vendredi 8 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 6

Chapitre 6





Henri-Jacques nous a déposés à la villa et est reparti avec le fourgon rejoindre ses quatre employés au funérarium.
J’ai retrouvé le Bellou dans le salon à la même place où nous l’avions laissé lorsque nous sommes partis ce matin.
Je m’assois machinalement en face de lui et m’efforce de comprendre le sens de toute cette agitation.
Quelque chose a disparu, mais quoi ?
Ma sœur s’est enfermée dans la véranda pour téléphoner.
Elle marche vivement tout en parlant. Plutôt, elle tourne en rond. Comme une hyène en cage.
Puis elle se tait pour laisser la parole à son interlocuteur.
C’est assez bref et je la vois acquiescer du chef à plusieurs reprises.
– Il y a un problème ? je lui demande quand elle revient dans le salon visiblement contrariée.
Je m’attendais à me faire rembarrer, mais elle se contente de hausser les épaules. Sans agressivité.
Je me dis qu’elle est toujours sous le coup de sa contrariété.
– Autant que tu le saches. Nous nous sommes fait voler de la marchandise, me dit-elle.
Moi, quand on me parle commerce, je comprends tout de suite.
Je ne connais pas encore la nature de la marchandise en question, mais, vu la dimension de la cache dans le fourgon, j’ai m’a petite idée.
– Je te le dis parce que je suis dans le commerce comme toi, qu’elle rajoute.
Là, je suis bien content d’être confortablement assis. Je suis scié. Mais comment peut-elle savoir ?
Elle n’est pas si con qu’elle en a l’air, la Bernique, car elle semble avoir lu dans mes pensées.
– J’ai toujours su pour tes petits trafics avec papa.
J’ai envie de lui dire qu’elle se goure, que ça n’avait rien de petits trafics. Mais, si elle a envie de me faire des confidences, moi pas.
– C’est même vous qui m’en avez donné l’idée.
– Ah ! je laisse tomber sans me mouiller.
C’est pas mes oignons. Je préfère rester en dehors de tout ça. Le crémier, il ne s’occupe pas du boulanger. Le business, c’est chacun pour soi et chez soi.
Mais ses confidences ne sont pas gratuites.
Elle veut savoir si je n’ai rien remarqué d’anormal au cours des haltes. Après Le Mans et à la sortie d’Angers.
– Non, dis-je en haussant les épaules.
La Bernique, elle, est persuadée que la « marchandise » a disparu au Mans. Lorsque nous étions tous les trois dans la station et que le fourgon était resté sans surveillance plus d’un quart d’heure.
– Pourquoi pas cette nuit dans la cour ? je lui demande.
Elle fait non de la tête.
– C’est impossible. Ici, je suis chez moi. C’est mon territoire. Personne n’oserait se frotter à moi.
Ça, je veux bien le croire.
– Et ton Henri-Jacques ?
J’accompagne ma question d’une moue dubitative.
– Impossible. Lui, je le tiens. S’il tentait de me doubler, il plongerait pour vingt ans.
Ma frangine, c’est une organisée. J’en éprouverais presque de l’admiration pour elle si, tout à coup, je ne m’inquiétais pas pour moi-même.
Elle est bien capable de me faire chanter moi aussi ! me dis-je en réprimant un léger frissonnement.
J’ai le méchant pressentiment que je vais laisser des plumes dans leur histoire.
Bordel ! si on avait fait cramer maman comme elle le souhaitait, je n’en serais pas là !
– Et ses larbins, à ton Henri-Jacques ? Ils n’ont rien de franc.
Sur ce coup-là, je la sens plus hésitante.
Elle semble peser le pour et le contre.
– Henri-Jacques est en train de s’occuper d’eux, finit-elle par lâcher. Mais je ne crois pas. Chacun d’eux à plusieurs années de taule derrière lui et ils sont en conditionnelle. Au moindre faux pas, ils retournent à la case départ. Je les ai choisis exprès pour ça.
Alors là, chapeau ma sœurette ! C’est du grand art et de la combine comme dans les meilleurs films noirs. Mais ça foire quand même souvent.
Elle est flattée de déceler dans mes yeux une lueur admirative.
La Bernique me rend la politesse en prenant quand même en compte le cas des Dalton.
– Mais tu as raison. Même les petits pois peuvent nourrir des rêves de grandeur.
Je me sens encouragé. Pour une fois que je suis bon à quelque chose à ses yeux.
– Pour Le Mans, si ça s’était passé là, il aurait fallu que quelqu’un ait eu vent de ton business, connaisse ta combine du corbillard – surtout que c’était la première fois –, sache que vous faisiez un aller et retour à Paris ce jour-là, et donc qu’il vous suive et improvise. Ça fait beaucoup, non ?
À ma surprise, mes paroles semblent conforter la thèse de ma sœur.
Le vol a eu lieu au Mans.
– Henri-Jacques et ses larbins…, marmonne-t-elle.
Tout à coup, je revois le croque-mort ouvrir l’arrière de son fourgon à la station-service.
Un de ses employés pouvait s’y trouver et opérer la subtilisation.
Oui, mais c’est la frangine qui a réclamé la pause pipi.
De toute façon, c’est un détail.
Le fourgon pouvait aisément être suivi et la Bernique devait bien devoir se vider de son eau à un moment ou à un autre.
Elle a peut-être raison, tout compte fait.
Mais, ce qui est curieux, c’est qu’avec une cargaison aussi précieuse – je ne parle pas de maman mais de leur « marchandise » –, personne n’ait vérifié à l’arrivée à la villa si elle était encore là.
Je le lui dis.
Elle sait que j’ai raison.
Je constate, une fois de plus, qu’une trop grande assurance est l’ennemie du commerce.
La règle d’or, c’est de ne jamais baisser la garde.
Le commerce attire trop de prédateurs.
Le fisc, les flics, les douanes, sans parler des consommateurs mécontents ou trop exigeants et des envieux.
Comme les malfrats de ma frangine et celui que papa et moi avions dû balancer dans la Marne.
Tiens ! j’ai envie de donner à la Bernique ce cas d’école de confiance mal placée.
Mais vaut peut-être mieux pas.
Entre commerçants, on ne peut pas vraiment se laisser aller aux confidences. Encore plus si le collègue est ma frangine.
Et, moi, la garde, je ne suis pas près de la baisser.
Surtout en ce moment où je commence à soupçonner la Bernique de chercher à faire ami-ami avec moi pour mieux me baiser. Car, si son Henri-Jacques et ses acolytes sont dans le coup, ce qui ne m’étonnerait guère, elle va avoir besoin d’alliés. Et elle n’en a qu’un en vue. Bibi. À moins qu’elle n’ait mis ses subalternes du commissariat dans la combine.
À l’époque où l’on vit, tout est possible.
Mais je ne préfère pas poser la question à ma frangine.
Rien que d’y penser, je sens mes poils se hérisser d’effroi.
Elle est suffisamment redoutable pour avoir transformé son commissariat en repaire de ripoux.
Maintenant que maman a été enterrée, tant bien que mal, j’ai surtout envie de prendre le premier train pour Paris.
Je ne me vois pas en porte-flingue.
Si j’ai choisi le commerce et accepté ses aléas, c’est pas pour sombrer dans l’héroïsme gratuit. La violence, c’est pas mon truc, sauf si c’est vraiment nécessaire.
Le plus heureux, au final, c’est encore le Bellou.
Il est là depuis le début à somnoler et dodeliner de la tête pendant qu’on débite nos histoires.
Et lui, il en a strictement rien à foutre.
– Ah ! que je dis à ma frangine, c’est encore lui le plus heureux !
Elle hausse les épaules.
– Il est comme ça depuis deux mois. Depuis son retour de Corse.
J’ai l’impression qu’elle n’en a strictement rien à foutre de l’état de santé du Bellou. Je la reconnais bien là.
Moi, le beau-frère, il me ferait presque pitié.
Quand je le regarde, je me demande si le courant il passe encore dans les neurones.
Il nous regarde, mais c’est comme s’il n’était pas là.
Ça a même un côté horrifiant.
Je ne crois pas que la frangine va le garder longtemps comme ça.
Si le courant ne se rétablit pas vite fait, le Bellou, il va se faire euthanasier.
En un sens, je la comprends. C’est pas moi – pour une fois – qui lui jetterait la pierre.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

Aucun commentaire: