mardi 12 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 10

Chapitre 10





Personne n’était ému de mon départ. Seul le Bellou était juste un peu excité.
Ma frangine a haussé les épaules.
– C’est ton choix, quelle a dit.
De toute façon, elle avait récupéré son Henri-Jacques et elle n’avait plus besoin de moi pour développer son commerce.
J’ai pris le TER Pornic-Nantes de onze heures trente-neuf, puis le TGV de treize heures pour Paris. À quinze heures dix, je me suis retrouvé à Montparnasse.
Je me suis senti léger en sortant du métro Porte-de-Bagnolet avec mon sac de voyage à bout de bras. Je m’en tirais sain et sauf.
J’ai remonté le boulevard Mortier et retrouvé l’appartement de maman, rue de la Justice, qui domine les toits de Paris.
Je me suis servi un double scotch pour étouffer le petit pincement que j’ai eu en tournant la clé dans la porte et en pensant que j’allais vivre avec son fantôme un certain temps. Celui du deuil.
Puis j’ai défait mon sac en songeant que j’allais bazarder les vêtements de maman au plus vite pour récupérer son dressing.
En un sens, en virant toutes ses vieilleries et en redécorant le tout en style minimaliste tendance ligne claire, je serais plus à l’aise et le fantôme se taillerait à tire-d’aile.
Ça fait mal de se retrouver orphelin, mais il n’y a pas que des inconvénients, quoi qu’on en dise.
En fin de compte, maman, quelque part, elle avait dû sentir qu’elle devenait de trop. Elle avait eu la délicatesse de partir au bon moment.
J’ai défait mon sac en sifflotant et je suis tombé sur une enveloppe. Pareille que celle du croque-mort. Aussi grosse qu’un attaché-case.
Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis mis à trembler de partout.
Mes mains ne parvenaient pas à saisir l’enveloppe.
Alors, je me suis resservi une rasade de scotch que j’ai bu cul sec.
Ça allait mieux. Si ça tournait un peu, au moins ce n’était pas à cause de l’enveloppe.
– Putain ! que j’ai dit en l’ouvrant et en comptant les grosses coupures.
J’ai pensé – comme quoi je suis con – que c’était un cadeau de ma sœur.
Et moi qui avais caressé l’idée de l’estourbir dans son sommeil. Quelle perte sèche c’eût été !
Pourquoi ce cadeau royal ?
Peut-être pour prix de mon silence après toutes ses confidences.
C’était le plus probable et, du coup, son geste me parut moins désintéressé.
C’était un juste prix, tout simplement.
Que valaient pour elle cinq kilos de coke eu égard à son commerce de grande distribution qu’elle allait ouvrir ? Une goutte d’eau, un pourboire, c’est tout.
Mais j’étais quand même content.
Beaucoup moins, toutefois, quand je me suis branché sur les infos de vingt heures de la Une – une vielle habitude de maman.
Je m’étais bien installé avec mon plateau télé.
Cent vingt-cinq grammes de béluga, un homard et un Dom Pérignon 90 que je m’étais offert chez le meilleur traiteur du quartier une heure plus tôt pour fêter ça en beauté.
J’avais même enfilé mon vieux smoking, qui me boudine un peu, pour être vraiment dans le ton.
Avec ma chemise à plastron dont je n’ai pas pu fermer le col pour cause d’empâtement ces dix dernières années, et les pantoufles Old England que maman m’avait offertes à notre dernier Noël – je ne rentre plus non plus dans mes souliers vernis.
Mais j’étais seul et j’étais bien. Béatement bien.
Je m’attendais à de l’habituel. Les Américains faussement démocrates, les Arabes humiliés, les Juifs antisémites puisqu’ils n’aiment pas les Palestiniens qui ne demandent qu’à être aimés, la France illuminant la noirceur de ce monde, la Russie cahin-caha, les Polonais et les Espagnols qui ne comprennent rien à la grandeur de l’Europe franco-allemande, les Britishs chiens de compagnie des Yankees, un peu de Chine et un peu d’Inde – mais c’est loin et, de toute façon, ils rêvent comme nous d’un monde multipolaire où ils prendront juste leur petite place dans le concert des nations.
Je me suis étranglé à la première louche de caviar et recraché le tout sur mon plastron immaculé.
« Nous revenons sur ces dramatiques événements qui ont endeuillé ce midi la charmante petite ville de Pornic (zoom sur le port, le château puis la villa de ma frangine), en Loire-Atlantique.
« Vers midi, des individus non encore identifiés, au nombre de trois, se sont présentés à la villa appartenant à Mme Perrine-Charlène Bellou, commissaire principal de police urbaine à Nantes.
« Son époux, M. René Bellou, commissaire de police également à Nantes (silence sur les Renseignements généraux), et M. Henri-Jacques de Montelli, jeune entrepreneur entreprenant récemment installé à Pornic et honorablement connu dans la ville, locataire de Mme Bellou, se trouvaient également dans les lieux.
« Pour une raison inconnue et non encore expliquée, les inconnus ont ouvert le feu sur les occupants et Mme Bellou et M. de Montelli ont été abattus.
« Seul M. René Bellou a miraculeusement échappé à cette tuerie.
« Les trois agresseurs se sont ensuite rendus à la société de pompes funèbres dirigée par M. de Montelli et, après avoir mis à sac le funérarium dans des conditions odieuses (zoom sur la dévastation), s’en sont pris aux quatre honnêtes employés qui vaquaient à leurs occupations ce jeudi matin.
« Deux d’entre eux ont trouvé la mort et, sans l’heureuse intervention du commissaire Antoine de la Brigade des stupéfiants qui, dans le cadre d’une enquête nationale, surveillait les lieux avec ses hommes, les deux autres employés auraient été froidement assassinés.
« Deux des agresseurs, dont l’identité n’a pas été révélée, ont été abattus par les hommes du commissaire Antoine après sommations d’usage.
« Le troisième homme soupçonné d’appartenir à ce commando de la mort, un certain Antonio Gutierrez, de nationalité colombienne, responsable d’une entreprise d’import-export espagnole d’agrumes dont le siège est à Valence, en Espagne, s’est rendu sans opposer de résistance.
« Il n’était pas armé et prétend s’être trouvé sur les lieux pour raison professionnelle. D’après ses premières déclarations, il se défend d’avoir appartenu au commando et a déclaré qu’il avait un rendez-vous d’affaires avec M. de Montelli qui est, par ailleurs, directeur d’une société de promotion immobilière récente et déjà prospère en pays de Retz.
« Néanmoins, de nombreuses zones d’ombre demeurent dans ce quadruple meurtre.
« D’après le commissaire Antoine, il s’agirait peut-être d’une vengeance commanditée par des individus récemment condamnés pour des actes de grand banditisme et qui avaient été arrêtés par le commissaire principal Perrine-Charlène Bellou dont chacun reconnaît à Nantes son efficacité et sa lutte implacable contre la délinquance.
« Mais nous avons le commissaire Antoine en ligne.
– Commissaire, d’abord, merci de bien vouloir nous répondre alors que vous êtes en pleine enquêté.
– Je vous en prie, madame. (Un bellâtre avec une voix de stentor.)
– Avez-vous avancé, ce soir, dans votre enquête, commissaire ?
– Bien sûr, mais vous comprendrez que je suis tenu par le secret de l’instruction. (Sourire de contentement du flic.)
– Mais, commissaire, sans déflorer le secret de l’instruction, est-ce que vous confirmez les déclarations que vous avez faites en tout début d’après-midi où vous voyiez dans ces ignobles assassinats une vengeance de grands délinquants ?
– Sans aucun doute. Le commissaire Perrine-Charlène Bellou était un grand policier et les truands haïssaient son efficacité.
– Et M. Guttierez avait-il réellement rendez-vous avec M. de Montelli ?
– Je ne puis vous en dire plus sur ce point.
– Je vous comprends. Mais nous avons été surpris de ne pouvoir obtenir de déclaration de M. René Bellou, également commissaire de police, et qui est le seul survivant du massacre de la villa.
– Mâdâme (ton plein de suffisance et de condescendance), vous comprendrez aisément que le mari de la principale victime est profondément choqué par ces tragiques événements et qu’il a dû être momentanément hospitalisé. Par ailleurs, étant donné qu’il est le seul témoin de…
– Excusez-moi, commissaire, mais je dois vous couper car nous attendons d’une seconde à l’autre une déclaration du ministre de l’Intérieur qui vient d’arriver à Nantes.
« Donc, chers téléspectateurs, comme vous venez de l’entendre par la voix du célèbre commissaire Antoine, la police semble avoir avancé dans la résolution de cette tragique affaire mais ne peut évidemment, pour l’heure, faire état de ses investigations.
« Nantes, Gérard Cujo, vous êtes là ?
« …
« Non, nous n’avons pas la liaison avec Gérard Cujo, notre envoyé spécial, mais, peut-être, d’un instant à l’autre… »
J’en pouvais plus d’entendre déblatérer la gonzesse.
J’ai coupé.
Je me suis mis à nouveau à trembler de partout. Mais, cette fois, c’était de frousse. Rétrospective.
Je l’avais échappé belle. Si j’avais traîné un peu plus chez ma sœur, j’aurais subi le même sort que la Bernique et son associé.
J’avais pressenti que ça ne pouvait que mal se terminer avec ces Colombiens. On ne commerce pas avec des sans foi ni loi, des capitalistes du crime. Le petit commerce, il n’y a que ça de vrai. Ça ne suscite que l’envie du fisc.
Au deuxième scotch, je me suis rasséréné. J’ai pu analyser froidement la situation.
J’avais le fric et le Gutierrez allait probablement moisir en prison. Mais ma conne de sœur lui avait parlé de moi et j’aurais sûrement ses associés sur le dos.
Au troisième scotch, j’ai eu comme une pensée émue pour ma frangine. Elle m’avait tout de même refilé le pèze.
Au quatrième, j’étais un peu embrumé avec tout ce que j’avais ingurgité depuis la découverte de l’enveloppe. J’ai versé une larme sur ce pauvre Bellou, mon beau-frère malgré tout.
J’ignorais comment il en avait réchappé. J’imaginais mal les narcos épargner un témoin, même dingue. Il avait dû parvenir à se cacher et les autres devaient être pressés. Mais, vu l’état dans lequel il était, ça n’avait pas dû l’arranger, le pauvre vieux.
Le plus sage, pour moi, était de planquer le fric, de vendre mon affaire et de me tirer au loin.
Je me suis endormi bercé par le tangage de mon lit et en rêvant d’Australie.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

Aucun commentaire: