samedi 7 juillet 2007

Noir Express par Alain Pecunia : Retour en arrière (3)


Variations sur un autoportrait "imaginaire" (1980)


Qu’importe mon nom ? Je suis moi. Cela me suffit.
Je me vis à volonté tout autant dans le paillasse de la commedia dellarte que dans un prince d’une tragédie shakespearienne revue par Machiavel. C’est ma fierté. Aucune commune concession ne m’est possible. Ni rôle intermédiaire.
Je me suis toujours exclu de la horde. Je n’appartiens qu’à moi-même. Telle la vie – en son être et jaillissement – pour le seul plaisir de celui-ci.
Si vous demandiez à brûle-pourpoint : « Mais, à part vous-même, que respectez-vous donc, qui ou quoi pouvez-vous aimer ? », une seule réponse m’est possible – une réponse qui est le tic-tac de mon horloge : la vie !
Dans son exubérance et sa sagesse, sa folie et sa cruauté, sa tendresse et toutes ses trahisons, ses amours et ses noirceurs.
Et les choses ? Elles sont ce qu’elles sont. Et les êtres ? Ce qu’ils peuvent être. Mais je me plais à rajouter : « ce qu’ils veulent être ». Le « peuvent », à lui seul, me ferait accepter la complaisance des humains à leur égard, cette propension à l’indulgence qu’ils éprouvent si souvent vis-à-vis d’eux-mêmes, et, curieusement, si rarement vis-à-vis d’autrui.
Les pleurs de l’enfant désespéré par l’absence de son ami imaginaire m’émeuvent au plus profond. Mais je reste impassible devant les adultes larmoyants. Je me fais alors clinicien sans émoi ni jugement d’aucune sorte.
Je ne juge pas.
J’accepte ou je n’accepte pas.
Ce que j’accepte : la vie. Ce que je refuse de toutes mes forces : ce qui va à son encontre, qui l’étouffe, la mutile ou la sclérose.
Ce qui me pèse le plus : l’obligation de côtoyer la bêtise.
Dans le monde animal, sans être zoologue, il me semble que les choses se présentent plus simplement que dans une société humaine : qui supposerait qu’un animal stupide puisse survivre ?
Défaut de raisonnement : l’animal rusé survit et n’est pas le plus intelligent.
Objection : la ruse animale est intelligence. Tandis que la ruse humaine peut être d’une bêtise incommensurable – et la bêtise, que de facettes, de nuances et de degrés !
À ce point-là, on pourrait penser que j’ai de moi-même une opinion exagérée. Que je me trouve bien important et supérieur à mes yeux.
Important, certes. La vie est importante. Et ma vie est la chose qui m’importe le plus.
Je n’en ai qu’une, je suis mortel. Et, à mi-cours de mon expérience de vie, je n’en connais que plus le prix – et sa valeur.
Personne ne peut vivre ma vie. Elle m’appartient. J’ai parfois supporté (et je supporte encore) des ingérences dans celle-ci – mais cela n’est qu’extérieur même si j’en éprouve de la gêne. Au plus profond de moi-même, jamais je n’ai accepté une ingérence.
Ce qui, en revanche, demeurera toujours une interrogation – c’est le fait que la grande majorité, l’immense majorité des êtres ne s’aiment pas eux-mêmes avant tout. Qu’ils n’aient pas un amour passionné – et qui ne sera jamais suffisamment exagéré – d’eux-mêmes. Qu’ils ne soient pas importants à leur propre regard.
Si cela était le cas, ils ne seraient pas malheureux et épargneraient à autrui leurs misères. N’ayant pas gâché leur vie, ils ne chercheraient pas à gâcher celle des autres. Ne désespérant pas d’eux-mêmes, ils ne chercheraient pas à entraîner autrui dans leur abîme.
Pour mieux préciser mon opinion, je dirai que l’homme – lâchement –, par perversion de son instinct de vivre, organise socialement son suicide. Il lui faut entraîner son voisin dans sa lente agonie. Il lui faut modeler son enfant à son image. Cela le rassure, l’empêche de se tourmenter. Cette « solidarité » sociale particulière, cet amour filial des plus morbides est ma stupéfaction.
L’homme organise sa vie pour mourir à petit feu.
Plutôt que de mourir de vivre.
Serais-je agressif, grimaçant et vociférant ?
Non, cela me donnerait une mauvaise image de moi-même, et vous avez déjà compris que rien ne m’était plus important que ma propre estime.
Orgueilleux ? Oh oui !
Je suis, en surface, plutôt souriant, affable et diplomate.
Tant, bien évidemment, que l’on ne prétend pas à l’ingérence. À ce point, je suis capable de manifester une cruauté implacable – question de survie. Et, là encore, que ne pourrais-je délayer : si vous prétendez échapper à une relation avec votre voisin parce que celle-ci vous étouffe, donc par survie, celui-là même qui vous étouffe vous taxera vite d’égoïsme de ne vouloir vous laisser étouffer… Mais ils sont si nombreux à vouloir vous étouffer d’une façon ou d’une autre que, socialement, ils peuvent vous juger cruel.
Et alors, qu’importe ce que l’on peut penser de vous si vous ne vivez pas – qui plus est, sans porter tort à quiconque – pour ces malades d’eux-mêmes !
Ce sont d’ailleurs ces mêmes sots qui me reprochent d’être diplomate à leur égard. Ils me souhaiteraient agressifs et sautant à pied joint dans leur jeu insensé ! Que je représentasse la même triste tragi-comédie !
Devant leurs insanités et leur vie, je souris. S’ils se prennent de querelle pour savoir s’il est midi trente-deux ou midi trente-trois – et de plus me prennent à témoin –, eh bien, je souris benoîtement mais ne me prononce pas. Au moins puis-je pendant le temps qu’ils en débattent penser à autre chose.
Eh oui, vous l’avez également deviné : je suis égoïste. Et même un monstre d’égoïsme – je dis bien un monstre – aux yeux de ceux pour qui passion des dixièmes de seconde égale passion de la vie.
J’aime la vie de façon monstrueuse.
Et je crois que je puis être monstrueux. Parfois cruel. Ces mots ne me font pas peur. La vie telle qu’elle est non plus. Cela me semble cohérent, et l’être est également important à mon propre regard. Mais mon image de marque n’est que pour moi-même. Je me cisèle œuvre d’art pour mon propre usage – et que la vie pourrait être agréable si chacun entreprenait cette tâche...
La cruauté de la vie – ce que nous jugeons tel –, je l’accepte, au même titre que sa beauté ou sa bonté. Quand elle se manifeste à notre égard, je la regarde, je la contemple. J’ai toujours su que je devais apprendre à l’admettre comme faisant partie de la vie. Accepter la vie, c’est l’accepter tout entière – la mort y compris qu’elle contient en son essence.
Mais la cruauté des hommes – jamais ! Celle-ci est encore une perversion humaine. Nulle nécessité n’y pousse l’homme.
Serais-je un être bon pour autant ?
Non, je ne le crois pas. Je suis, je vis. Je n’aime pas que l’on me nuise et je n’ai aucune envie de nuire à quiconque.
Pourtant, dans l’élan de la vie, j’ai dû nuire, d’autres ont dû me percevoir comme une nuisance, peut-être douloureuse, à leur égard.
Je n’en demande pas pardon.
Si, dans mon élan vital, j’ai bousculé autrui, c’est aussi la vie. Et, si autrui m’a bousculé, je l’ai accepté également.
Cela n’a rien à voir avec la cruauté ou la méchanceté organisée, établie en stratégie, en règle de conduite.
Nuire volontairement aux autres m’est étranger.
J’aime mon espèce. Ne pas aimer son espèce, ne pas se reconnaître en les autres soi-mêmes, comme ne pas aimer la vie, me semble être une maladie – fort répandue à travers l’histoire et dans le temps et me paraissant bien plus dangereuse que la peste et le choléra réunis.
Je ne souhaite pas pour autant que l’éducation, pour y remédier, annihile le jaillissement de la vie, standardise la médiocrité, ni que la science vienne à la rescousse pour en châtrer la « mauvaise part », telles les religions.
Il ne s’agit pas de conforter les forts ou de rassurer les faibles : mais d’apprendre à chacun à devenir fort – à devenir maître de lui-même et à trouver sa plus grande jouissance dans la joie de cette possession-là qui rend toute autre convoitise dérisoire.
Que serait une société où le but de l’éducation serait cet apprentissage de la possession de soi-même et des moyens de sauvegarde de cette possession ?
Alors que l’on apprend avant toutes choses la méfiance de l’autre : « Je veux que mon enfant sache se défendre, qu’il ne se laisse pas avoir… Je veux que mon fils soit le meilleur, un gagnant. Tout le monde ne peut pas arriver mais, lui, je veux qu’il ait sa chance… Les hommes sont ce qu’ils sont, idem pour la société, il faut faire son trou contre les autres… »
Petit, apprends à voir dans l’autre ton ennemi – sauf tes bons parents et peut-être quelques personnes au cours de la vie – celles qui peuvent t’être utiles !
Quel principe de vie exaltant !
Possède plus que l’autre, jouis plus que lui des biens de la vie, assure ton existence sur de solides bases, sois économe, essaie d’avoir du bien…
Posséder quoi, qui ? Au moment de la mort, toute possession qui n’est pas en soi n’est-elle pas dérisoire ?
Celui qui n’a pas joui de sa propre vie, de quel bien a-t-il pu jouir ?
Les bases de leur existence sont aussi assurées que celles d’un caveau de famille – mais ça sent le macchabée à tous les étages et l’on y est plutôt à l’étroit.
Sers-toi des autres si tu ne veux pas qu’ils se servent de toi ! Le même principe formulé autrement. On utilise son voisin comme une chose – et l’on devient chose soi-même. La beauté de la chose en moins. La vie en moins.
Je me méprise. Tu me méprises. Pendant ce temps, nous oublions que nous nous méprisons avant tout nous-mêmes. Nous n’avons pas le temps de nous rendre compte que le premier principe de l’éducation que nous avons reçue est le mépris de soi. On ne doit pas s’aimer plus que de raison. Si un jour on peut être satisfait de soi-même, ce sera par ses « œuvres », et la société, reconnaissante, vous le fera alors savoir et vous permettra, mais alors seulement, de vous aimer un peu plus qu’il ne vous est permis…
Je pense souvent qu’une plante doit s’aimer d’être elle-même : c’est l’essence de la vie. Ne pas s’aimer, c’est la mort. C’est le vrai cancer de l’homme.
Chut ! Il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu. Il ne faut pas parler d’une autre vie possible. Ça foutrait tout en l’air. Il faudrait tout réorganiser. Nous les médecins sociaux, nous guérissons l’homme par plus de maladie, plus d’illusion.
A-t-on le droit de dire à un moribond qu’il va mourir ? – Il s’en rend compte. – Soit, mais cela le rassure que d’être détourné de sa mort.
Cela le rassure d’être détourné de sa mort – ou ne serait-ce pas : cela le rassure d’être détourné de cette vérité insoutenable : il a gâché son existence, il a vécu comme un mort-vivant privé dès son enfance de sa propre vie, le seul bien qui avait vraiment quelque importance que ce soit.
Pas de scandale !
La vérité doit être aseptisée. Sinon elle agresse, elle rend malheureux.
Si vous me retirez mon illusion de vie, monsieur, je me tue sur-le-champ !
Si Socrate avait écrit au lieu de dire, il n’aurait sûrement pas été condamné à mort pour avoir dit la vérité. L’écrire la rend moins scandaleuse, la vérité.
Nous sommes dans un monde où la maladie fait chantage à la santé.
Eh bien, tuez-vous sur-le-champ !
N’ayez crainte, les chances qu’il a de passer à l’acte sont très minimes.
Ce qui me révolte, c’est non pas qu’il vive avec cette illusion. Mais qu’il la propage, la diffuse. Que ce soit la logique de cette maladie-là que de se répandre en mille théories et discours afin de mieux satisfaire sa boulimie morbide.
Serais-je prompt à m’emporter ? Certes oui, mon fond est impulsif, hypersensibilité. Ce qui fait sourire tous mes amis, ceux qui me « connaissent ». Je ne suis rien que de plus équilibré, la force tranquille du percheron. Ils imaginent difficilement son fondement, qu’elle repose sur une mise en déséquilibre perpétuelle – qui, par la rapidité du réflexe de rééquilibrage, permet l’équilibre.
Je suis une surface calme dont les eaux profondes ne cessent de s’agiter et de tourbillonner.
J’ai travaillé sur moi-même. Les tendances profondes ne peuvent être détruites – et pourquoi donc ? Mais elles peuvent être maîtrisées, on peu modeler ce que l’on appelle sa personnalité. Permettre à tel trait de ressortir plutôt que tel autre. Enfouir ou utiliser différemment un troisième. Pour tendre à un comportement qui me satisfasse.
Si je n’ai jamais eu une seule vraie ambition dans ma vie – et elle a imprégné toute ma jeunesse, la petite et la grande – c’est bien celle-ci : devenir un homme. Car c’est un état que l’on n’acquiert pas par le simple fait d’appartenir de par sa naissance à l’espèce humaine. Le petit d’homme n’est qu’un « projet » d’homme.
J’ai peut-être été violent et emporté.
Pourquoi ne le suis-je plus ?
Parce qu’il faut se donner les moyens de sa fin.
Mes colères sont froides et livides. Et j’en veux à celui qui m’amène à un tel état où je vais sortir de moi-même, car, vraiment, il aura fallu qu’il insiste.
En règle générale, sur tout ce qui me paraît secondaire et accessoire, je suis prêt à toutes les concessions. À la limite, je n’en discuterai pas. Mais de ce qui constitue mon noyau fondamental, mon corps de principes – alors, attention ! il ne faut pas y toucher. Peut-être suis-je si transigeant dans l’accessoire pour être d’une intransigeance implacable, et quoi qu’il puisse m’en coûter, sur ce qui me paraît l’essentiel, le fondamental.
Pour cela, je pourrais me faire tuer. Sans être courageux pour autant. Car si je brave alors, ce n’est pas par choix à proprement parler, mais par nécessité vitale de tout mon être. À un certain point, transiger sur l’inacceptable serait encore une mort mille fois pire. (Ce qui est exagéré, bien entendu, une mort étant une mort, mais je me comprends – et me comprendre en premier lieu m’a toujours paru important – car s’y ajouterait le déshonneur.)
D’optimiste bouillonnant, je suis devenu, avec des expériences fondamentales, celles qui départagent un avant et un après, un optimiste froid, à la façon de Frazer, l’un des pères fondateurs de l’anthropologie.
Cet optimisme est, bien évidemment, lié à mon état vital, à mon amour de la vie. Et il ne m’a jamais quitté. (Sauf une fois, et j’y reviendrai.) Il va de pair avec une confiance d’enfant en la vie. Aussi loin que je puisse m’en souvenir, cette confiance a toujours été en moi. Un trait essentiel de mon caractère. La vie ne serait pas toujours rose mais elle ne m’apporterait que du bien. En aucune façon, enfant, je n’ai pu imaginer qu’elle puisse me décevoir. J’étais son élu et son privilégié – et, quoi qu’il puisse arriver, je retomberais sur mes pieds, de par sa grâce et sa magie consubstantielle.
Imprégné par mon père et mon grand-père paternel d’humanisme antique, je souhaitais, à la façon des Anciens, que la vie m’apporte des épreuves qui seraient autant d’occasions de me connaître, de me révéler à moi-même, de me dépasser pour devenir sans cesse plus moi-même, et quel nulle frayeur ne m’habite.
Je développai une mystique héroïque de la vie. La rencontre de Jean-Christophe de Romain Rolland ne fit que la conforter – et Jean-Christophe fut longtemps, jusqu’à ce que je devienne moi-même, le premier de mes compagnons.
Les biens invisibles sont les plus importants. Mon père me l’avait dit une fois, une seule fois. Et j’ai embrassé de tout mon être d’enfant cette certitude.
Mon regard d’enfant contemplant les grandes bouffes des adultes, leurs conversations combinardes, leurs visages tristes ou désabusés – sauf exceptions –, leur cupidité et ce besoin de posséder, savait d’emblée reconnaître son choix.
Bousculer ces mensonges et cette mesquinerie, aller vers la vraie vie, être un chevalier à la quête du Graal (et apprendre au fil de cette quête qu’il s’agit de son graal).
Je n’ai pas tergiversé un instant. Mais ce choix, enfant, je l’ai toujours dissimulé aux adultes que je côtoyais. Oh oui ! Enfants de toujours soyez des dissimulateurs de vos rêves les plus profonds. Les adultes ne peuvent les comprendre – ou rarement. Ils ne peuvent que vous ramener dans le droit chemin – qui se confond bien évidemment avec le leur.
Pourquoi cette méfiance instinctive vis-à-vis des adultes en général ?
Je ne sais. Je ne voulais pas leur ressembler, devenir comme eux. C’est-à-dire installés dans une vie qui n’est pas la vie tant elle est étriquée.
J’avais en moi une distance intérieure à leur égard, une lucidité « monstrueuse ». Mon être faisait la part de leurs paroles, de leurs actes – de mon bien et du leur.
Quand ils prétendaient, de façon générale, que ceci ou cela était bien pour la jeunesse, alors là, méfiance ! Prenons l’exemple des littératures enfantines. « À tel âge, lis cela. Ceci n’est pas de ton âge. » Ils ne m’on jamais fait lire leurs foutus bouquins pour la jeunesse. D’emblée, je comprenais qu’ils voulaient m’abêtir en me domestiquant, avoir prise sur mon univers, que ces lectures faisaient partie de l’éducation-dressage « pour mon bien » qui n’avait d’autre but que le leur : leur ressembler, devenir ce qu’ils étaient.
Je cours encore !
J’en profitais pour fouiller dans les bibliothèques à ma portée, cherchant mon miel.
Les adultes ne pouvaient m’amener à un point donné que si je reconnaissais qu’il était aussi le mien. Sinon, je dissimulais, mon apparence se rendait à ce point, mais tout mon être tendait vers son propre chemin.
Je n’en ai jamais souffert. Cela me semblait dans l’ordre des choses. Ma main était avant tout posée dans celle de Madame la Vie et par elle je me laissais guider.
Par là j’évitai aussi la religion. Ma mystique de la vie est toujours restée matérialiste. Pourtant mes grand-mères et arrière-grand-mère m’amenèrent plus ou moins régulièrement à la messe. Mais la notion de Dieu et de sa création du monde m’a toujours été étrangère. À aucun moment elle ne me tenta malgré toutes les explications. L’homme se suffisait à lui-même. Ou, plutôt, l’idée d’homme.
Par ailleurs, rien ne me paraissait plus indigne pour un homme que de devoir s’agenouiller ou se prosterner devant quoi que ce soit ou qui que ce fût. Quand je vis cela la première fois, j’en fus stupéfait.
Enfant, mon apparence suivait le mouvement général de l’église sous les pincements de ma grand-mère – mais la révolte était en mon cœur. Je ne supportais pas que l’on puisse s’humilier volontairement. Cela correspondait véritablement pour moi à abdiquer sa dignité d’homme.
Que les riches soient, en outre, au premier rang me paraissait contradictoire avec l’abc du christianisme. En un mot, on venait pour y paraître. Les gens bien – c’est-à-dire de biens – se devaient de fréquenter l’église le dimanche.
J’ai toujours refusé instinctivement ce qui cherchait à dominer l’homme – toute volonté qui voulait en subjuguer une autre.
Je n’ai jamais accepté non plus les cérémonials institutionnels.
Mais j’aime les églises anciennes, les cloîtres, tous ces lieux propres à la méditation, les vieilles pierres, quelles qu’elles soient, qui témoignent du passé – des hommes du passé.
Ma mystique de la vie était aussi une mystique de la fraternité humaine qui embrassait tous les temps.
Je vivais ma jeunesse dans un milieu privilégié, tout au moins protégé. Je ne comprenais pas que tous les enfants n’aient pas les mêmes conditions de vie que moi. Enfant, cela paraissait une limite à mon propre bonheur. Sur ce fait, les raisons des adultes étaient celles des adultes, c’est-à-dire sujettes à caution. Elles revenaient à dire que c’était la faute des pauvres s’ils étaient pauvres. Un tel n’est pas travailleur, tel autre est alcoolique, tel autre idiot, tel autre – et ainsi de suite. Les moins hypocrites, parmi les adultes, m’expliquaient que les sociétés étaient ainsi conçues : pour qu’il y ait des riches, il fallait qu’il y ait des pauvres – et, si les pauvres ne voulaient pas être pauvres, ils n’avaient qu’à travailler pour devenir riches, car, en travaillant beaucoup ou en étudiant très fort, tout le monde pouvait devenir riche. C.Q.F.D. Mais, moi, je n’admettais pas que, quoi qu’il en fût de toutes ces raisons, les enfants aient à pâtir de cette situation et n’aient pas tous droit aux mêmes conditions de développement.
Et c’est bien là le fondement de ma prise de conscience de l’injustice sociale et d’une autre qui dirigea ma jeunesse et mon adolescence : puisque j’étais privilégié, je devais me servir de mon privilège pour aider ceux qui en étaient privés. C’était très naïf : ce qui est pur et sans arrière-pensée, sans calcul mesquin et matériel.
Ma conscience enfantine refusait ce monde bourgeois, marchand – mercantile, plutôt –, étriqué dans sa vie et ses aspirations.
Mais ne vais-je pas me laisser piéger par ma propre histoire ? tomber dans le linéaire ?
Tout coule de source a posteriori. Telle que l’histoire est écrite égale qu’elle devait se dérouler ainsi. Alors qu’il est impossible d’en prévoir le déroulement en cours de route.
Tout aurait pu être différent.
Mais est-ce si sûr ?
Si quelqu’un pouvait être en possession de toutes les données, absolument toutes, même celles qui sont inconcevables par l’intelligence humaine : ne pourrait-on pas alors prévoir – et l’histoire ne s’écrirait-elle pas telle qu’elle doit s’écrire ?
Ce que nous envisageons comme champ d’intervention de la liberté humaine à certains moments ne recouvre-t-il pas une zone de déterminismes inconnus ? Et la liberté de l’homme sur son destin ne serait alors que la conséquence de son ignorance. Omniscient, l’homme n’aurait peut-être plus aucune liberté, puisque le choix serait lui-même annihilé : toute question n’ayant qu’une seule réponse.
J’aime examiner une chose, puis son contraire, puis le contraire de ce contraire enrichi de la connaissance intermédiaire – et sans cesse balancer.
J’aime la vérité vraie, au-delà de mes préjugés et sentiments. Et refuser l’enfermement de tout système.
Oui, refuser l’enfermement de tout ce qui jaillit et interroge – tous les conformismes, y compris celui de l’anticonformiste.
Refuser ce qui catalogue et étiquette la vie. Car c’est là le contraire de la vie.
Refuser tout ce qui est satisfait de soi, se renferme sur soi.
Refuser tout ce qui est superficiel, tout ce qui est préfabriqué en vue de donner illusion, en vue de mentir.


Il y a patience et patience. L’une qui est forme de résignation, l’autre qui est une impatience contenue et maîtrisée.
Ma patience est impatiente, car la roue tourne, que les jours s’écoulent, et que le sillon doit se tracer.


J’attends que surgisse un regard d’enfant, un visage de femme, une silhouette d’homme. Que leurs traits se précisent peu à peu, que leur démarche habite mon corps.
J’attends de me décomposer en mes personnages – à m’y perdre et à ne retrouver mon unité qu’en étant toutes leurs existences à la fois.
J’attends de franchir ce point de non-retour de l’autre côté du miroir.
Que tout ce et ceux que je sais me deviennent étrangers dans une curieuse décomposition et que de ce magma informe surgissent des vies nouvelles, imaginaires et plus réelles à la fois que les vraies.
J’attends d’avoir accompli mon œuvre d’anthropophage – que tous ceux que j’ai ingérés et digérés au cours de ma vie soient restitués à une autre vie.
Qu’après l’horrible le merveilleux s’accomplisse. Qu’après cet égoïsme succède cet altruisme.
J’attends d’être ignorant de moi-même et vierge de toute structure préconçue.
Et que dans ces visages à venir je ne puisse plus reconnaître les visages connus et aimés. Qu’à un trait de ces nouvelles vies, je me dise « tiens, il me fait penser à quelqu’un ». Mais cette évocation sera floue, subalterne à la nouvelle réalité.
L’alchimie de la création ! Quelle alchimie à la fois monstrueuse et enivrante…


© Alain Pecunia, 2007.
Tous droits réservés.

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