mercredi 17 octobre 2007

Noir Express : Un extrait de "Tous ensemble !" Brève chronique du Chantier n° 7, par Alain Pecunia

Avertissement de l’auteur


Ce récit est une œuvre de stricte fiction. Toute ressemblance avec des personnes physiques ou morales serait donc purement fortuite car il est évident que les acteurs – leur psychologie ainsi que leur comportement – et le cadre de cette « pochade » ne relèvent que des purs fantasmes malsains de l’auteur.


I
Je m’appelle Jean-Claude Rabollaud. Depuis huit ans, je suis le directeur du Chantier n° 7. Bien sûr, ce n’est pas son nom officiel, vous vous en doutez bien, mais, en tant que fonctionnaire, je me dois de respecter le devoir de réserve propre à mon statut. C’est tout simplement son nom de code officieux au sein des services du Premier ministre.
Cette dénomination remonte à il y a maintenant plus de vingt ans. Toutes les entreprises parapubliques et à statut particulier ont alors reçu, dans la perspective de leur restructuration et pour des raisons évidentes de discrétion, ce nom de « Chantier » auquel fut accolé un numéro d’ordre. Par exemple, le 1 pour l’Imprimerie nationale, le 2 pour la Documentation française, le 3 pour les Journaux officiels, le 4 la SEITA, et ainsi de suite.
Je vous accorde qu’une telle dénomination évoque plus une entreprise de l’ex-Union soviétique ou de l’un de ses satellites qu’un établissement de l’État français. « Chantier Lénine », « Chantier Aurore ». Ou un camp de travail.
N’y voyez pas pour autant une marque de l’esprit facétieux d’un quelconque haut fonctionnaire de l’époque mitterrandienne. C’est juste un hasard, peut-être regrettable, quoique, en l’occurrence, le Chantier n° 7, par bien des aspects, fasse songer à l’une de ces « usines à gaz » qui pullulaient dans l’ex-empire soviétique. Car, si l’État en assume la direction, il s’en remet à un syndicat unique pour ce qui concerne l’encadrement des employés y travaillant et l’organisation du travail.
À première vue, c’est surprenant et ce semble presque une aberration. Mais il s’agit plutôt d’un anachronisme. Ce partenariat État-syndicat a eu son utilité en des temps où les ouvriers – la « classe ouvrière », disait-on, que c’est loin ! –étaient turbulents, n’ayant pas encore subi les fourches caudines de la mondialisation. S’agissant d’une des entreprises les plus sensibles de l’État, ce partenariat a permis une continuité sans faille de la production en évitant tout mouvement d’humeur salarial. La recette fut simple. Le renoncement au droit de grève et l’acceptation d’une flexibilité du travail avant la lettre en échange d’un salaire élevé et d’une garantie à vie de l’emploi.
Un tel résultat n’eût pu être obtenu avec des fonctionnaires. Ils ne sont pas suffisamment flexibles. Ou alors il eût fallu confier la production à la gendarmerie.
Cela a d’ailleurs si bien fonctionné que, lors de l’invasion allemande de 1940, la production ne fut interrompue que quelques jours. Le temps de déménager l’ensemble des services du Chantier n° 7 à Vichy. C’est tout dire.
Mais ce type d’établissement parapublic à statut particulier finit toujours par être contaminé par la lourdeur et la pesanteur propres à notre administration. Elle se montre rétive à toute modernisation et son personnel finit par confondre garantie à vie de l’emploi avec immobilisme.
De toute façon, tous ces « Chantiers » sont condamnés par les règles de la concurrence prévalant au sein de l’Union européenne. L’État doit remettre leurs productions ne relevant pas stricto sensu de la mission de service public au secteur privé. Car il est bien vrai qu’il n’est pas dans le rôle de l’État de « gagner » de l’argent. Cela est peu régalien.
Le Chantier n° 7 est, de plus, un cas particulier. Durant vingt ans, il fut le seul Chantier à avoir vu son personnel augmenter à chaque phase d’informatisation.
Deux cents employés en 1980. La première phase de modernisation devait les ramener à quatre-vingts en trois ans. Ils furent quatre cents à l’échéance.
Ce qui se passe de commentaire.
Dix ans plus tard, deuxième phase. Cent de plus !
J’ai donc été nommé en 1996 pour les ramener à quatre-vingts.
Presque dix ans plus tard, j’en suis encore à trois cent cinquante et je n’ai plus que six mois devant moi pour remplir la mission qui m’a été confiée. Une mission impérative.
Avant d’être nommé directeur du Chantier n° 7, j’ai restructuré sans problèmes majeurs les Chantiers n° 1 et n° 5.
Ma méthode est des plus simples. D’abord, casser les règles du jeu établies au fil du temps au sein de l’entreprise concernée. Comme ces règles lui ont conféré un équilibre nécessaire à son bon fonctionnement, il ne faut guère attendre plus de six mois pour que les premiers dysfonctionnements apparaissent.
Ce qui n’a pas manqué de se produire au Chantier n° 7. Mais celui-ci me donne du fil à retordre et je me trouve face à une situation inédite.
Aucune de mes décisions – tel le retrait de la moitié de ses productions pour les sous-traiter en province, en Roumanie et jusqu’en Chine –, aucune des rumeurs que je fais circuler – licenciements secs, délocalisation en grande banlieue, informatisation de toute la production, suppression des primes –, n’a déclenché le moindre mouvement d’humeur de la part des employés. Ils sont d’une passivité absolue. De vrais veaux qui continuent de paître tranquillement dans leur pré sans même s’apercevoir que l’herbe s’y fait rare et que la Terre tourne.
Pourtant, j’ai fait tout ce qu’il fallait. Tendu des pièges subtils, soufflé le chaud et le froid. « Si nous n’atteignons pas nos objectifs, l’entreprise ne sera plus viable et il faudra en tirer les conséquences », « Ai-je parlé de licenciements secs ? Non, messieurs, mais trouvez des idées pour occuper les personnels. Je ne pourrai les payer à ne rien faire », « Vous êtes en sous-effectif pour assumer la production actuelle ? Vous me surprenez. D’après mes chiffres, vous êtes carrément en sureffectif. Mais nous pouvons en parler, si vous le souhaitez, bien sûr »…
Autant pisser dans un violon.
Moi, sans mouvement social, sans grève – condition sine qua non posée par Matignon qui ne veut pas liquider cette unité prestigieuse sans disposer d’un solide prétexte –, je ne peux engager la partie de bras de fer qui me permettrait de les liquider purement et simplement.
J’ai reçu carte blanche pour les pousser à la grève ou au sabotage des moyens de production, mais ils ne veulent pas faire grève et n’ont aucune envie de saboter quoi que ce soit !
Bien sûr, je vais continuer de leur retirer des productions au prétexte des directives européennes relatives à la concurrence, de les pousser à bout. Pourtant, je crains que ce ne soit en vain. Malgré toutes mes provocations, leur syndicat lui-même ne réagit pas et la direction technique élue par les employés eux-mêmes – autre particularité du Chantier n° 7, avec l’élection des cadres par le personnel, qui, elle, est une pure aberration – est aux abonnés absents.
J’ai l’impression de donner des coups d’épée dans l’eau.
C’est pour toutes ces raisons que j’ai été amené à frapper un grand coup.
Traditionnellement, tous les directeur et sous-directeurs du Chantier n° 7 sont issus de la fonction publique. Matignon a donc tout d’abord rechigné, avant d’admettre le bien-fondé de ma demande, lorsque j’ai proposé de recruter un directeur adjoint non fonctionnaire ayant fait ses preuves de liquidateur dans le privé.
Mais je ne proposais pas n’importe qui. Hyacinthe Boulon est la terreur du personnel des entreprises dans lesquelles il débarque. Sous ses airs patelins, c’est un provocateur-né.
Rien que l’annonce de sa nomination en tant que directeur adjoint en charge de la restructuration devrait me réveiller mes veaux.


© Alain Pecunia, 2007.Tous droits réservés.

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