mercredi 20 juin 2007

Noir Express : premières pages de "La Fatwa" par Alain Pecunia

Jean-Henri Loubert, dit Jeanri, était satisfait de lui. Comme toujours, eût-il pu remarquer s’il avait été conscient de ce trait de caractère. Mais, là, il était particulièrement satisfait de lui, et non sans raison.
Il ne lui restait plus qu’à attendre. C’était une question de jours. Une quinzaine tout au plus, avait-il estimé.
Il s’étira dans son lit et regarda sa montre.
Il était six heures vingt.
Dans dix minutes exactement, car celui-ci était un maniaque de la ponctualité, Luc Mouginot sortirait de chez lui et se rendrait à pied à son café-restaurant de la Dune, qu’il ouvrirait à sept heures pétantes.
Jean-Henri se leva à poil et ouvrit les volets de sa chambre.
Posté derrière les rideaux, il ne pouvait s’empêcher de consulter sa montre toutes les dix secondes.
Six heures trente. Il vit sortir Luc Mouginot de chez lui.
Jean-Henri eut un sourire de satisfaction.
– Va, mon gars, dit-il à haute voix, t’en as plus pour longtemps.
Il consulta à nouveau, machinalement, sa montre. Il avait largement le temps de préparer son café.


Vingt minutes plus tard, il revint se poster derrière les rideaux de sa chambre.
Maryse Mouginot allait bientôt ouvrir les volets de la villa.
Il fut tenté d’écarter légèrement le rideau pour mieux l’apercevoir quand le premier volet – celui de la chambre du couple Mouginot – fut rabattu.
Maryse Mouginot ouvrait toujours sa maison en chemise de nuit. Une nuisette vaporeuse qui laissait entrevoir le haut de sa poitrine opulente et découvrait totalement ses cuisses. Mais, là, pour en jouir pleinement, il fallait que Jean-Henri attende qu’elle apparaisse sur le perron et rabatte les volets à trois battants de la porte-fenêtre.
Il était tout excité quand elle apparut enfin. Maudissant ce foutu voilage qui lui gâchait le spectacle.
« Toi, tu vas être veuve, ma cocotte », se dit-il en portant à deux mains le bol de café à ses lèvres.
Jean-Henri avait toujours eu envie de sauter Maryse Mouginot. Mais c’était une aguicheuse, pas une volage.
Il se sentit encore plus excité en se prenant à rêver que, peut-être – et même sûrement, pourquoi pas ? –, il aurait ses chances quand elle se retrouverait veuve.
Il pensa que ce serait la cerise sur le gâteau. Le parachèvement absolu de sa vengeance. Baiser la femme de son pire ennemi après l’avoir fait mourir.
Jean-Henri n’en pouvait plus. Prenant son bol vide dans la main droite, il entreprit de se masturber sur-le-champ, debout derrière les rideaux, en fermant les yeux sur l’image de Maryse à poil. De l’autre main, car il était gaucher.



Comme tous les matins, Jean-Henri Loubert retourna se coucher jusqu’à neuf heures. Mais, cette fois-ci, rien ne pressait réellement. Tout serait bientôt conclu.
On l’avait pris pour un con. On s’était moqué de lui. On l’avait trompé. Trahi. Eh bien, ils allaient voir !
Il songea à sa « pauvre » femme qui avait préféré rester vivre à Paris avec son boulot à la con et pour être près des enfants. Refusant de le suivre sous prétexte de ne pas lâcher la proie pour l’ombre. Mais, à cinquante-trois ans, il était peut-être temps de quitter Paris et de profiter de la vraie vie jusqu’à la retraite avec un boulot sympa.
Jean-Henri avait été certain de prendre la bonne décision. Avec les indemnités de son licenciement économique, et l’héritage de son père qui était tombé à point nommé le mois suivant, c’était le moment ou jamais de changer de vie.
Ni frère ni sœur, la villa était pour lui seul ainsi que les cent vingt mille euros que le père avait sur ses comptes.
Il avait un toit, de quoi voir venir avec ses indemnités et il pouvait investir les cent vingt mille dans un café-restaurant. Son rêve de toujours. Mais ici, à Saint-Michel-Chef-Chef. Pas ailleurs.


C’était cet enfoiré de Luc qui lui avait refilé ce virus. Son meilleur pote d’enfance. Enfin, un de ses multiples potes.
Lui, le Luc, il n’avait pas eu à se décarcasser dans la vie. Il avait fait le barman dans l’affaire de ses parents dès la fin de la scolarité obligatoire et s’était contenté de prendre leur succession quand ces derniers avaient pris leur retraite.
Un boulot peinard. Trois mois de saison à bosser et à faire son beurre. Le reste de l’année à se laisser vivre avec l’habitué local et le représentant de passage. De quoi laisser du temps pour la pêche et la chasse.
L’été précédent, alors que Jean-Henri était encore salarié, Luc lui avait laissé entendre qu’il avait envie de passer la main. Il n’attendait que la première occasion et l’acheteur.
– Si c’était moi, tu me ferais un prix ? il lui avait demandé.
– Un prix, je ne sais pas. Le prix, c’est le prix, avait dit Luc. Mais, si c’était toi, je te ferais des facilités. T’es mon pote, Jeanri, c’est la moindre des choses.
Pour Luc Mouginot, tous ses clients réguliers étaient des potes. Et ses potes avaient toujours été, en quelque sorte, ses clients. Commerce de bibine oblige.
[…]


© Alain Pecunia, 2007.
Tous droits réservés.

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