Chapitre 20
Le permis d’inhumer avait été délivré la veille et les deux petites victimes devaient être mises en terre ce mercredi après-midi après une cérémonie commune en l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.
Le genre de cérémonie dont aucun détail n’échapperait aux divers enquêteurs.
Ça peut même être parfois très instructif, comme on disait à l’école de police.
Mais, Isabelle savait que ce serait pour elle une épreuve supplémentaire. Elle détestait les enterrements, et ceux de mômes encore plus.
Pour l’instant, elle s’apprêtait à interroger Sabrina Claron.
Comme elle avait dix-huit ans, elle avait pu la convoquer comme témoin. Pour dix heures. Mais ce n’est pas elle qu’elle aurait préféré interroger. Plutôt la petite Corinne Cangros.
Quand le standard l’appela, elle crut que c’était pour lui annoncer l’arrivée de Sabrina.
En fait, Mme de Saint-Fort souhaitait lui parler de toute urgence.
Aussi sa surprise fut-elle grande quand Christelle de Saint-Fort, l’aînée, fut introduite dans son bureau.
Elle était telle qu’Isabelle ne put la dissimuler. Ce qui eut pour heureux effet de mettre en confiance sa visiteuse.
– Vous m’avez prise pour une salope ou une garce, hein ? lui jeta-t-elle tout de go.
Le hochement de tête d’Isabelle Cavalier hésitait entre le oui et le non.
– De toute façon, je suis heureuse de vous voir.
– Moi aussi, dit la jeune attachée parlementaire. Ça me soulagera et je le dois aussi pour ma sœur.
– Vous êtes venue à Paris pour l’enterrement cet après-midi ?
– Oui. Mais surtout pour avoir un prétexte de vous rencontrer car je n’ai guère envie de voir ma famille…
– Vos parents ? la coupa Isabelle.
– Mes parents et les autres…
Isabelle Cavalier sentit que ce devait être très complexe, comme toute histoire de famille.
– Ce que j’ai à vous dire n’est pas facile, poursuivit la jeune femme. D’ailleurs, ça ne concerne pas directement les meurtres… du moins, je ne pense pas. Vous savez, depuis ma majorité je ne voyais quasiment plus ma famille et je connaissais à peine ma petite sœur. Je ne sais rien de ses aspirations ou de ses relations…
Le capitaine Cavalier l’encouragea du regard.
– En fait, ce que j’ai à vous dire ne vous aidera pas à résoudre ces meurtres, mais cela peut vous éclairer d’un jour particulier notre milieu, à mieux saisir certaines choses.
Christelle de Saint-Fort semblait se confronter à de douloureux souvenirs.
– J’espère que ma sœur n’aura pas subi dans sa courte existence ce que j’ai eu à subir… mais je n’en suis pas certaine, voyez-vous, poursuivit la jeune femme la voix étranglée d’émotion. Moi, j’ai pensé à me sauver, mais je n’ai pas songé un seul instant à sauver les autres… C’est pour ça que je suis là.
Isabelle crut bon d’intervenir pour vider l’abcès de la douleur.
– Un certain Bernard Bonnot, préfet de son état, ça vous dit quelque chose ?
La jeune femme sursauta de surprise.
– Comment le savez-vous ? Je veux dire, pourquoi me citez-vous ce nom ? Bien sûr que je connais. Trop, hélas !
Le capitaine Cavalier préféra jouer franc-jeu. Ce pouvait faire gagner du temps à tout le monde.
– Il a à faire quelque chose dans cette histoire, mais nous ne savons pas encore quoi précisément. Alors, vous voyez, vous pouvez nous aider plus que vous ne le pensiez…
– Merde alors ! dit la jeune femme. C’est pire que ce que je croyais…
C’était effectivement complexe et Isabelle Cavalier eut parfois du mal à suivre le récit de Christelle de Saint-Fort et à en croire ses oreilles.
Les histoires de cul sous toutes ses formes et en famille, elle connaissait, et même dans sa propre chair, mais, là, c’était du grandiose dans l’infamie et la veulerie.
Bernard Bonnot habitait alors un duplex quai Voltaire. Confortable. Cent cinquante mètres carrés.
Les deux cousines, Mme de Saint-Fort née Louise-Marie de Pouldieu du Fouët et Mme Cangros née Éloïse de Pouldieu du Guen, étaient de longue date les maîtresses attitrées de Bernard Bonnot. Conjointement en général. Mais Louise-Marie, Mme de Saint-Fort, n’exerçant pas d’activité professionnelle, se rendait parfois seule quai Voltaire.
C’est d’ailleurs un jour qu’elle s’y rendait sans sa cousine Éloïse, un après-midi, qu’elle y emmena sa fille Christelle pour l’initier aux jeux amoureux avec son amant.
Elle venait de fêter ses treize ans.
Par ailleurs, Bernard Bonnot, invitait les couples Saint-Fort, Claron, Cangros et Bernard à des parties fines qui se terminaient en mêlées générales ou singulières.
Mais, dans ces cas-là, Bonnot se complaisait en général dans la situation de voyeur et enregistrait les fins de soirée au caméscope. Son petit péché mignon, entre autres.
– Si votre mère vous a livrée à cet infâme individu, ne pensez-vous pas que sa cousine ait pu faire de même avec sa propre fille Corinne ?
– Tout est possible. Mais je n’ai plus de relation avec ma famille et tous ces gens-là depuis cinq ans. Leur fille était trop jeune à l’époque.
– Et Sabrina Claron ?
– Je ne peux rien vous affirmer pour elle non plus. Mais je ne pense pas que sa mère l’ait « livrée » à Bonnot et aux autres…
– Que voulez-vous dire par là ? demanda Cavalier intriguée.
– Mme Claron était réticente à ses soirées. Elle n’y accompagnait pas souvent son mari…
– Non, je voulais dire par « aux autres »…
– Ah oui ! les autres…
Christelle de Saint-Fort se recroquevilla un instant sur sa douleur. Isabelle respecta son silence et lui proposa un verre d’eau.
– Oui, reprit la jeune femme, en plus des après-midi où ma mère m’emmenait chez Bonnot, j’accompagnais mes parents à ces soirées particulières. Alors vous imaginez, j’étais de la chair fraîche pour tous ces salauds et même la mère Cangros, la salope !
– Vous ne vous êtes pas rebellée ?
– Non, au début non. Je croyais que c’était comme ça les relations sexuelles. Que c’était normal. Vous savez, j’ai même été flattée au début…
– Et un jour…
– Oui, un jour, j’ai compris que ce n’était pas normal, ou que ça pouvait être autrement. Alors, j’ai eu honte, puis j’ai renâclé… je ne me suis pas tout de suite rebellée. Ma mère me disait que j’étais anormale de réagir comme ça. Qu’il fallait au contraire que j’en profite. Que j’avais de la chance. Et puis, quand j’ai vraiment voulu me rebeller, ce salaud de Bonnot m’a sorti les photos qu’il avait de nous et de moi. « Tu veux voir aussi mes cassettes ? » a-t-il dit. Alors j’ai subi jusqu’à l’année de mes dix-huit ans et je me suis barrée loin de tout ça…
Isabelle Cavalier avait une boule en travers de la gorge. Elle comprenait mieux pourquoi les mœurs étaient sur Bonnot et sa « bande ».
– Vous croyez que votre mère a pu entraîner votre sœur chez Bonnot ?
– Oh ! pour du cul ma mère est capable de tout, dit Christelle de Saint-Fort d’un ton désabusé.
Isabelle ne se sentait plus le courage de poser de question. Le visage de la jeune femme était contracté de douleurs anciennes.
Cela dépassait l’imagination du capitaine. Que des gens de la haute pratiquent l’échangisme, cela ne la surprenait pas. Ce n’était d’ailleurs pas nouveau. Mais ce qui l’atterrait, c’était ce qu’elle avait entrevu au cours du récit de la jeune femme.
Ils pratiquaient l’échangisme avec leurs propres filles.
Christelle de Saint-Fort soupira.
– Il faut que je vous dise encore une chose.
– Oui ?
– Je crois qu’Angeline est ma demi-sœur.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que Bernard Bonnot est son père.
Un long silence s’instaura.
Isabelle Cavalier en avait oublié qu’elle avait convoqué Sabrina Claron.
– Excusez-moi, mais je vais devoir recevoir Sabrina Claron.
La jeune femme frissonna et lança à Isabelle un regard craintif.
– N’ayez crainte. Personne ne saura jamais ce que vous m’avez révélé. Je n’ai d’ailleurs pas pris de notes, comme vous avez pu le constater. Mlle Claron attend dans le couloir, vous allez donc vous croiser. Je lui dirai simplement que je convoque tout le monde un à un.
La jeune femme sourit et Isabelle la raccompagna jusqu’au bout du couloir.
Quand elles passèrent à la hauteur de Sabrina Claron, Isabelle nota à la dérobée le regard haineux que celle-ci jeta à Christelle de Saint-Fort.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
Le permis d’inhumer avait été délivré la veille et les deux petites victimes devaient être mises en terre ce mercredi après-midi après une cérémonie commune en l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.
Le genre de cérémonie dont aucun détail n’échapperait aux divers enquêteurs.
Ça peut même être parfois très instructif, comme on disait à l’école de police.
Mais, Isabelle savait que ce serait pour elle une épreuve supplémentaire. Elle détestait les enterrements, et ceux de mômes encore plus.
Pour l’instant, elle s’apprêtait à interroger Sabrina Claron.
Comme elle avait dix-huit ans, elle avait pu la convoquer comme témoin. Pour dix heures. Mais ce n’est pas elle qu’elle aurait préféré interroger. Plutôt la petite Corinne Cangros.
Quand le standard l’appela, elle crut que c’était pour lui annoncer l’arrivée de Sabrina.
En fait, Mme de Saint-Fort souhaitait lui parler de toute urgence.
Aussi sa surprise fut-elle grande quand Christelle de Saint-Fort, l’aînée, fut introduite dans son bureau.
Elle était telle qu’Isabelle ne put la dissimuler. Ce qui eut pour heureux effet de mettre en confiance sa visiteuse.
– Vous m’avez prise pour une salope ou une garce, hein ? lui jeta-t-elle tout de go.
Le hochement de tête d’Isabelle Cavalier hésitait entre le oui et le non.
– De toute façon, je suis heureuse de vous voir.
– Moi aussi, dit la jeune attachée parlementaire. Ça me soulagera et je le dois aussi pour ma sœur.
– Vous êtes venue à Paris pour l’enterrement cet après-midi ?
– Oui. Mais surtout pour avoir un prétexte de vous rencontrer car je n’ai guère envie de voir ma famille…
– Vos parents ? la coupa Isabelle.
– Mes parents et les autres…
Isabelle Cavalier sentit que ce devait être très complexe, comme toute histoire de famille.
– Ce que j’ai à vous dire n’est pas facile, poursuivit la jeune femme. D’ailleurs, ça ne concerne pas directement les meurtres… du moins, je ne pense pas. Vous savez, depuis ma majorité je ne voyais quasiment plus ma famille et je connaissais à peine ma petite sœur. Je ne sais rien de ses aspirations ou de ses relations…
Le capitaine Cavalier l’encouragea du regard.
– En fait, ce que j’ai à vous dire ne vous aidera pas à résoudre ces meurtres, mais cela peut vous éclairer d’un jour particulier notre milieu, à mieux saisir certaines choses.
Christelle de Saint-Fort semblait se confronter à de douloureux souvenirs.
– J’espère que ma sœur n’aura pas subi dans sa courte existence ce que j’ai eu à subir… mais je n’en suis pas certaine, voyez-vous, poursuivit la jeune femme la voix étranglée d’émotion. Moi, j’ai pensé à me sauver, mais je n’ai pas songé un seul instant à sauver les autres… C’est pour ça que je suis là.
Isabelle crut bon d’intervenir pour vider l’abcès de la douleur.
– Un certain Bernard Bonnot, préfet de son état, ça vous dit quelque chose ?
La jeune femme sursauta de surprise.
– Comment le savez-vous ? Je veux dire, pourquoi me citez-vous ce nom ? Bien sûr que je connais. Trop, hélas !
Le capitaine Cavalier préféra jouer franc-jeu. Ce pouvait faire gagner du temps à tout le monde.
– Il a à faire quelque chose dans cette histoire, mais nous ne savons pas encore quoi précisément. Alors, vous voyez, vous pouvez nous aider plus que vous ne le pensiez…
– Merde alors ! dit la jeune femme. C’est pire que ce que je croyais…
C’était effectivement complexe et Isabelle Cavalier eut parfois du mal à suivre le récit de Christelle de Saint-Fort et à en croire ses oreilles.
Les histoires de cul sous toutes ses formes et en famille, elle connaissait, et même dans sa propre chair, mais, là, c’était du grandiose dans l’infamie et la veulerie.
Bernard Bonnot habitait alors un duplex quai Voltaire. Confortable. Cent cinquante mètres carrés.
Les deux cousines, Mme de Saint-Fort née Louise-Marie de Pouldieu du Fouët et Mme Cangros née Éloïse de Pouldieu du Guen, étaient de longue date les maîtresses attitrées de Bernard Bonnot. Conjointement en général. Mais Louise-Marie, Mme de Saint-Fort, n’exerçant pas d’activité professionnelle, se rendait parfois seule quai Voltaire.
C’est d’ailleurs un jour qu’elle s’y rendait sans sa cousine Éloïse, un après-midi, qu’elle y emmena sa fille Christelle pour l’initier aux jeux amoureux avec son amant.
Elle venait de fêter ses treize ans.
Par ailleurs, Bernard Bonnot, invitait les couples Saint-Fort, Claron, Cangros et Bernard à des parties fines qui se terminaient en mêlées générales ou singulières.
Mais, dans ces cas-là, Bonnot se complaisait en général dans la situation de voyeur et enregistrait les fins de soirée au caméscope. Son petit péché mignon, entre autres.
– Si votre mère vous a livrée à cet infâme individu, ne pensez-vous pas que sa cousine ait pu faire de même avec sa propre fille Corinne ?
– Tout est possible. Mais je n’ai plus de relation avec ma famille et tous ces gens-là depuis cinq ans. Leur fille était trop jeune à l’époque.
– Et Sabrina Claron ?
– Je ne peux rien vous affirmer pour elle non plus. Mais je ne pense pas que sa mère l’ait « livrée » à Bonnot et aux autres…
– Que voulez-vous dire par là ? demanda Cavalier intriguée.
– Mme Claron était réticente à ses soirées. Elle n’y accompagnait pas souvent son mari…
– Non, je voulais dire par « aux autres »…
– Ah oui ! les autres…
Christelle de Saint-Fort se recroquevilla un instant sur sa douleur. Isabelle respecta son silence et lui proposa un verre d’eau.
– Oui, reprit la jeune femme, en plus des après-midi où ma mère m’emmenait chez Bonnot, j’accompagnais mes parents à ces soirées particulières. Alors vous imaginez, j’étais de la chair fraîche pour tous ces salauds et même la mère Cangros, la salope !
– Vous ne vous êtes pas rebellée ?
– Non, au début non. Je croyais que c’était comme ça les relations sexuelles. Que c’était normal. Vous savez, j’ai même été flattée au début…
– Et un jour…
– Oui, un jour, j’ai compris que ce n’était pas normal, ou que ça pouvait être autrement. Alors, j’ai eu honte, puis j’ai renâclé… je ne me suis pas tout de suite rebellée. Ma mère me disait que j’étais anormale de réagir comme ça. Qu’il fallait au contraire que j’en profite. Que j’avais de la chance. Et puis, quand j’ai vraiment voulu me rebeller, ce salaud de Bonnot m’a sorti les photos qu’il avait de nous et de moi. « Tu veux voir aussi mes cassettes ? » a-t-il dit. Alors j’ai subi jusqu’à l’année de mes dix-huit ans et je me suis barrée loin de tout ça…
Isabelle Cavalier avait une boule en travers de la gorge. Elle comprenait mieux pourquoi les mœurs étaient sur Bonnot et sa « bande ».
– Vous croyez que votre mère a pu entraîner votre sœur chez Bonnot ?
– Oh ! pour du cul ma mère est capable de tout, dit Christelle de Saint-Fort d’un ton désabusé.
Isabelle ne se sentait plus le courage de poser de question. Le visage de la jeune femme était contracté de douleurs anciennes.
Cela dépassait l’imagination du capitaine. Que des gens de la haute pratiquent l’échangisme, cela ne la surprenait pas. Ce n’était d’ailleurs pas nouveau. Mais ce qui l’atterrait, c’était ce qu’elle avait entrevu au cours du récit de la jeune femme.
Ils pratiquaient l’échangisme avec leurs propres filles.
Christelle de Saint-Fort soupira.
– Il faut que je vous dise encore une chose.
– Oui ?
– Je crois qu’Angeline est ma demi-sœur.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que Bernard Bonnot est son père.
Un long silence s’instaura.
Isabelle Cavalier en avait oublié qu’elle avait convoqué Sabrina Claron.
– Excusez-moi, mais je vais devoir recevoir Sabrina Claron.
La jeune femme frissonna et lança à Isabelle un regard craintif.
– N’ayez crainte. Personne ne saura jamais ce que vous m’avez révélé. Je n’ai d’ailleurs pas pris de notes, comme vous avez pu le constater. Mlle Claron attend dans le couloir, vous allez donc vous croiser. Je lui dirai simplement que je convoque tout le monde un à un.
La jeune femme sourit et Isabelle la raccompagna jusqu’au bout du couloir.
Quand elles passèrent à la hauteur de Sabrina Claron, Isabelle nota à la dérobée le regard haineux que celle-ci jeta à Christelle de Saint-Fort.
© Alain Pecunia, 2009.
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