lundi 10 septembre 2007

Noir Express : Extrait de "La petite fille sans nom" par Alain Pecunia

Cet extrait, un "mini-conte" à l'intérieur du conte, est une "trace" que la pièce de Federico Garcia Lorca El maleficio de la mariposa a laissée en moi lorsque je dévorais avidement tout son théâtre dans ma cellule de la prison de Madrid.
…Invente-moi une histoire… Je n’en sais plus, petite fille sans nom… Si, si, encore une, s’il te plaît… Saurai-je encore inventer une seule histoire ?… Encore une… Même si c’est une histoire triste, petite fille aux grands yeux noirs ?… C’est toujours une histoire. Les histoires tristes pour les grandes personnes ne sont pas toujours tristes pour les petits enfants… Alors, écoute bien, ma petite fille. Et ne t’endors pas pour cette histoire-ci… Il était une fois, il y a très, très longtemps, une terre peuplée uniquement d’escargots… C’est pas possible… Dans les histoires, tout est toujours possible. Donc, cette terre était peuplée uniquement d’escargots, de toutes tailles et de toutes couleurs. Les plus nombreux n’étaient pas très beaux, ils étaient tout petits et tout gris, tout gris comme un mauvais ciel de pluie. Ils étaient les plus nombreux et les mieux organisés. Ils vivaient sans histoire… Il n’y avait pas de petits enfants ?… Si, il y avait des petits enfants escargots… Les gros escargots devaient les écraser alors ; s’ils étaient tout petits et tout gris, ils ne devaient pas les voir… Oui, ça devait arriver… Mais c’était pas de leur faute s’ils ne les voyaient pas ?… Non, ce n’était pas de leur faute. Donc, un jour, sur cette terre où ne vivaient que des escargots, apparut une jolie libellule qui dansait au-dessus des herbes et virevoltait autour des arbres. Tout occupé qu’il était à ses propres affaires, le peuple des escargots n’y prêtait guère attention. Qu’avait-il à faire, d’ailleurs, d’une libellule ? Et puis, lui qui était tout gris, il était un peu jaloux de ses belles teintes vertes et rouges. Mais un jeune escargot dressait ses cornes et levait sans cesse la tête quand elle venait à passer au-dessus de lui. Il la trouvait très belle. Bientôt il se mit à l’attendre. Parfois elle volait tout le jour au-dessus de lui. D’autres fois, il l’attendait longtemps et même plusieurs jours. Le petit escargot était donc tantôt très heureux et tantôt très malheureux. Il en vint même à ne plus se mêler aux jeux des autres petits escargots, il délaissait ses amis et prenait à peine le temps de manger. On le traitait de sot et de fou. Avait-on jamais vu un escargot amoureux d’une libellule ! Avait-on idée de ne pas vivre tout simplement comme devait vivre un petit escargot gris depuis qu’il y avait un peuple d’escargots ! L’herbe était tendre et il y avait même de très bonnes salades sauvages…Un jour, le petit escargot eut idée de monter au plus grand arbre pour mieux attendre sa jolie libellule. Elle fut toute surprise de le trouver là. Elle lui demanda ce qu’il faisait, lui, petit escargot, en haut d’un arbre. « Je vous attendais », lui dit-il timidement. « Moi ? » fit-elle tout étonnée et amusée à la fois. « Oui, parce que vous êtes très belle. » La libellule eut un petit rire et dit : « C’est vrai, que je suis très belle ? » Personne ne le lui avait jamais dit et elle était très heureuse, mais elle ne le montra pas trop. « Moi, je suis tout gris », dit tristement le petit escargot. « Mais tu es très gentil, lui répondit la libellule. Veux-tu être mon ami ? Je n’ai pas d’amis, et la vie est bien triste sans amis », dit-elle, elle aussi avec tristesse. « Oh oui ! je serai votre ami le plus fidèle », déclara le petit escargot tout heureux. Et le petit escargot gris prit l’habitude de monter à son arbre et d’y attendre son amie qui venait le plus souvent possible. Parfois ils se parlaient tout le jour. D’autres fois ils se taisaient tout le jour. « Ce n’est vraiment pas là chose sérieuse », commentait le peuple des escargots. « Quel fou ! » ajoutaient certains. Les parents escargots commençaient de s’inquiéter ; beaucoup de jeunes escargots dressaient leurs cornes et levaient la tête pour chercher eux aussi une jolie libellule qui deviendrait leur amie. Certains montaient même aux arbres pour attendre. Ils travaillaient moins et rêvaient beaucoup. « L’escargot doit vivre sa vie d’escargot, disaient les vieux escargots. Cessez de rêver et travaillez ! » Mais les jeunes escargots les écoutaient de moins en moins. Et même quelques vieux escargots se demandaient si, après tout, ils avaient jamais vraiment été heureux de leur vie d’escargots gris. Peut-être qu’une autre vie plus heureuse existait. Et ils écoutaient les rêves des jeunes escargots qui leur rappelaient d’anciens rêves. Le conseil des vieux escargots décida qu’une telle situation ne pouvait s’éterniser, il fallait y mettre fin sans plus attendre. Si chacun se mettait à rêver, ce serait le désordre, qui était déjà grand à leurs yeux, et les lois qui empêchaient de rêver seraient bafouées ! Ils décidèrent d’agir promptement. Un soir que le petit escargot gris descendait de son arbre fort tard, tout heureux de ces mille et une étoiles qui enluminaient le ciel et prolongeaient son rêve, ils firent rouler sur lui une grosse pierre qui l’écrasa. Les vieux escargots dirent qu’un gros escargot avait dû écraser le petit escargot gris. « Quelle idée de rentrer si tard ! Voilà où conduisent les rêves insensés. » La jolie libellule revint le matin suivant, puis un autre jour encore, et un autre jour. Elle cherchait son ami et ne le trouvait point. Un soir, toute triste, elle partit et décida de quitter cette terre des escargots. « Vous voyez bien, dirent les vieux escargots, il n’y a plus de libellule, ce n’était qu’un rêve ! » Et tout rentra dans l’ordre des vieux escargots. Mais le soleil avait de plus en plus de mal à se lever. Un jour, il ne se leva plus du tout, la lune tomba et la terre des escargots se mit à tourbillonner sur elle-même comme une toupie. Ailleurs, sur une autre Terre, on remarqua qu’une étoile avait disparu du ciel. Mais c’est là chose qui arrive… Ils étaient méchants, les vieux escargots… Non, petite fille, ils étaient surtout très bêtes. Ils avaient toujours eu peur de leurs rêves…


© Alain Pecunia, 2007.
Tous droits réservés.

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