jeudi 12 novembre 2009

Noir Express : "Sous le signe du rosaire (Le retour)" (C. C. XIII) par Alain Pecunia, Chapitre 6

Chapitre 6





Avenue de Suffren, Isabelle trouva une place sur un bateau juste au bas de l’immeuble des Bernard.
Il était onze heures trente.
Quand ils sortirent de l’ascenseur, ils croisèrent sur le palier un homme d’une cinquantaine d’années, chapeauté et élégant.
Il sortait de l’appartement des Bernard et s’excusa fort civilement en passant devant eux.
Isabelle Cavalier eut un léger pincement au cœur. La silhouette de l’homme lui évoqua furtivement celle de Phil.
M. Bernard était resté sur le seuil de la porte et invita les deux policiers à entrer aussitôt.
« Encore un haut fonctionnaire », se dit Isabelle en pénétrant dans l’appartement.
M. Bernard, quarante-cinq ans, sorti de l’ENA dans la botte, était un brillant sous-directeur du ministère des Finances.
Isabelle Cavalier avait été chapitrée par le grand patron en personne. Du « doigté », particulièrement avec Bernard.
C’était avant l’autre crime. Mais il l’aurait chapitrée de la même façon pour les Saint-Fort. Ou alors il aurait pris directement l’enquête en main.
Julie Bernard avait quatorze ans.
Mme Bernard était encore sous le choc et gardait la chambre.
Le médecin de famille lui avait administré un puissant sédatif.
M. Bernard semblait un père désemparé et ne voyait dans le meurtre de sa fille qu’une malheureuse fatalité.
Une gamine pleine d’avenir, brillante, précoce même pour son âge puisqu’elle était en troisième et figurait dans les premiers de sa classe.
Le même lycée que la seconde victime, Angeline, et ses deux amies. Mais c’était normal puisqu’elles habitaient toutes quatre le même quartier.
– Jolie comme un cœur et précoce, répétait M. Bernard.
Le capitaine Cavalier s’abstint de lui révéler qu’elle avait eu une relation sexuelle peu avant sa mort.
C’était inutile pour l’instant. Cela eût brouillé l’image de la jeune morte dans le travail de deuil des parents.
Elle n’en avait même pas informé le lieutenant Toussaint. Mais la gamine était bougrement précoce. À moins qu’elle n’eût subi cette relation sous la menace d’une arme ou d’un chantage quelconque.
Les salopards n’étaient jamais en manque d’imagination.
– Mais votre fille revenait de chez une amie, d’après votre premier témoignage. Vous devez connaître cette amie ?
– Non, dit M. Bernard comme surpris de la nature de la question. Je ne la connais pas.
– Mais elle n’avait que quatorze ans, insista le capitaine Cavalier. Vous deviez connaître ses relations.
– Pas le moins du monde, dit M. Bernard en hochant la tête. Ma femme et moi faisions entière confiance à notre fille. Nous ne cherchions pas à la fliquer… enfin, à la contrôler abusivement, se reprit le haut fonctionnaire des finances.
« Un peu léger », se dit Isabelle Cavalier en jetant un bref regard au lieutenant. Mais celui-ci semblait se désintéresser de la question.
Elle s’entêta.
– Vous ne connaissez aucune des amies de votre fille. Aucune ne venait donc jamais chez vous ?
– Si. Mais ma femme et moi n’étions pas toujours là. Nous en connaissions certaines de vue. C’est tout.
– Vous pourriez au moins nous les décrire…
M. Bernard sembla réfléchir un instant.
– Écoutez, capitaine, j’estime que ce serait inutile. Ces descriptions seraient trop imprécises et elles vous conduiraient à interroger inutilement des jeunes filles de la meilleure société, pour rien, sinon jeter le trouble ou le discrédit dans leurs familles et leur entourage. Dans notre monde…
Isabelle ne l’écoutait plus.
« Dans notre monde », on ne baise pas, on ne se drogue pas, il n’y a pas d’escrocs mais que des gens de bonne compagnie, on n’assassine pas, on ne viole pas, il n’y a pas d’inceste et toutes ces saloperies pédophiliques… et, surtout, on déteste le scandale. Alors, c’est l’omerta classieuse, se dit-elle amèrement.
Elle comprenait mieux le sens des recommandations du grand patron.
Elle prit congé de M. Bernard la mine renfrognée et sans renouveler ses condoléances.
Les circonstances ne lui permettaient pas de le secouer un peu pour obstruction à la justice, mais, si celle-ci n’était pas encore égale pour tous, Isabelle Cavalier voulait une police égale pour tous.
Alors, elle ferait son boulot jusqu’au bout et sans salamalecs.
Son premier tour d’horizon, elle l’avait fait dans la délicatesse. Le deuxième risquait d’être plus brutal.


© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.

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