mardi 5 janvier 2010

Noir Express : "Par esprit de famille" (C. C. XIV), par Alain Pecunia, chapitre 3


Chapitre 3





Elle a fini par ouvrir la bouche. Pour ordonner au croque-mort une pause pipi.
On venait juste de passer Le Mans.
J’avais de la chance, la prochaine aire était une station-service. J’allais pouvoir me dégourdir les jambes et boire un café. M’acheter un sandwich aussi, car j’avais un petit creux.
Il était quatorze heures trente.
En me dirigeant vers la station, j’ai jeté un regard en douce par-dessus l’épaule et vu notre chauffeur ouvrir l’arrière de son fourgon et farfouiller dans je ne sais quoi.
Il m’a rejoint au rayon sandwich. Lui aussi avait faim.
Il se taisait mais j’avais l’impression qu’il cherchait à engager la conversation avec moi.
Il avait le type méridional. Mince mais la bedaine gourmande. Légèrement frisé et déjà clairsemé. Propre mais négligé dans sa tenue. Un pantalon de velours marron retenu sous la panse par un ceinturon et un gros chandail à col roulé. À peine le mètre soixante-dix. Et un air que je jugeai définitivement sournois.
Le genre de type avec lequel on n’a que des emmerdes.
Il me rappelait un de nos chauffeurs du temps où nous faisions encore dans l’antiquaille.
Ça avait été une idée incongrue de mon père. Même si ça partait d’un bon sentiment – ce qui est toujours nocif en affaires –, la réinsertion de taulards.
À première vue, c’était tout bénef. De la main-d’œuvre déjà formée sur le tas. Tellement formée que nous l’avons surpris, mon père et moi, en train de tenter d’ouvrir le coffiot de notre siège en pleine nuit à peine une semaine après son embauche. Au chalumeau, le con.
Il était tellement absorbé par son taf qu’il ne nous a pas entendus entrer.
Je lui ai fracassé le crâne à la manivelle.
Un seul coup.
Il a été repêché dans la Marne une huitaine de jours plus tard. Les flics, on ne les a même pas vus. Heureusement qu’on l’avait embauché au noir, cet enfoiré.
Mais ça nous avait servi de leçon. Le personnel, il vaut toujours mieux le former soi-même et veiller à sa moralité.
– Hé ! que nous a lancé ma sœur qui venait de finir son pipi.
Le croque-mort et moi, nous avons échangé un bref regard. On se comprenait.
Sans un mot, nous sommes passés devant la Bernique qui ferma la marche.
– Nous ne serons pas à Pornic avant dix-sept heures trente, qu’elle a dit en ajustant sa ceinture de sécurité.
J’ai failli demander ce qu’on allait faire de maman durant la nuit. Mais je préférai me taire. C’était idiot.
J’ai commencé à mordre dans mon sandwich et la Bernique m’a lancé un regard courroucé. Comme si je ne savais pas me tenir.
J’ai haussé les épaules.
Elle a grogné je ne sais quoi. Je n’ai pas entendu. Mais, le croque-mort, il n’a pas osé manger son sandwich.
C’est vrai que c’est maintenant interdit pour les conducteurs. Après « Boire ou conduire », c’est « Manger ou conduire ». N’importe quoi qu’ils sont capables d’inventer les politiciens pour leur « com ». Bientôt, ce sera « Fumer ou conduire ». Il paraît que c’est cause d’accident quand ça vous retombe sur les couilles ou que ça s’éparpille dans l’échancrure d’un corsage.
Tiens, c’est vrai, la Bernique, je ne l’ai jamais vue fumer. Mais c’est marrant comme elle renifle. Ça me fait penser à quelque chose. Le fameux tic nasal de Malraux.
Je me suis replongé dans mes pensées jusqu’à Angers.
J’aime bien Angers et son château du Roi René. Ça m’a toujours fait rêver.
On a refait une pause pipi à la sortie de la ville.
Moi, je suis descendu mais, le croque-mort, il en a profité pour avaler son sandwich. Il avait une sacrée dalle.
Ma sœur est ressortie de la station en reniflant.
– T’es enrhumée, ma Perrine ? que je lui ai demandé rien que pour l’emmerder.
Elle m’a juste lancé un regard en coin. Mauvais. Comme d’hab.
Jusqu’à Nantes, je me suis assoupi sur mon siège.
C’est fou ce que c’est silencieux un corbillard. On n’entendait pas une mouche volée. Juste un reniflement de temps à autre.
Le périphérique de Nantes, je ne l’ai pas reconnu.
Faut dire que ça faisait bien une quinzaine d’années que je n’y avais pas mis les pieds. Depuis la nomination de ma sœur dans cette ville de bourgeoisie négrière.
J’avais quitté le secteur à regret. C’était du juteux. Mais, honnêtement, c’eût été suicidaire que de commercer sous le nez de ma sœur. Elle n’aurait pas supporté la vue d’un de nos camions jaunes aux flancs barrés de grosses lettres noires. « Transports Raymond Poilot Père & Fils ».
Ça lui aurait rappelé ses origines prolétariennes.
Comme si son nouveau blaze d’épouse, Bellou, c’était plus distingué !
Faut reconnaître quand même que Poilot, c’est pas évident.
Mômes, on en a vachement souffert.
Poil au zizi, Poil aux miches, Poil au … Il y en a des tonnes comme ça.
Moi, j’en ai parfois chialé en cachette.
Ma sœur, elle, elle cognait. Déjà.
Avec les filles, c’était le coup de boule. Les garçons, le coup de genou dans les parties.
Une fois, à seize ans, dans le métro à l’heure d’affluence, un grand mec s’est collé contre elle par-derrière – à sa décharge, il faut reconnaître qu’il ne l’avait pas vue de face, la Bernique, sinon il aurait tout de suite débandé.
Bref, le mec, du haut de son mètre quatre-vingt, il devait quasiment labourer les omoplates décollées de ma frangine qui avait déjà atteint son mètre cinquante-deux.
Eh ben, elle s’est retournée et elle l’a mordue ! Là où ça fait mal.
Le type, il s’est mis à hurler comme un goret qu’on égorge.
Le wagon, il était bondé, mais les gens autour ils ont tellement eut peur en découvrant le visage de haine de ma sœur qu’ils se sont tassés encore plus les uns contre les autres.
Autour de ma frangine qui traitait le mec de malade et d’obsédé, il s’est fait un grand vide. Lui, il se tenait les parties à deux mains et la traitait de dingue entre deux couinements.
Moi, qui accompagnais la Bernique ce jour-là, je ne savais plus où me mettre. J’en étais rouge pivoine et j’ai demandé au gus si ma sœur ne lui avait pas fait trop mal. Je lui ai même présenté des excuses dans la confusion où je me trouvais.
La frangine, à mort elle m’en a voulu.
Selon elle, j’aurais dû dérouiller le mec.
La Bernique, c’est une violente, une barbare.
Lors de sa première affectation, aux mœurs, elle a eu trois bavures en un an. Toutes trois en cours d’interrogatoires.
Elle avait une technique imparable pour obtenir les aveux de violeurs ou de pédophiles.
Rester seule avec eux, prendre à pleine main leurs roubignolles à la base et tordre l’ensemble.
Les deux premières bavures, elle s’en est tirée. C’étaient des petits vieux au cœur fragile. La hiérarchie a pu étouffer.
Mais la troisième, qui avait dû être transportée de toute urgence à l’hôpital pour rétablir la circulation sanguine dans les plus brefs délais, c’était un avocat pédophile. Mais sa nièce de onze ans s’est rétractée sous la pression de la famille et lui a voulu se faire indemniser du rouston qu’il avait perdu par ablation dans l’affaire.
À l’époque, ça avait fait du bruit et l’opinion s’était immédiatement placée du côté de l’avocat dès qu’elle avait vu apparaître ma sœur dans les lucarnes.
C’est vrai qu’il n’y avait pas photo. L’une incarnait la brutalité et la laideur, l’autre la grâce et la distinction.
La frangine, elle s’en est tirée grâce au faux témoignage d’une cliente de l’avocat qui l’accusait de viol.
Lui, pas con, il a compris, qu’il ne gagnerait pas à ce jeu-là et a préféré retirer sa plainte.
Moi, je crois plutôt qu’il en avait marre de voir les journalistes évoquer sans cesse son rouston manquant. Il y avait même eu une table ronde avec des médecins et des questions de téléspectateurs. Du genre : « Est-ce qu’il faut mettre de la glace ? – Non, une compresse de Dakin. – Et l’arnica, qu’est-ce que vous en pensez, docteur ? – Tout le monde n’en a pas chez soi. – Faut-il frictionner ? »…
En tout cas, la Bernique avait trouvé peu de temps après une demande de mutation déjà remplie sur son bureau.
Elle a alors demandé la DST, mais même eux n’en ont pas voulu.
Ni les Stups ni la Crim.
Les RG, elle n’a pas tenté. Pour elle, c’est des intellos ramollis.
C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée de fil en aiguille dans un commissariat de Nantes. Ce qui l’a encore plus aigrie.
En fait, la seule chose qui aurait pu l’épanouir, ça aurait été CRS dans une banlieue difficile. Avec plein de loubards bouffeurs de flics à se cogner.
Heureusement, tout compte fait, qu’ils n’acceptent pas les nanas sur le terrain. Une comme ma sœur, ça foutrait une cité à feu et à sang plus sûrement qu’une bande de barbus voilés. Quoique la burka afghane, pour ma frangine, ça la mettrait plutôt en valeur.
C’est simple, son mari, le Bellou, ça doit être un pervers sexuel pour se la taper. Je n’arrive pas à imaginer ma sœur à poil en train de forniquer. Même ado, je n’arrivais pas à me branler en pensant à elle. Pourtant, j’avais des copains qui se permettaient d’autres privautés avec leur frangine. Moi, non. C’était inconcevable. Plutôt de l’ordre du cauchemar.
Malgré tout, son Bellou, que j’ai vu deux ou trois fois, il avait l’air satisfait. Un petit rondouillard à moitié chauve qui m’a toujours fait penser à un moine défroqué et bon vivant.
Peut-être que ma frangine a un truc. Bas résille ou jarretières.
Ou alors, c’est lui.
J’ai éclaté de rire tout seul.
J’ai imaginé mon beau-frère en tenue cuir maso et la Bernique avec un fouet.
Ma sœur s’est vivement retournée et m’a lancé un regard courroucé en fronçant les sourcils. Mais je ne peux pas retenir mon fou rire. J’en reste plié en deux sur mon siège et j’en ai les larmes aux yeux. J’en ai oublié le caisson derrière mon dos où repose le cercueil de maman.
Le croque-mort me regarde dans le rétroviseur d’un air interdit.
– Je t’en prie ! jette ma frangine. Respecte notre mère.
Je me suis retourné vers maman et mon fou rire repart de plus belle.
Je tape sur l’épaule du chauffeur comme si j’en avais une bien bonne à lui raconter.
Il est inquiet. Il interroge ma sœur du regard. Suis-je devenu fou ?
Ça me fait pisser de rire.
– Ça suffit ! hurle ma sœur.
Toujours plié en deux, je retape l’épaule du croque-mort qui fait une légère embardée et manque se payer la voiture sur sa gauche.
J’en ris de plus belle.
– J’ai honte pour toi ! lance la Bernique d’un ton de dépit et en se renfrognant sur son siège.
Les passagers d’un autocar sur notre gauche me dévisagent. Surpris.
Je leur tire la langue en grimaçant.
Ma sœur s’est retournée. Elle est livide et me regarde d’un air bizarre. L’inquiétude du chauffeur sur mon état mental semble l’avoir gagnée.
Elle ne me dit rien et hausse les épaules.
Pour elle, j’ai toujours été irresponsable et un bon à rien. Limite voyou. Limite seulement, car même de ça elle m’en a toujours cru incapable.
La pauvre, si elle savait ! Et dire qu’elle est commissaire principal…
Un père et un frère trafiquants. À qui elle doit son appart de Nantes et sa villa de Pornic, sur la côte de Gourmalon, le coin chicos.
Justement, nous quittons la route Bleue pour rentrer dans Pornic.
Il est dix-sept heures quarante-cinq, pile.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

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