toi, lui dit Chloé qui avait eu l’intelligence de ne pas l’ouvrir jusque-là. Relaxe-toi, ajouta-t-elle en se penchant en avant derrière lui.
Il sentit son souffle sur sa nuque.
« Putain, elle sait s’y prendre », se dit-il en se détendant et en posant sa main sur le levier de vitesse.
Il ne réalisa pas immédiatement ce qui se passait quand le sac poubelle enveloppa sa tête et son visage. Un putain de sac poubelle parfumé au désinfectant pour sanitaire qui lui fit retenir sa respiration instinctivement tant l’odeur lui était insupportable.
Quand il voulut crier en portant ses mains à son visage pour s’en défaire, il sentit le sac se plaquer sur son visage, l’empêchant de respirer.
Une saloperie de sac à poignets et coulisseau.
Il se cambra et se débattit, cherchant les mains de cette salope de Chloé à la hauteur de son cou.
Mais il se sentait entravé par la ceinture de sécurité et il tenta de la décliquer à l’aveugle. Ce qu’il n’aurait pas dû faire car il manquait d’air à un point extrême et commençait de suffoquer grave.
Il renonça à se libérer de la ceinture et parvint in extremis à saisir la main gauche de Chloé.
Il reprit aussitôt espoir.
Mais que faisait la main gauche de Chloé sur sa droite alors que…
Il n’eut pas le temps de réaliser qu’il avait saisi la main gauche de Zoé qui venait prêter assistance à sa sœur.
Il sombra en tenant de plus en plus mollement la main de Zoé.
– Le con, il m’a fait mal ! Il m’a griffé ! cria-t-elle quand il la lâcha.
Chloé continua à tenir le sac poubelle plaqué sur le visage de Jacques-Henri tout en comptant les minutes sur la pendulette du tableau de bord.
C’était la première fois qu’elle tuait elle-même et elle découvrait que c’était encore plus fun que d’être simple spectateur.
Putain, que c’était bon !
Elle crut avoir fait pipi, mais non, elle était juste mouillée d’excitation.
Le plus difficile, en fin de compte, fut d’extraire le corps de Jacques-Henri de l’habitacle et de le traîner jusque sur le bas-côté pour le basculer dans le fossé.
Et, pour Chloé, de supporter les réflexions idiotes de sa sœur.
– T’es sûre que t’étais obligée de le faire. Il baisait bien, ce con. Et puis il était utile.
Elle préféra hausser les épaules plutôt que de partir en vaines explications. Pour Zoé, tout mec qui l’enfournait « baisait bien ». Faut dire qu’elle avait l’orgasme facile et qu’elle se mettait à couiner au premier tour de manivelle.
Parfois, Chloé l’enviait, mais, le plus souvent, quand elles se partageaient un amant, elle en éprouvait des goûts de meurtre. Les couinements de vierge folle de sa frangine la déconcentraient et la privaient de son propre plaisir.
En fait, pour Chloé, Jacques-Henri était loin d’être un bon coup. Tout comme il n’avait représenté qu’une utilité passagère.
Elle avait suffisamment d’expérience pour jauger ce genre d’individu. C’était un prédateur. Certes, il lui avait procuré un super fun, mais, tôt ou tard, il aurait cherché à se débarrasser d’elles deux. Elle le pressentait. Et peut-être qu’il mijotait déjà quelque chose, cet enfoiré.
Le genre à plomber ses complices ou à les balancer.
Jusqu’à Cormeilles, Zoé renifla ses larmes tout en conduisant.
Chloé attendait que ça se passe. Elle savait d’expérience que sa frangine se consolerait vite dès qu’elles auraient tiré le fric avec la Carte bleue. Justement elles passaient devant l’agence bancaire du centre-ville…
– Merde ! hurla Chloé.
Sa sœur en sursauta de frayeur et faillit heurter une voiture en stationnement.
– Faut faire demi-tour ! cria-t-elle limite hystéro.
Zoé stoppa la voiture au milieu du carrefour.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une voix craintive.
– On a oublié de récupérer les cartes de crédit sur ce con.
– Merde ! fit Zoé à son tour.
Les deux sœurs s’abstinrent de tout commentaire et n’échangèrent pas un mot en refaisant le trajet en sens inverse jusqu’au fossé où gisait Jacques-Henri. Mais la tension qui régnait dans l’habitacle était extrême et se transforma en nervosité quand Zoé ralentit pour se repérer.
– C’est plus loin, dit Chloé.
– Non, c’est par-là.
En sortant du virage, les phares du véhicule balayèrent le bas-côté gauche.
Zoé pila net et resta bouche bée de terreur.
« Qu’est-ce qu’il fout là ? » se demanda Chloé plus cartésienne.
Jacques-Henri était avachi sur le bord du fossé telle une poupée de chiffon.
– Il est pas mort ! hurla sa sœur les yeux exorbités.
– T’inquiète ! dit son aînée. On va l’achever.
Zoé sortit la manivelle du cric qu’elle gardait toujours sous le siège passager avant. Au cas où. Et c’était précisément un « cas où ».
Sa sœur fondit en larmes et s’agrippa à son bras avec l’énergie du désespoir.
– Je t’en prie ! la supplia-t-elle.
– Il faut bien le finir ! dit Chloé en tentant de se dégager de la prise de Zoé.
– Pas comme ça, implora celle-ci tout en ravalant ses larmes en lâchant le bras de sœur. Je préfère qu’on l’étouffe avec le sac, c’est plus propre.
– Plus propre, peut-être, mais pas efficace.
– On n’a qu’à bien vérifier quand il sera vraiment étouffé.
Chloé haussa les épaules.
– Comme tu veux. Mais ne reste pas au milieu de la route. Gare-toi près de lui.
Les deux sœurs descendirent ensemble de voiture et s’approchèrent de Jacques-Henri qui était comme inconscient et toujours avachi sur lui-même.
Chloé vérifia dans la lumière des phares le parfait état du sac poubelle à coulisseau avant de l’utiliser à nouveau, puis le porta à hauteur du visage de Jacques-Henri en ouvrant le sac à deux mains.
C’est ainsi que l’aperçurent les deux gendarmes de patrouille dans la lumière de leurs phares. Juste au-dessus d’une personne assise sur le bord du fossé et à ses côtés une autre femme portant les mains à son visage.
Chloé était toute pétrifiée et tremblotante.
– Ne dis rien et laisse-moi faire, lui lança Chloé mezza voce quand la voiture de patrouille stoppa à quelques mètres.
Elle se dirigea vers les deux gendarmes qui descendaient de voiture.
– Un problème ? s’enquit l’un d’eux.
– Ce n’est rien. Notre ami a eu un malaise et s’est mis à vomir.
Elle montra le sac poubelle aux gendarmes qui hochèrent la tête. Mais ne leur laissa pas le temps d’en placer une.
– Il a juste besoin de prendre un peu l’air, enchaîna-t-elle.
Celui qui avait pris la parole dodelina du chef.
– Vous savez, avec les crimes inexpliqués d’automobilistes qu’il y a eu ces temps-ci dans la région, ce n’est pas prudent de s’arrêter en pleine nuit sur ces routes désertes.
– Ah ! fit Chloé étonnée.
– Voyons ce qu’a votre ami, poursuivit le gendarme en faisant signe à son collègue de rester près de leur véhicule.
Zoé avait repris ses esprits et s’était accroupie près de Jacques-Henri en lui soutenant la tête d’une main et en lui caressant le visage de l’autre.
– Vomis, disait-elle. Ça te fera du bien.
Jacques-Henri émettait des grognements.
Chloé tenta de s’interposer entre le gendarme et Jacques-Henri.
– Il a un peu bu ce soir.
– Il est conscient ? demanda le gendarme en contournant Chloé.
– Oh oui, intervint Zoé avec esprit d’à-propos. Il est beaucoup mieux que tout à l’heure.
Au même instant, Jacques-Henri hoqueta et se mit à vomir.
Le gendarme hésitait sur la conduite à tenir quand son collègue l’interpella.
– Chef, il y a un accident entre un poids lourd et un véhicule de tourisme sur la 13 entre les deux ronds-points de Thiberville ! Il paraît que c’est pas joli-joli.
– Ne vous inquiétez pas, nous allons nous débrouiller, dit Chloé. Vous avez plus urgent à faire.
Quand la voiture de patrouille fit demi-tour, les gendarmes aperçurent les femmes relevant l’individu qui semblait se débattre et les repousser.
– Il a l’air d’aller beaucoup mieux, fit le chauffeur en souriant. Je souhaite bien du plaisir aux petites dames…


© Alain Pecunia, 2010.
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