samedi 25 septembre 2010

Noir Express : "Une putain d'histoire" (Chroniques croisées XVI) par Alain Pecunia, Chapitre 1

Il devait être écrit quelque part que nous devions boire le calice jusqu’à la lie ensemble.

Après un long silence depuis avril (entrecoupé par les messages d’encouragement de mes lecteurs anglophiles, mais nul n’est prophète dans son pays et j’ai déjà vécu cela dans une vie antérieure), dû entre autres à mon passage du cap de la retraite plus celui de la faillite de mon éditeur et ses rebondissements, je vous retrouve donc pour la suite de nos aventures.

Juste une parenthèse avant d’aborder ce nouveau récit : je commence à mettre, pour les fans de la tablette électronique quelques récits en téléchargement gratuit sur le site Feedbooks…
Mais abordons présentement la vie des sœurs Terrassou, Zoé et Chloé, qui bascule quand elles décident de se débarrasser de Jacques-Henri. Lequel nourrissait d’ailleurs le même projet à leur égard.
De toute façon, elle avait déjà basculé dans l’horreur et le sordide dès leur « tendre » enfance. Mais, grâce à Chloé, l’aînée, elles s’en sont toujours sorties. Du moins c’est leur point de vue, car, entre Deauville et Pornic, elles ont un tueur à affronter, et par n’importe lequel.
En plus c’est incestueux au possible…
Bref, un récit à déconseiller aux âmes sensibles ou délicates (ce ne sont pas toujours les mêmes car on peut être l’un sans l’autre) et dont la turpitude (elle concerne le récit et non les âmes) m’en a fait longtemps différer la publication en ligne tant je crains la réaction de certaines lectrices à l’esprit sain et non contaminé par la réalité du monde qui les entoure.


Chapitre 1





Jean-Mi empruntait rarement cette route départementale toute en virages, alors qu’on était en plat pays, qui épousait la sinuosité des anciens chemins menant aux champs. Souvenir d’une époque, celle du paysan-roi, où il était impossible de tracer une ligne droite qui eût condamné à l’abattage le noyer de l’arrière-grand-père ou mordu sur le champ à patates du Louis. La route se devait de respecter les lopins et les chemins ancestraux.
Soudain, il dut ralentir.
Un homme et une femme apparurent dans ses phares. Immobiles sur le bas-côté.
L’homme soutenait la femme qui se tenait le ventre à deux mains.
Il vit l’homme lui faire signe de s’arrêter.
Jean-Mi ralentit mais poursuivit son chemin.
À trois heures du matin, on ne s’arrête pas sur une route déserte en rase campagne.
Cinquante mètre plus loin, il stoppa brusquement.
Il revoyait le regard de détresse de la femme et celui résigné de son compagnon quand il les avait dépassés.
« Cette société devient inhumaine, se dit-il. On ne se prête même plus assistance. Cette femme doit être enceinte. »
Jean-Mi vit le couple se diriger vers sa voiture, l’homme soutenant toujours la femme.
Il recula jusqu’à leur hauteur et baissa la vitre du côté passager.
– Vous avez un problème ?
– Ma femme va accoucher et…, commença de dire timidement l’homme.
– Ça va, montez.
L’homme avait la trentaine et son regard de vaincu étonna Jean-Mi. « Des pauvres », se dit-il.
Sa femme ne disait mot, blottie contre son mari.
Les conduire à l’hôpital de Bernay imposait à Jean-Mi de revenir sur ses pas.
– Je vais essayer de faire demi-tour dès que j’en aurai la possibilité, dit-il.
Ni l’homme ni la femme ne dirent mot.
À la sortie d’un virage, Jean-Mi aperçut un des chantiers de la future A 28.
Il était en train de se demander comment ses auto-stoppeurs avaient pu se retrouver là où il les avait pris. Alors qu’il n’y avait pas une seule habitation alentour dans ce coin-là.
Jean-Mi tourna à droite pour s’engager sur le terre-plein caillouteux du chantier.
« C’est quand même bizarre, se dit Jean-Mi. De nos jours, tout le monde a un portable. C’est bien utile en cas de problème. La maternité leur aurait envoyé une ambulance. Mais ils sont peut-être trop pauvres… »
Une chaîne l’empêcha d’effectuer son demi-tour.
Jean-Mi dut faire une marche arrière.
Il posa son bras droit sur le dossier du passager et se retourna à demi.
La femme lui saisit le bras et l’immobilisa avec une force qui lui sembla herculéenne.
Il la regarda avec étonnement et tenta de se dégager.
Au moment où le moteur cala, le mari, assis de biais derrière lui, lui enserra la tête de son bras gauche et lui imposa une légère rotation.
Jean-Mi tenta de saisir instinctivement de sa main gauche le bras de l’homme, mais celui-ci accentua sa rotation et dit d’une voix rauque :
– Tu restes tranquille ou je te pète les vertèbres.
Jean-Mi laissa retomber son bras gauche en signe de soumission.
– N’aie pas peur, reprit l’homme, tout ce qu’on veut c’est le code de ta carte bancaire.
Jean-Mi avait peur. Surtout de la femme qui lui immobilisait toujours le bras droit et le fixait avec une expression lascive. Assurément, elle semblait prendre son pied à le voir ainsi à leur merci.
Jean-Mi ne put s’empêcher de frémir. « Sûrement des drogués en manque », se dit-il. Des individus imprévisibles.
– Tu donnes ton code, reprit l’homme dont il sentait le souffle tiède sur sa joue, et nous allons ensemble en ville retirer de l’argent. Après, tu seras libre. On a juste besoin de thune.
Jean-Mi reprit espoir, il avait affaire à des débiles. Il lui suffisait de rentrer dans leur jeu pour s’en tirer. Une fois en ville, il pourrait leur échapper. Ils n’étaient même pas armés, ces tarés.
L’homme relâcha légèrement sa pression.
Jean-Mi déglutit et dit : « 1418 », tout en songeant que son code confidentiel était vraiment con. Surtout que c’était le même code pour les deux cartes de crédit bancaires en sa possession.
Le regard de la femme sembla se moquer de lui.
– T’es sûr ? demanda l’homme en accentuant à nouveau sa pression.
– Oui, murmura Jean-Mi.
– C’est bien, murmura l’homme de sa voix rauque tout en donnant à son bras une brusque impulsion.
Jean-Mi crut entendre le craquement de ses propres cervicales et son regard mort s’engloutit dans la bouche entrouverte de plaisir de la femme qui semblait gober sa vie.
L’homme et la femme descendirent de voiture. L’homme ouvrit la portière conducteur et éteignit les phares avant de couper le contact de la Volvo. Tandis qu’il fouillait les poches du mort, la femme mettait déjà fin à la communication téléphonique qu’elle venait d’établir sur son portable avec un numéro précomposé.
Elle contourna le break et se dirigea vers l’homme.
– Elle sera là dans un instant, dit-elle.
L’homme secoua la tête et se retourna vers la femme en extirpant deux cartes bancaires du portefeuille du mort. Une Carte bleue Visa et une American Express. Toutes deux au nom de Jean-Michel Bernoud.
Il regarda par curiosité la carte d’identité. Né le 12 avril 1967. Demeurant à Thiberville.
Des phares balayèrent la nuit.
L’homme glissa vivement les deux cartes de crédit dans la poche intérieure de son blouson et remit le portefeuille dans la poche du mort. Il n’avait pas touché les trois billets de vingt euros qui s’y trouvaient.
La voiture, une vieille BM, s’arrêta à leur hauteur et l’homme et la femme s’y engouffrèrent.
L’homme était monté devant à côté de la conductrice, la femme derrière celle-ci.
Elle fut la seule à se retourner vers le break Volvo. Affichant une moue de mépris.
La conductrice redémarra vivement. Direction Thiberville. Demandant, la voix excitée :
– Ça a marché ?
La femme, assise derrière elle, se pencha en avant et lui passa les bras autour du cou.
– Super, ma Zoé, dit-elle. Deux cartes !
– Ouaaah ! il est bon notre coup !
La conductrice avait tourné son visage vers l’homme. Celui-ci l’ignora. Agacé par l’insouciance des deux sœurs, il se mura dans un silence réprobateur.
Un coup c’est bon, pensait-il, que s’il n’est pas répété. Et là, c’était la troisième fois en deux mois. La première vers Pont-Audemer et la deuxième près du Neubourg.
À chaque fois, ils choisissaient une départementale de campagne. Là, comme aujourd’hui, Chloé et lui avaient tenu le rôle d’auto-stoppeurs désemparés, tandis que Zoé restait au volant à l’écart dans un chemin de traverse.
Le jeu était d’attendre qu’un « pigeon » solitaire veuille bien s’arrêter pour les prendre, de le neutraliser ensuite le plus rapidement possible, puis de téléphoner à Zoé qui venait les récupérer prestement.
La première fois, ça avait un peu cafouillé. C’était sur la D 683. Le type revenait d’une soirée à Pont-Audemer et allait sur Cormeilles. Mais il n’avait pas tardé à se méfier et, quand il s’était retrouvé avec un 9 mm pointé sur la nuque, il avait préféré se foutre dans le fossé.
Chloé avait été légèrement commotionnée. Jacques-Henri se souvenait qu’il avait dû improviser pour se débarrasser du type à main nue puisque son flingue démilitarisé était totalement inopérant. Arc-bouté derrière le siège du conducteur, légèrement en déséquilibre à cause de l’inclinaison du véhicule, il avait eut le réflexe de lui bloquer la tête de son bras gauche et de la tirer brusquement en arrière. Coup du lapin parfait. Au point que la gendarmerie avait conclu à une banale sortie de route à l’issue fatale.
Le type, un antiquaire-brocanteur de la région, n’avait pas de carte de crédit sur lui, mais trois mille euros en liquide.
C’était maigre pour le risque. Mais Chloé avait insisté pour recommencer. Pour le fun, qu’elle avait dit.
Sur la D 83, peu après le Neubourg, c’est un véto qui s’est arrêté quand il a aperçu dans ses phares les gambettes de la Chloé.
Quand elle est montée dans le 4 x 4 à côté de lui, il est resté scotché aux gambettes.
Jacques-Henri, qui était monté derrière lui, n’avait même pas attendu. Il avait sauté sur l’occasion – le cou du mec – pour le menacer de lui dévisser la tête s’il ne donnait pas son code confidentiel de carte bancaire. Mais il n’avait pas aimé cette expression de jouissance sur le visage de Chloé quand les vertèbres avaient craqué.
Lui, il ne faisait pas ça pour la voir mouiller, mais pour le fric. Cinq cents euros en l’occurrence en billets de cinquante, de vingt et de dix dans la sacoche du véto et deux cartes de crédit une du Crédit agricole et une autre du Diners Club, mais la seconde était inutile, elle ne leur permettait pas de retirer de l’argent aux distributeurs.
Ils étaient retournés illico au Neubourg pour faire deux distributeurs, puis ils étaient partis pour Brionne pour un seul. Ensuite Rouen, quatre. Mais Jacques-Henri n’avait pas osé retirer plus de deux cents euros à chaque fois. Ce qui leur faisait malgré tout près de quinze cents euros.
Ils traversèrent Thiberville pour rejoindre la nationale 13.
Au rond-point, il dut batailler avec les deux frangines pour ne pas prendre la direction Lisieux. Son idée à lui, c’était d’aller faire les distributeurs de Cormeilles et de Pont-l’Évêque.



© Alain Pecunia, 2010.
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