mardi 16 septembre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 2





Maintenant, ça revient. Je sais à nouveau qui je suis.
Philippe-Henri Dumontar. Agrégé de lettres modernes. Professeur de terminale dans une institution privée prestigieuse à Paris.
J’ai d’abord enseigné dans le public, mais c’était trop laxiste pour moi. Pas de réelle autorité, une hiérarchie à la merci du syndicat, des élèves irrespectueux de la langue de Vaugelas, confondant Molière avec une émission télévisuelle et ignorant les bases élémentaires de l’orthographe – alors celles de la grammaire, passons ! J’y suis quand même resté treize ans. J’avais peur de franchir le pas et il a fallu toute l’insistance de maman, qui ne supportait plus de me voir si malheureux et abattu quand je rentrais à la maison, pour que j’y parvienne.
Comme toujours, j’ai bien fait d’écouter maman.
Dans le privé, je me suis épanoui. Je me suis enfin senti reconnu à ma juste valeur. Aucun élève de cette institution n’aurait jamais osé se moquer de mes nœuds papillons qui me siéent si bien d’après maman.
Ce ne furent que des jours heureux jusqu’à sa mort.
Depuis, en dehors de mes cours, le néant.
Je ne suis même jamais retourné au Louvre, comme nous avions l’habitude, maman et moi, tous les dimanches matin. Ni à La Baule, lors des vacances d’été, dans ce studio de bord de mer qu’elle aimait tant.
Je ne quitte plus notre trois-pièces de la rue Saint-Dominique dont maman avait hérité de mes grands-parents que je n’ai jamais connus.
Sauf certains soirs. Mais je sais que c’est mal, que ça ne plairait pas à maman. Que je ne devrais pas le faire.
Mais, parfois, c’est si fort que je ne peux pas m’en empêcher. Il paraît que ça s’appelle une « pulsion ».
La première fois, un an jour pour jour après la mort de maman, un 15 novembre, j’ai eu très peur. Je n’aurais jamais dû m’attaquer à cette voisine de l’immeuble d’à côté du mien qui sortait toujours son vieux chiwawa à minuit et demi, quel que soit le temps, et en suivant le même trajet.
Elle était un peu plus jeune que maman. Soixante-quinze ans d’après les journaux du lendemain.
Elle ne s’est pas inquiétée quand elle a tourné la tête car elle me connaissait bien. Elle a même souri. Un instant.
Elle n’a pas eu le temps de se rendre compte quand j’ai enserré son cou par-derrière avec le rosaire de maman. Que j’avais renfilé sur un gros fil Nylon de pêche.
Il pleuvait. Il n’y avait personne dans la rue de la Comète.
Le chiwawa, il a même pas réagi ce clébard.
Elle n’avait pas de famille, alors l’enquête ne s’est pas éternisée. Mais j’ai quand même eu peur. C’était trop près de chez moi. Les flics, ils ont interrogé tous les voisins.
Heureusement que j’étais insoupçonnable. Un monsieur si bien et si dévoué à sa pauvre maman de son vivant.
J’ai retenu la leçon.
Pendant trois mois, je ne suis pas ressorti le soir.
Puis ça était de nouveau plus fort que moi.
En général, le dimanche soir. Avec le rosaire de maman dans ma poche de pantalon.
Mais je n’ai pas eu de réelles occasions jusqu’à la fin du mois de juin. Le Champ de Mars. Une touriste au-delà de soixante-dix ans. Assise dans le banc d’une allée à l’écart parmi les massifs côté avenue de Suffren.
Elle ne m’a même pas entendu venir derrière le banc. Elle devait s’être assoupie.
Et hop ! le rosaire de maman !
C’est plus rapide qu’on le croit si on prend appui avec le genou contre le corps de la victime. Là, dans ce cas, contre le dossier du banc.
Et, comme la première fois, cette jouissance merveilleuse.
Cette excitation qui me saisit et le sexe qui grossit d’un coup quand je m’approche de ma victime et cette éjaculation rapide quand je serre de toutes mes forces démultipliées par le plaisir… Inoubliable !
Et cette crainte excitante d’être surpris qui se surajoute…
Je sais que maman n’aimerait pas. Mais je ne peux pas m’en empêcher quand la pulsion devient trop forte au point de ne plus savoir qui je suis et ce que je fais.
Pour la deuxième fois, j’ai promis à maman de ne pas recommencer. Je lui ai demandé pardon de l’avoir contrariée. Mais ça me rappelle tant l’odeur du corps de maman.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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