Chapitre 15
Le lendemain, je suis allé déjeuner au Relais angevin.
Jean m’a tout de suite interpellé de sa voix de fausset.
– Vous avez vu, monsieur Dumontar ? Vachement gonflé, l’assassin !
– De la chance, mon cher Jean, de la chance tout simplement, ai-je répondu en haussant les épaules.
– Ah ! ça non, monsieur Dumontar ! Je ne suis pas d’accord avec vous. Pour trucider un flic, un commissaire qui plus est, même femme, il faut en avoir et être supérieurement intelligent. C’est simple, à lui tout seul, ce mec il en fait plus que toute la bande à Bonnot !
Comme toujours, Jean me soufflait le chaud et le froid.
Flatterie pour l’intelligence puis comparaison absurde avec le bandit anarchiste.
Me comparer à ces analphabètes du crime ! Qui plus est des anarchistes ! Moi qui ai toujours défendu une société d’ordre.
Je bouillais intérieurement.
Heureusement que le patron intervint.
– Allez, n’ennuie pas M. Dumontar avec toutes ces histoires. M. Dumontar a des préoccupations bien plus nobles que ces sordides faits divers. N’est-ce pas, monsieur Dumontar ?
Je l’approuvai d’un discret hochement de tête. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir me gâcher mes petits plaisirs existentiels ! Je n’étais pas un assassin « sordide ». Huit crimes parfaits, ça relevait de l’art. Du grand art même.
Je mangeai ma salade composée sans grand appétit.
Les habitués du bar commentaient bruyamment les actualités télévisées. Sous le regard impassible de Momo, le second serveur.
– Le mec, je lui donne pas trois jours de survie. Il va pas échapper à la chasse à l’homme, vous pouvez me croire, parole d’ancien gendarme ! Vont le buter !
– Faudrait d’abord qu’ils l’attrapent ! ricana un ouvrier serrurier.
– Il est quand même gonflé, le mec, répéta Jean.
– Les sadiques et les dingues, on finit toujours par les avoir ! reprit l’ancien gendarme en haussant le ton.
– Vous me faites marrer, cria l’ouvrier serrurier, Jack l’Éventreur, on ne sait toujours pas qui c’est !
C’est vrai, la presse m’avait surnommé « Jack l’Étrangleur ». Ça me flattait même si ce prénom anglais était d’une vulgarité incroyable. J’espère que maman ignorait que l’on surnommait ainsi son « Philippe-Henri ». Elle ne pourrait en éprouver que du chagrin. Elle qui détestait tout ce qui était anglo-saxon.
Tout à coup, un grand silence se fit au bar.
Le présentateur donnait la parole en direct au directeur de la PJ qui tenait à annoncer personnellement une grande nouvelle.
– Nous avons fait un grand pas dans l’enquête. Nous avons identifié avec certitude l’arme de ces huit crimes abominables. Nos experts sont formels. Il s’agit d’un collier de perles en bois. Voilà.
Air dubitatif du présentateur de la Une.
– Euh… excusez-moi, monsieur le directeur… mais quelle différence entre un collier de perles normal et un collier de perles en bois ? Nous ne voyons pas bien…
– Mais voyons, c’est simple. Il y a différentes sortes de perles.
– Oui, bien sûr, mais…
– J’y viens, justement. Mais laissez-moi le temps de vous expliquer, car c’est très technique et je souhaiterais que tous vos téléspectateurs puissent bien comprendre l’avancée que cela représente pour l’enquête…
– Je vous en prie, monsieur le directeur.
– Eh bien, il existe des perles en verre, des perles de terre, des perles de plastique, des perles de perles – vraies ou fausses –, etc. Et des perles de bois, en buis très souvent.
– Mais alors ?
– J’y viens, j’y viens, si vous m’en laissez le temps !
– Je vous en prie, monsieur le directeur.
Éclaircissement de la voix.
– Eh bien, cela va simplifier l’enquête, c’est évident !
– Ah !
– Mais oui, car, depuis le troisième crime attribué à notre assassin « au collier de perles », le 15 août 1994, c’est-à-dire depuis deux années, une cellule spéciale composée de vingt inspecteurs enquête en permanence à travers toute la France et les pays limitrophes pour interroger tous les fabricants et revendeurs de perles en tous genres. Mais, maintenant, grâce à cette donnée précise acquise par nos experts scientifiques, ces vingt inspecteurs vont pouvoir se consacrer uniquement aux fabricants et revendeurs de perles en bois. Voilà !
Sourire de satisfaction du directeur.
Regard consterné du présentateur.
Silence abyssal autour du bar.
– Vous venez d’entendre, comme moi, M. le directeur de la Police judiciaire, reprit le présentateur après avoir retrouvé son aplomb habituel. Donc, un grand pas vient d’être franchi dans l’enquête. Souhaitons que ce pas mène la police le plus rapidement possible à l’arrestation de celui que toute la France appelle « Jack l’Étrangleur ». À ce propos, signalons également que l’association « pour la défense de la mémoire de Jack l’Éventreur », créée récemment à Londres, appelle, dans un communiqué, la population londonienne à venir manifester sa désapprobation devant l’ambassade de France. En effet, nos amis anglais trouvent déplorable cette « manie séculaire », je cite, « qu’ont ces foutus mangeurs de grenouilles de nous copier en tout ». Fin de citation. Bien évidemment, nous ne manquerons pas de vous tenir informés des suites diplomatiques éventuelles…
La prise de position du comité londonien eut pour effet immédiat de ressouder les consommateurs du bar. Contre l’Angleterre et son criminel sanguinaire et dépravé, en fait très british. Tandis que « le nôtre » agissait avec une élégance toute française et une méthode – l’étranglement – non sanguinolente.
– Il les fait pas souffrir, lui, au moins ! conclut l’ouvrier serrurier.
Ça, c’est vrai. Je n’ai jamais fait souffrir mes victimes. J’ai toujours essayé de les faire passer le plus rapidement possible.
Je me suis levé de table pour sortir.
– Messieurs, je ne puis que vous approuver ! leur ai-je fièrement lancé en passant près du bar.
J’ai entendu Jean leur déclarer avant que je ne franchisse la porte :
– On a beau dire, mais ça, c’est un monsieur !
© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.
Le lendemain, je suis allé déjeuner au Relais angevin.
Jean m’a tout de suite interpellé de sa voix de fausset.
– Vous avez vu, monsieur Dumontar ? Vachement gonflé, l’assassin !
– De la chance, mon cher Jean, de la chance tout simplement, ai-je répondu en haussant les épaules.
– Ah ! ça non, monsieur Dumontar ! Je ne suis pas d’accord avec vous. Pour trucider un flic, un commissaire qui plus est, même femme, il faut en avoir et être supérieurement intelligent. C’est simple, à lui tout seul, ce mec il en fait plus que toute la bande à Bonnot !
Comme toujours, Jean me soufflait le chaud et le froid.
Flatterie pour l’intelligence puis comparaison absurde avec le bandit anarchiste.
Me comparer à ces analphabètes du crime ! Qui plus est des anarchistes ! Moi qui ai toujours défendu une société d’ordre.
Je bouillais intérieurement.
Heureusement que le patron intervint.
– Allez, n’ennuie pas M. Dumontar avec toutes ces histoires. M. Dumontar a des préoccupations bien plus nobles que ces sordides faits divers. N’est-ce pas, monsieur Dumontar ?
Je l’approuvai d’un discret hochement de tête. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir me gâcher mes petits plaisirs existentiels ! Je n’étais pas un assassin « sordide ». Huit crimes parfaits, ça relevait de l’art. Du grand art même.
Je mangeai ma salade composée sans grand appétit.
Les habitués du bar commentaient bruyamment les actualités télévisées. Sous le regard impassible de Momo, le second serveur.
– Le mec, je lui donne pas trois jours de survie. Il va pas échapper à la chasse à l’homme, vous pouvez me croire, parole d’ancien gendarme ! Vont le buter !
– Faudrait d’abord qu’ils l’attrapent ! ricana un ouvrier serrurier.
– Il est quand même gonflé, le mec, répéta Jean.
– Les sadiques et les dingues, on finit toujours par les avoir ! reprit l’ancien gendarme en haussant le ton.
– Vous me faites marrer, cria l’ouvrier serrurier, Jack l’Éventreur, on ne sait toujours pas qui c’est !
C’est vrai, la presse m’avait surnommé « Jack l’Étrangleur ». Ça me flattait même si ce prénom anglais était d’une vulgarité incroyable. J’espère que maman ignorait que l’on surnommait ainsi son « Philippe-Henri ». Elle ne pourrait en éprouver que du chagrin. Elle qui détestait tout ce qui était anglo-saxon.
Tout à coup, un grand silence se fit au bar.
Le présentateur donnait la parole en direct au directeur de la PJ qui tenait à annoncer personnellement une grande nouvelle.
– Nous avons fait un grand pas dans l’enquête. Nous avons identifié avec certitude l’arme de ces huit crimes abominables. Nos experts sont formels. Il s’agit d’un collier de perles en bois. Voilà.
Air dubitatif du présentateur de la Une.
– Euh… excusez-moi, monsieur le directeur… mais quelle différence entre un collier de perles normal et un collier de perles en bois ? Nous ne voyons pas bien…
– Mais voyons, c’est simple. Il y a différentes sortes de perles.
– Oui, bien sûr, mais…
– J’y viens, justement. Mais laissez-moi le temps de vous expliquer, car c’est très technique et je souhaiterais que tous vos téléspectateurs puissent bien comprendre l’avancée que cela représente pour l’enquête…
– Je vous en prie, monsieur le directeur.
– Eh bien, il existe des perles en verre, des perles de terre, des perles de plastique, des perles de perles – vraies ou fausses –, etc. Et des perles de bois, en buis très souvent.
– Mais alors ?
– J’y viens, j’y viens, si vous m’en laissez le temps !
– Je vous en prie, monsieur le directeur.
Éclaircissement de la voix.
– Eh bien, cela va simplifier l’enquête, c’est évident !
– Ah !
– Mais oui, car, depuis le troisième crime attribué à notre assassin « au collier de perles », le 15 août 1994, c’est-à-dire depuis deux années, une cellule spéciale composée de vingt inspecteurs enquête en permanence à travers toute la France et les pays limitrophes pour interroger tous les fabricants et revendeurs de perles en tous genres. Mais, maintenant, grâce à cette donnée précise acquise par nos experts scientifiques, ces vingt inspecteurs vont pouvoir se consacrer uniquement aux fabricants et revendeurs de perles en bois. Voilà !
Sourire de satisfaction du directeur.
Regard consterné du présentateur.
Silence abyssal autour du bar.
– Vous venez d’entendre, comme moi, M. le directeur de la Police judiciaire, reprit le présentateur après avoir retrouvé son aplomb habituel. Donc, un grand pas vient d’être franchi dans l’enquête. Souhaitons que ce pas mène la police le plus rapidement possible à l’arrestation de celui que toute la France appelle « Jack l’Étrangleur ». À ce propos, signalons également que l’association « pour la défense de la mémoire de Jack l’Éventreur », créée récemment à Londres, appelle, dans un communiqué, la population londonienne à venir manifester sa désapprobation devant l’ambassade de France. En effet, nos amis anglais trouvent déplorable cette « manie séculaire », je cite, « qu’ont ces foutus mangeurs de grenouilles de nous copier en tout ». Fin de citation. Bien évidemment, nous ne manquerons pas de vous tenir informés des suites diplomatiques éventuelles…
La prise de position du comité londonien eut pour effet immédiat de ressouder les consommateurs du bar. Contre l’Angleterre et son criminel sanguinaire et dépravé, en fait très british. Tandis que « le nôtre » agissait avec une élégance toute française et une méthode – l’étranglement – non sanguinolente.
– Il les fait pas souffrir, lui, au moins ! conclut l’ouvrier serrurier.
Ça, c’est vrai. Je n’ai jamais fait souffrir mes victimes. J’ai toujours essayé de les faire passer le plus rapidement possible.
Je me suis levé de table pour sortir.
– Messieurs, je ne puis que vous approuver ! leur ai-je fièrement lancé en passant près du bar.
J’ai entendu Jean leur déclarer avant que je ne franchisse la porte :
– On a beau dire, mais ça, c’est un monsieur !
© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.
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