Chapitre 2
Le lendemain matin, j’attendais ma sœur vers onze heures. Mais elle se manifesta une heure plus tôt par un coup de téléphone.
Elle était à la morgue de l’hôpital et me sommait de l’y rejoindre le plus rapidement possible.
Elle s’était mise en cheville avec un croque-mort pornicais pour le transport de maman et avait fait le voyage avec lui dans son fourgon mortuaire.
Le temps de remplir un sac de voyage et de mettre mon costume sombre dans une housse, j’appelai un taxi et pris la direction de l’hosto.
Malgré les circonstances, les retrouvailles ne furent pas des plus chaleureuses. Même pas une poignée de main.
– Te voilà enfin ! qu’elle m’a lancé du haut de son mètre cinquante et quelques.
Son croque-mort, dès que je l’ai aperçu, m’a fait une drôle impression.
Un type d’une quarantaine d’années qui venait de s’installer dans son commerce deux mois plus tôt. C’était son premier transport hors département. Mais, de croque-mort, il n’en avait que l’apparence.
Malgré son air louche, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il avait dû se faire rouler dans la farine par ma frangine. Elle avait dû lui imposer son prix.
Durant la première partie du trajet, la Bernique resta bouche cousue. Hermétique.
Je la regardais parfois à la dérobée. Elle ne s’était pas arrangée avec le temps. Moi non plus, d’ailleurs. Mais, au moins, j’avais visage humain. J’étais présentable.
Des souvenirs d’enfance me revenaient. Je la revoyais à six ans pleurant et reniflant quand elle rentrait de la petite école. Son air buté quand les parents la questionnaient sur la cause de ces gros chagrins. Son mutisme dégénérant en agressivité gratuite sur le chat.
Pourtant, ils devaient bien se rendre compte qu’ils l’avaient loupée quelque part et que la récré ce devait être un calvaire avec ses petites copines. Mais je n’en suis pas sûr.
En tout cas, mes copains à moi, ils s’en apercevaient tout de suite. Elle leur foutait les jetons. Au début, ils croyaient même qu’elle était anormale. J’avais toutes les peines du monde à les convaincre du contraire.
Alors elle s’est réfugiée dans ses devoirs et ses leçons. Elle a bougrement compensé. Toujours agressivement. Les meilleures notes partout. Sauf en gym, ce qui se comprend avec son genre culbuto. Et en dessin. C’était toujours de guingois ou de traviole. Que ce soit un paysage ou une nature morte, et je ne parle pas d’un portrait ou d’une représentation humaine. Même pas du cubisme. Du pur destructuralisme.
Mais, là aussi, elle semblait anormale à mes copains. Elle était trop intelligente.
C’est à peu près à cette époque, vers ses neuf, dix ans, qu’elle a commencé à prendre ses airs hautains et à considérer les autres de haut, enfin de bas en haut.
Les autres étaient des nuls et elle a vite trouvé sa voie. Les faire chier. Par vocation.
Ado, j’ai eu un mal fou à amener des copines à la maison. Surtout à les faire revenir. À elles aussi, elle leur donnait les jetons. Après, je ne pouvais même plus les frôler.
Les filles, c’est vachement sensibles aux caractères héréditaires. C’est comme instinctif, chez elles.
J’en ai pris mon parti et je me suis abstenu de les faire venir. La première copine que j’ai pu sauter, vers mes quinze ans, c’était chez elle et elle n’avait jamais entraperçu ma sœur. Elle n’était pas du quartier.
Mais, moi, comme un con, il a fallu que je lui montre quelques semaines plus tard une photo de ma frangine après qu’elle m’eut confié que son petit frère était dans une institution spécialisée la semaine.
Elle était tellement crispée et tendue pendant cet aveu qui semblait lui coûter, et craignait tant que je ne veuille plus la sauter après, que, quand je l’ai vue au bord des larmes, je lui ai sorti la Bernique pour la consoler.
– T’inquiète, que je lui ai dit en lui mettant la photo sous le nez, moi j’ai la même chose chez moi mais à temps complet.
Elle s’est tout de suite mise à flipper et m’a repoussé aussi sec. Elle a trouvé que ça faisait trop de tares conjuguées.
J’ai essayé de la raisonner parce que j’étais vraiment mordu d’elle et que c’était un super coup. En lui expliquant que ma sœur n’était pas vraiment tarée, juste une disgrâce de la nature, et que, de toute façon, elle ne risquait rien avec mes capotes.
En vain.
Alors j’ai fini par trouver la parade. Avec les autres, pas avec elle parce que c’était définitivement râpé.
– T’as des frères et sœurs ?
– Ouais, une frangine. Mais c’est pas vraiment ma sœur.
– Ah ?
– Oui, ma mère ne pouvait plus avoir de mômes après ma naissance, alors mes vieux ils ont décidé d’adopter une petite fille pour que j’aie une petite sœur. Mais ils n’ont pas eu de pot. Ils se sont fait refiler une incasable qui traînait depuis deux ans à l’Assistance.
J’ai touché le gros lot. Mon histoire, ça les apitoyait vachement. J’avais des parents généreux, et qu’est-ce que j’étais courageux d’accepter avec un tel stoïcisme de partager mon existence avec une erreur de la nature.
Elles se foutaient d’elles-mêmes à poil comme pour m’offrir une sorte de compensation ou de récompense.
J’en ai profité à satiété puis j’ai commencé à faire du tri, car même les boudins se disaient qu’elles allaient tenir la comparaison sans problème.
Mais je ne suis pas si con que ça. Je n’ai rien du Bon Samaritain. D’ailleurs, dans le commerce, ma partie, on ne peut pas se le permettre.
En ce moment, je fais dans la cigarette.
Non, je ne tiens pas de bureau de tabac. Quoique ça serait bien pratique, tout compte fait.
Moi, c’est plutôt le commerce en gros. Pour ceux qui ne veulent pas se faire voler par l’État. Mais tout le monde y gagne au bout du compte si l’on y pense bien.
L’État rend prohibitif le prix du paquet de cigarettes par ses hausses vertigineuses. Ce qui entraîne évidemment le développement de la contrebande de cigarettes à une échelle inconnue jusqu’alors. L’État perd des usagers officiels, ce qui permet de faire baisser les statistiques du nombre de fumeurs, et, dans le même temps, booste l’économie parallèle des cités et quartiers difficiles.
Au final, on peut se demander si tout cela ne résulte pas d’un calcul vachement subtil : l’achat de la paix sociale par le développement du petit commerce de détail.
Mais, moi, avec les cinq camions de ma boîte de transport, je ne fais pas ça à la tonne. Je ne dépasse jamais les cent kilos à la fois. Ça se dissimule plus facilement dans la cargaison.
Malgré tout, ce n’aura qu’un temps.
Moi, si je dure comme ça depuis vingt-cinq ans, c’est que je sais toujours me reconvertir à temps.
J’ai d’abord fait dans l’antiquaille, puis le shit, ensuite les pièces détachées de bagnoles pour les nouveaux Européens de l’Est, maintenant la cigarette.
Mais le corbillard, ça me donnait des idées. C’est même génial comme truc. Bien mieux qu’une ambulance.
Avec une société de pompes funèbres spécialisée dans le transport des corps, ce serait même d’une grande simplicité.
Un corbillard, ça impose le respect. Même aux douanes qui n’en ont pas pour grand-chose.
Tiens, si ma frangine n’avait pas été là, je l’aurais testé, ce mec qui n’avait pas desserré les dents depuis le départ.
Je trouvais la situation cocasse. Mme le commissaire principal, la Bernique, avait toujours tout ignoré de mes activités et ne pouvait percer mes pensées. D’ailleurs, elle en avait toujours été incapable. J’étais un dissimulateur-né.
Je tiens ça de papa. Le trafic d’antiquaille, c’est lui qui en avait eu l’idée quand son entreprise de transport avec ses trois camions avait commencé à battre de l’aile à la fin des années soixante. Déjà la concurrence. Enfin, c’est ce qu’il a prétendu quand j’ai découvert le pot aux roses. Mais il était malin, le paternel. S’il ne m’avait pas confié son camion perso, un petit bijou qu’il ne laissait conduire par personne d’autre, j’aurais encore pu attendre longtemps.
C’était en 75 et il était cloué au lit par un méchant lumbago. Alors il avait pas eu vraiment le choix.
Moi, ça faisait à peine un an que je bossais avec lui. Il ne me laissait que les petites distances.
– Faut que tu te formes, qu’il me disait.
Il revenait de Vintimille où il avait chargé un client régulier. La destination finale était Anvers. Mais il s’est retrouvé bloqué par son lumbago après Dijon et il est remonté en serrant les dents jusqu’à notre dépôt de Montreuil.
C’est là qu’il m’a confié le relais.
J’avais quand même ma petite idée avant et je n’ai pas eu trop de mal à trouver son double fond sous sa banquette de repos à l’arrière de la cabine quand j’ai fait ma pause peu avant Lille.
C’était un rusé. Il ne faisait pas dans le secrétaire ou la commode. Non. Le pur objet d’art, le moins volumineux. Des bijoux et bibelots anciens, surtout, et des petits-maîtres de la Renaissance à l’occasion.
Au retour, il a bien été obligé de m’affranchir. Sous la promesse de ne jamais rien dire à ma mère. « Ça la tuerait ! » qu’il disait. Mais, à mon avis, maman elle devait s’en douter. Elle fermait les yeux. C’était pas le Saint-Esprit qui avait renfloué la boîte in extremis et c’est elle qui tenait la comptabilité à l’époque.
Petit à petit, il m’a passé la main. Ses « clients » s’étaient habitués à moi et me faisaient autant confiance qu’à mon père.
Lui, il s’est consacré à la gestion au siège. À près de cinquante-cinq ans, dont plus d’un quart de siècle au volant, il l’avait bien mérité. Mais, parfois, il m’accompagnait. Pour se rappeler le « bon temps » de sa liberté par monts et par vaux.
C’est vrai qu’il avait à présent maman sur le râble à temps complet et qu’il avait parfois besoin de prendre le large.
Au début des années quatre-vingt, je l’ai convaincu de délaisser l’œuvre d’art. Mais ça n’a pas été facile. Il s’est senti dépossédé, en quelque sorte.
J’ai quand même pu lui faire entendre raison. Le marché devenait de plus en plus étroit et les flics de plus en plus chiants, sans parler des douanes de plus en plus volantes. Il y avait eu également quelques arrestations. Moi je sentais qu’il fallait changer de filière au plus vite. Avoir une longueur d’avance sur les centres d’intérêt des poulets et les émois de l’opinion publique.
Le shit, c’était le créneau parfait. Il y avait une super-demande.
Dans le commerce, savoir se repositionner à temps, c’est l’essentiel. Comme lorsque, après la chute du mur de Berlin et l’ouverture de nouveaux marchés à l’Est, on s’est mis dans les pièces détachées de bagnole.
D’accord, c’était moins rentable que le shit, mais, en même temps, il y avait moins de risque et papa et moi on s’était déjà fait une belle pelote.
À la limite, on aurait pu devenir carrément honnêtes. Mais moi, je suis comme papa, j’aime mettre du piment dans la vie. Et les pièces détachées, elles provenaient quand même pour les deux tiers de bagnoles volées.
On a malgré tout bien fait de placer le fruit de notre business dans trois garages et des casses de voitures, de renouveler nos trois vieux camions qui n’en pouvaient plus et d’investir dans deux semi-remorques, plutôt que de jouer les gogos en Bourse.
Mais papa, il n’a pas eu le plaisir de voir la chute de la Bourse. Il est décédé en 95. À soixante-douze ans tout rond.
Le truc con. Il a voulu montrer à un nouveau chauffeur, un jeune, comment on changeait une roue de son temps.
Le premier écrou, il l’a eu. Au deuxième, ça était la rupture d’anévrisme. Pas le cerveau – tant mieux en un sens car maman elle a jamais supporté la vue d’un handicapé quelconque –, mais l’aorte.
C’est à son enterrement que j’ai quasiment vu pour la dernière fois ma frangine, la Bernique.
Elle s’est mal tenue. Chez le notaire, elle a braillé comme un veau lorsqu’elle a découvert que j’avais racheté deux ans auparavant les parts de mon père dans la société.
Elle n’avait droit à rien.
– Bernique, frangine ! que je n’ai pu m’empêcher de lui lancer vu la gueule qu’elle faisait.
Verte de rage qu’elle en était. Ça la rendait encore plus laide. C’est peu dire.
Les parents lui avaient quand même payé un appartement à Nantes et sa villa de Pornic. Elle n’avait pas à se plaindre pour une fonctionnaire grassement payée sur nos impôts de productifs.
Et puis, papa, il n’a jamais été tellement fier de la réussite de sa fille. Les flics, il n’a jamais pu les blairer.
– Mon fils, qu’il me disait, cette société nous l’avons bâtie transport après transport à la sueur de notre front – c’est une image, car de sueur on n’en avait vraiment qu’à la vue d’un barrage routier – et malgré toute cette flicaille qui est contre le libre commerce. Alors, tu m’entends, hein ! rien pour ta flicarde de sœur !
Normal, non ?
Surtout qu’elle n’avait jamais voulu faire sauter la moindre contravention de ce pauvre vieux quand il faisait un excès avec sa Maserati. Pourtant, ce n’était plus qu’un de ses rares plaisirs que de piquer une petite pointe pour aller déjeuner à Deauville, à Lille ou à Dijon, selon son humeur.
Une chienne, ma sœur. Jamais aucun sentiment. Aucune générosité. Une totale infirme du cœur. Une bernique accrochée à son morceau de rocher, quoi !
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
Le lendemain matin, j’attendais ma sœur vers onze heures. Mais elle se manifesta une heure plus tôt par un coup de téléphone.
Elle était à la morgue de l’hôpital et me sommait de l’y rejoindre le plus rapidement possible.
Elle s’était mise en cheville avec un croque-mort pornicais pour le transport de maman et avait fait le voyage avec lui dans son fourgon mortuaire.
Le temps de remplir un sac de voyage et de mettre mon costume sombre dans une housse, j’appelai un taxi et pris la direction de l’hosto.
Malgré les circonstances, les retrouvailles ne furent pas des plus chaleureuses. Même pas une poignée de main.
– Te voilà enfin ! qu’elle m’a lancé du haut de son mètre cinquante et quelques.
Son croque-mort, dès que je l’ai aperçu, m’a fait une drôle impression.
Un type d’une quarantaine d’années qui venait de s’installer dans son commerce deux mois plus tôt. C’était son premier transport hors département. Mais, de croque-mort, il n’en avait que l’apparence.
Malgré son air louche, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il avait dû se faire rouler dans la farine par ma frangine. Elle avait dû lui imposer son prix.
Durant la première partie du trajet, la Bernique resta bouche cousue. Hermétique.
Je la regardais parfois à la dérobée. Elle ne s’était pas arrangée avec le temps. Moi non plus, d’ailleurs. Mais, au moins, j’avais visage humain. J’étais présentable.
Des souvenirs d’enfance me revenaient. Je la revoyais à six ans pleurant et reniflant quand elle rentrait de la petite école. Son air buté quand les parents la questionnaient sur la cause de ces gros chagrins. Son mutisme dégénérant en agressivité gratuite sur le chat.
Pourtant, ils devaient bien se rendre compte qu’ils l’avaient loupée quelque part et que la récré ce devait être un calvaire avec ses petites copines. Mais je n’en suis pas sûr.
En tout cas, mes copains à moi, ils s’en apercevaient tout de suite. Elle leur foutait les jetons. Au début, ils croyaient même qu’elle était anormale. J’avais toutes les peines du monde à les convaincre du contraire.
Alors elle s’est réfugiée dans ses devoirs et ses leçons. Elle a bougrement compensé. Toujours agressivement. Les meilleures notes partout. Sauf en gym, ce qui se comprend avec son genre culbuto. Et en dessin. C’était toujours de guingois ou de traviole. Que ce soit un paysage ou une nature morte, et je ne parle pas d’un portrait ou d’une représentation humaine. Même pas du cubisme. Du pur destructuralisme.
Mais, là aussi, elle semblait anormale à mes copains. Elle était trop intelligente.
C’est à peu près à cette époque, vers ses neuf, dix ans, qu’elle a commencé à prendre ses airs hautains et à considérer les autres de haut, enfin de bas en haut.
Les autres étaient des nuls et elle a vite trouvé sa voie. Les faire chier. Par vocation.
Ado, j’ai eu un mal fou à amener des copines à la maison. Surtout à les faire revenir. À elles aussi, elle leur donnait les jetons. Après, je ne pouvais même plus les frôler.
Les filles, c’est vachement sensibles aux caractères héréditaires. C’est comme instinctif, chez elles.
J’en ai pris mon parti et je me suis abstenu de les faire venir. La première copine que j’ai pu sauter, vers mes quinze ans, c’était chez elle et elle n’avait jamais entraperçu ma sœur. Elle n’était pas du quartier.
Mais, moi, comme un con, il a fallu que je lui montre quelques semaines plus tard une photo de ma frangine après qu’elle m’eut confié que son petit frère était dans une institution spécialisée la semaine.
Elle était tellement crispée et tendue pendant cet aveu qui semblait lui coûter, et craignait tant que je ne veuille plus la sauter après, que, quand je l’ai vue au bord des larmes, je lui ai sorti la Bernique pour la consoler.
– T’inquiète, que je lui ai dit en lui mettant la photo sous le nez, moi j’ai la même chose chez moi mais à temps complet.
Elle s’est tout de suite mise à flipper et m’a repoussé aussi sec. Elle a trouvé que ça faisait trop de tares conjuguées.
J’ai essayé de la raisonner parce que j’étais vraiment mordu d’elle et que c’était un super coup. En lui expliquant que ma sœur n’était pas vraiment tarée, juste une disgrâce de la nature, et que, de toute façon, elle ne risquait rien avec mes capotes.
En vain.
Alors j’ai fini par trouver la parade. Avec les autres, pas avec elle parce que c’était définitivement râpé.
– T’as des frères et sœurs ?
– Ouais, une frangine. Mais c’est pas vraiment ma sœur.
– Ah ?
– Oui, ma mère ne pouvait plus avoir de mômes après ma naissance, alors mes vieux ils ont décidé d’adopter une petite fille pour que j’aie une petite sœur. Mais ils n’ont pas eu de pot. Ils se sont fait refiler une incasable qui traînait depuis deux ans à l’Assistance.
J’ai touché le gros lot. Mon histoire, ça les apitoyait vachement. J’avais des parents généreux, et qu’est-ce que j’étais courageux d’accepter avec un tel stoïcisme de partager mon existence avec une erreur de la nature.
Elles se foutaient d’elles-mêmes à poil comme pour m’offrir une sorte de compensation ou de récompense.
J’en ai profité à satiété puis j’ai commencé à faire du tri, car même les boudins se disaient qu’elles allaient tenir la comparaison sans problème.
Mais je ne suis pas si con que ça. Je n’ai rien du Bon Samaritain. D’ailleurs, dans le commerce, ma partie, on ne peut pas se le permettre.
En ce moment, je fais dans la cigarette.
Non, je ne tiens pas de bureau de tabac. Quoique ça serait bien pratique, tout compte fait.
Moi, c’est plutôt le commerce en gros. Pour ceux qui ne veulent pas se faire voler par l’État. Mais tout le monde y gagne au bout du compte si l’on y pense bien.
L’État rend prohibitif le prix du paquet de cigarettes par ses hausses vertigineuses. Ce qui entraîne évidemment le développement de la contrebande de cigarettes à une échelle inconnue jusqu’alors. L’État perd des usagers officiels, ce qui permet de faire baisser les statistiques du nombre de fumeurs, et, dans le même temps, booste l’économie parallèle des cités et quartiers difficiles.
Au final, on peut se demander si tout cela ne résulte pas d’un calcul vachement subtil : l’achat de la paix sociale par le développement du petit commerce de détail.
Mais, moi, avec les cinq camions de ma boîte de transport, je ne fais pas ça à la tonne. Je ne dépasse jamais les cent kilos à la fois. Ça se dissimule plus facilement dans la cargaison.
Malgré tout, ce n’aura qu’un temps.
Moi, si je dure comme ça depuis vingt-cinq ans, c’est que je sais toujours me reconvertir à temps.
J’ai d’abord fait dans l’antiquaille, puis le shit, ensuite les pièces détachées de bagnoles pour les nouveaux Européens de l’Est, maintenant la cigarette.
Mais le corbillard, ça me donnait des idées. C’est même génial comme truc. Bien mieux qu’une ambulance.
Avec une société de pompes funèbres spécialisée dans le transport des corps, ce serait même d’une grande simplicité.
Un corbillard, ça impose le respect. Même aux douanes qui n’en ont pas pour grand-chose.
Tiens, si ma frangine n’avait pas été là, je l’aurais testé, ce mec qui n’avait pas desserré les dents depuis le départ.
Je trouvais la situation cocasse. Mme le commissaire principal, la Bernique, avait toujours tout ignoré de mes activités et ne pouvait percer mes pensées. D’ailleurs, elle en avait toujours été incapable. J’étais un dissimulateur-né.
Je tiens ça de papa. Le trafic d’antiquaille, c’est lui qui en avait eu l’idée quand son entreprise de transport avec ses trois camions avait commencé à battre de l’aile à la fin des années soixante. Déjà la concurrence. Enfin, c’est ce qu’il a prétendu quand j’ai découvert le pot aux roses. Mais il était malin, le paternel. S’il ne m’avait pas confié son camion perso, un petit bijou qu’il ne laissait conduire par personne d’autre, j’aurais encore pu attendre longtemps.
C’était en 75 et il était cloué au lit par un méchant lumbago. Alors il avait pas eu vraiment le choix.
Moi, ça faisait à peine un an que je bossais avec lui. Il ne me laissait que les petites distances.
– Faut que tu te formes, qu’il me disait.
Il revenait de Vintimille où il avait chargé un client régulier. La destination finale était Anvers. Mais il s’est retrouvé bloqué par son lumbago après Dijon et il est remonté en serrant les dents jusqu’à notre dépôt de Montreuil.
C’est là qu’il m’a confié le relais.
J’avais quand même ma petite idée avant et je n’ai pas eu trop de mal à trouver son double fond sous sa banquette de repos à l’arrière de la cabine quand j’ai fait ma pause peu avant Lille.
C’était un rusé. Il ne faisait pas dans le secrétaire ou la commode. Non. Le pur objet d’art, le moins volumineux. Des bijoux et bibelots anciens, surtout, et des petits-maîtres de la Renaissance à l’occasion.
Au retour, il a bien été obligé de m’affranchir. Sous la promesse de ne jamais rien dire à ma mère. « Ça la tuerait ! » qu’il disait. Mais, à mon avis, maman elle devait s’en douter. Elle fermait les yeux. C’était pas le Saint-Esprit qui avait renfloué la boîte in extremis et c’est elle qui tenait la comptabilité à l’époque.
Petit à petit, il m’a passé la main. Ses « clients » s’étaient habitués à moi et me faisaient autant confiance qu’à mon père.
Lui, il s’est consacré à la gestion au siège. À près de cinquante-cinq ans, dont plus d’un quart de siècle au volant, il l’avait bien mérité. Mais, parfois, il m’accompagnait. Pour se rappeler le « bon temps » de sa liberté par monts et par vaux.
C’est vrai qu’il avait à présent maman sur le râble à temps complet et qu’il avait parfois besoin de prendre le large.
Au début des années quatre-vingt, je l’ai convaincu de délaisser l’œuvre d’art. Mais ça n’a pas été facile. Il s’est senti dépossédé, en quelque sorte.
J’ai quand même pu lui faire entendre raison. Le marché devenait de plus en plus étroit et les flics de plus en plus chiants, sans parler des douanes de plus en plus volantes. Il y avait eu également quelques arrestations. Moi je sentais qu’il fallait changer de filière au plus vite. Avoir une longueur d’avance sur les centres d’intérêt des poulets et les émois de l’opinion publique.
Le shit, c’était le créneau parfait. Il y avait une super-demande.
Dans le commerce, savoir se repositionner à temps, c’est l’essentiel. Comme lorsque, après la chute du mur de Berlin et l’ouverture de nouveaux marchés à l’Est, on s’est mis dans les pièces détachées de bagnole.
D’accord, c’était moins rentable que le shit, mais, en même temps, il y avait moins de risque et papa et moi on s’était déjà fait une belle pelote.
À la limite, on aurait pu devenir carrément honnêtes. Mais moi, je suis comme papa, j’aime mettre du piment dans la vie. Et les pièces détachées, elles provenaient quand même pour les deux tiers de bagnoles volées.
On a malgré tout bien fait de placer le fruit de notre business dans trois garages et des casses de voitures, de renouveler nos trois vieux camions qui n’en pouvaient plus et d’investir dans deux semi-remorques, plutôt que de jouer les gogos en Bourse.
Mais papa, il n’a pas eu le plaisir de voir la chute de la Bourse. Il est décédé en 95. À soixante-douze ans tout rond.
Le truc con. Il a voulu montrer à un nouveau chauffeur, un jeune, comment on changeait une roue de son temps.
Le premier écrou, il l’a eu. Au deuxième, ça était la rupture d’anévrisme. Pas le cerveau – tant mieux en un sens car maman elle a jamais supporté la vue d’un handicapé quelconque –, mais l’aorte.
C’est à son enterrement que j’ai quasiment vu pour la dernière fois ma frangine, la Bernique.
Elle s’est mal tenue. Chez le notaire, elle a braillé comme un veau lorsqu’elle a découvert que j’avais racheté deux ans auparavant les parts de mon père dans la société.
Elle n’avait droit à rien.
– Bernique, frangine ! que je n’ai pu m’empêcher de lui lancer vu la gueule qu’elle faisait.
Verte de rage qu’elle en était. Ça la rendait encore plus laide. C’est peu dire.
Les parents lui avaient quand même payé un appartement à Nantes et sa villa de Pornic. Elle n’avait pas à se plaindre pour une fonctionnaire grassement payée sur nos impôts de productifs.
Et puis, papa, il n’a jamais été tellement fier de la réussite de sa fille. Les flics, il n’a jamais pu les blairer.
– Mon fils, qu’il me disait, cette société nous l’avons bâtie transport après transport à la sueur de notre front – c’est une image, car de sueur on n’en avait vraiment qu’à la vue d’un barrage routier – et malgré toute cette flicaille qui est contre le libre commerce. Alors, tu m’entends, hein ! rien pour ta flicarde de sœur !
Normal, non ?
Surtout qu’elle n’avait jamais voulu faire sauter la moindre contravention de ce pauvre vieux quand il faisait un excès avec sa Maserati. Pourtant, ce n’était plus qu’un de ses rares plaisirs que de piquer une petite pointe pour aller déjeuner à Deauville, à Lille ou à Dijon, selon son humeur.
Une chienne, ma sœur. Jamais aucun sentiment. Aucune générosité. Une totale infirme du cœur. Une bernique accrochée à son morceau de rocher, quoi !
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.