lundi 10 septembre 2007

Noir Express : Extrait (Introduction) de "La petite fille sans nom" par Alain Pecunia

Depuis combien de temps les tribus errent-elles, de colline en colline, de vallée en vallée, de désert en désert, de montagne en montagne, de fleuve en fleuve… ? Combien de générations se sont-elles succédé telles les vagues des océans, parcourant les vastitudes, battant et piétinant inlassablement aux portes de la vie, puis retombant, une à une, recouvertes par les suivantes – limon fertile – depuis l’aube des temps ? De cité perdue en cité céleste, de royaumes en nations, d’États en empires, les tribus se sont donné des lois, ont édifié, à leur gloire, des temples, ont adoré des dieux ou des idoles, se sont prosternées devant les puissants, se sont tues ou révoltées devant le glaive, s’entr’étripant sous tous prétextes, sous tous les masques possibles – pour s’assurer la nourriture, le territoire, conquérir la puissance, la gloire, ou fonder la justice, semant la haine, le désespoir et la misère, quelques fois une lueur d’espérance, sans cesse des tribus renaissant les hordes barbares, sans cesse la destruction et la mort – et sans cesse le rêve rejaillissant de la source que l’on croyait tarie sur cette terre brûlée habitée par les hommes.
Et tous ces hommes, pourtant, n’ont tenté tout simplement qu’une chose, à la fois la plus majestueuse et la plus malaisée : vivre. – Et les tribus.
Aujourd’hui je suis moi-même le membre errant d’une tribu errante. Et ma tribu est – tout autant – une tribu de ces passés ou de l’avenir. Et moi, homme de chair du présent, un de ces hommes d’hier ou de demain, semblant infiniment perdu parmi ces myriades d’êtres étranges tantôt faibles et tantôt grands, s’affermissant sur deux membres face aux cieux – termitière sans fin creusant ses galeries à travers les méandres des âges pour les uns, symphonie à nulle autre comparable de la vie pour d’autres dont j’ai essayé d’être ; individu émergeant du commencement des temps pour sombrer presque aussitôt, bientôt, dans cet espace qui n’aura de fin que celle du dernier des représentants de mon espèce, comme la fourmi sera fourmi tant qu’une seule fourmi cheminera cahin-caha, portant l’espoir de son espèce ; recouvert par ce long mugissement des océans, disparaissant chaque jour un peu plus, et irrémédiablement, dans cet incommensurable cortège s’effilochant dans la longue légende des siècles ; devenant, confondu avec mes semblables, à la fois l’acteur aux multiples corps et âmes et la matière de cette légende.
Mais avant de retourner d’où il vient, de prendre sa place dans cette cohorte légendaire, chaque membre de ce cortège sans fin, quelle que soit sa tribu et quel que soit le temps de celle-ci, a un devoir sacré, qu’il ne peut éluder sans peine de se damner – car il est autant sinon plus un devoir envers soi-même qu’envers autrui. Celui de dire ce qu’il sait, en vérité. Sans plus. À la mesure de ses moyens.
Devoir que je veux remplir à cette heure, car, malgré tout, bien que sans cesse devant remonter la pente où mon rocher me fait rouler, quels que soient les crimes des uns et grâce aux amours des autres, je tire fierté d’avoir appartenu à cette singulière espèce dont les individus savent parfois défier les cieux et chasser les ténèbres pour dévoiler leur soleil – Titans des légendes venus un jour sur cette Terre et y restant définitivement, volontairement, jusqu’au dernier d’entre eux.
Ce devoir ultime, je le dois autant à ceux qui ont passé ici depuis l’aube de nos temps, comme à ceux des temps à venir, qu’à moi-même.


C’est la Loi de l’espèce humaine :
« Toi qui es venu à la vie, qui as essayé de vivre, dis ce que tu sais.
« Ceux qui t’ont précédé t’ont transmis ce qu’ils savaient et t’ont aidé à trouver ton chemin.
« Car il ne saurait y avoir de plus noble tâche que d’apprendre à vivre, de transmettre le rêve de l’homme, dans la désespérance ou la folie enseigner l’espoir et l’amour. Dans le combat, chaque jour recommencé, de l’intelligence du cœur et de l’esprit contre l’ignorance et l’injustice. »


© Alain Pecunia, 2007.
Tous droits réservés.

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