Chapitre 12
Le dimanche matin, Isa nous fit la leçon comme à des mômes. À Papy et à moi. Juste avant de nous rendre chez Georges et Marcel.
Pour Papy, pas de démonstrations intempestives de son immense culture. Pour moi, pas d’emportement impulsif et de mauvaise humeur.
Philippine y échappa car, « elle, à presque trois ans, elle sait se tenir en public ».
Nous avons parcouru à pied les quelque trois cents mètres qui nous séparaient de la maison de Marcelle et Georges.
Le fermier et ses deux frères cadets étaient de solides gaillards d’une quarantaine d’années qui nous reçurent chaleureusement. Les cadets étaient jumeaux.
À quinze heures, sous une chaleur torride, nous attaquions seulement le fromage après avoir commencé par un plateau de charcuterie et enchaîné par le poisson –, des truites – suivi du gigot. Sans oublier les trous normands entre chaque.
C’était une joyeuse compagnie et nous étions tous détendus et de bonne humeur.
Avant les tartes du dessert, je surpris quelques mots échangés entre Georges et Phil.
– Vous avez vu, hein ! c’est bien profond comme je vous l’avais dit. Il y en a un qui est tombé dans une devant chez lui récemment. Eh ben, on n’a pas pu aller le chercher ! Et puis on pourra compter sur Michel et ses frères…
Michel, c’est le fermier.
J’ai regardé Isa qui était assise en vis-à-vis de moi et avait Phil à sa droite. Peut-être comprendrait-elle de quoi il pouvait s’agir. Mais Michel, qui était assis à ma droite, éclaira ma lanterne.
– Je m’occupe de remblayer les marnières avec mes frères quand il y en a une qui s’effondre dans le secteur. Je crois qu’on pourra bientôt remblayer celle de la route à côté…
Je fus rassuré mais je ne comprenais pas l’intérêt subit de Phil pour la géologie et le mouvement des sols. Surtout qu’il s’était promis, en arrivant en vacances, de commencer une étude sur Alexandre, poète du XIIe siècle natif de Bernay, « inventeur » de l’alexandrin par sa composition de Li romans d’Alexandre – d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine – en vers de douze syllabes. Alors pourquoi s’intéressait-il à leur remblayage ?
J’éprouvai un sentiment étrange.
Plus tard, bien plus tard, une fois que nous fûmes de retour chez nous après le repas du soir, Isa me dit que c’était à cause du calva maison de cinquante ans d’âge – « celui des grandes occasions », comme avait dit Georges avant de déboucher la bouteille – et de ses soixante-dix degrés.
Mais je ne suis pas sûr qu’elle ait eu raison pour cette fois.
C’était un réel sentiment de malaise. Comme si j’avais découvert tout à coup que je me trouvais immergé dans un complot. Et les comploteurs étaient mes commensaux. Là, en chair et en os. Avec plein d’idées plus tordues les unes que les autres.
Ça me plongea dans un abyme de perplexité.
Je ne savais plus si j’entendais ce que j’entendais ou si je virais parano complet. Je ne voyais qu’allusions sibyllines dans les phrases que j’attrapais au vol.
« On fera comme on a dit » (Georges), « C’est entendu comme ça » (Michel), « C’est d’une simplicité géniale ! Il m’arrive souvent d’avoir de bonnes idées » (Phil), « On pourrait même en mettre deux » (l’un des jumeaux), « Mais il y en a cinq à mettre » (l’autre jumeau), « Non, je parle de tracteurs » (le premier jumeau), « C’est d’un classicisme ! En tant qu’expert, je peux vous le dire » (Phil), « Faudra pas boire avant ce soir-là, hein ! les hommes » (Marcelle), « Faudrait quand même régler ça avant l’Assomption » (Georges), « On entendra même pas le bruit » (Michel), « Rien à foutre » (le premier jumeau), « On sera rapide » (l’autre jumeau), « Personne pour regretter, c’est sûr » (Michel), « Que c’est beau, tout de même » (Phil), « Ça vous amuse bien, hein ! monsieur Phil » (Marcelle), « Vraiment le bon coup » (Michel), « Super » (le premier ou le deuxième jumeau), « C’est une belle. Bien large et profonde » (Georges)…
Comme les pièces d’un puzzle infaisable. Et même pas de modèle pour commencer par les bords.
J’ai eu du mal à trouver le sommeil.
– Isa, t’as compris quelque chose, toi ?… Mais à quoi pouvaient-ils faire allusion ?… J’en ai la migraine…
– Dors, mon chéri. Tu n’as jamais supporté les alcools forts.
© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.
Le dimanche matin, Isa nous fit la leçon comme à des mômes. À Papy et à moi. Juste avant de nous rendre chez Georges et Marcel.
Pour Papy, pas de démonstrations intempestives de son immense culture. Pour moi, pas d’emportement impulsif et de mauvaise humeur.
Philippine y échappa car, « elle, à presque trois ans, elle sait se tenir en public ».
Nous avons parcouru à pied les quelque trois cents mètres qui nous séparaient de la maison de Marcelle et Georges.
Le fermier et ses deux frères cadets étaient de solides gaillards d’une quarantaine d’années qui nous reçurent chaleureusement. Les cadets étaient jumeaux.
À quinze heures, sous une chaleur torride, nous attaquions seulement le fromage après avoir commencé par un plateau de charcuterie et enchaîné par le poisson –, des truites – suivi du gigot. Sans oublier les trous normands entre chaque.
C’était une joyeuse compagnie et nous étions tous détendus et de bonne humeur.
Avant les tartes du dessert, je surpris quelques mots échangés entre Georges et Phil.
– Vous avez vu, hein ! c’est bien profond comme je vous l’avais dit. Il y en a un qui est tombé dans une devant chez lui récemment. Eh ben, on n’a pas pu aller le chercher ! Et puis on pourra compter sur Michel et ses frères…
Michel, c’est le fermier.
J’ai regardé Isa qui était assise en vis-à-vis de moi et avait Phil à sa droite. Peut-être comprendrait-elle de quoi il pouvait s’agir. Mais Michel, qui était assis à ma droite, éclaira ma lanterne.
– Je m’occupe de remblayer les marnières avec mes frères quand il y en a une qui s’effondre dans le secteur. Je crois qu’on pourra bientôt remblayer celle de la route à côté…
Je fus rassuré mais je ne comprenais pas l’intérêt subit de Phil pour la géologie et le mouvement des sols. Surtout qu’il s’était promis, en arrivant en vacances, de commencer une étude sur Alexandre, poète du XIIe siècle natif de Bernay, « inventeur » de l’alexandrin par sa composition de Li romans d’Alexandre – d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine – en vers de douze syllabes. Alors pourquoi s’intéressait-il à leur remblayage ?
J’éprouvai un sentiment étrange.
Plus tard, bien plus tard, une fois que nous fûmes de retour chez nous après le repas du soir, Isa me dit que c’était à cause du calva maison de cinquante ans d’âge – « celui des grandes occasions », comme avait dit Georges avant de déboucher la bouteille – et de ses soixante-dix degrés.
Mais je ne suis pas sûr qu’elle ait eu raison pour cette fois.
C’était un réel sentiment de malaise. Comme si j’avais découvert tout à coup que je me trouvais immergé dans un complot. Et les comploteurs étaient mes commensaux. Là, en chair et en os. Avec plein d’idées plus tordues les unes que les autres.
Ça me plongea dans un abyme de perplexité.
Je ne savais plus si j’entendais ce que j’entendais ou si je virais parano complet. Je ne voyais qu’allusions sibyllines dans les phrases que j’attrapais au vol.
« On fera comme on a dit » (Georges), « C’est entendu comme ça » (Michel), « C’est d’une simplicité géniale ! Il m’arrive souvent d’avoir de bonnes idées » (Phil), « On pourrait même en mettre deux » (l’un des jumeaux), « Mais il y en a cinq à mettre » (l’autre jumeau), « Non, je parle de tracteurs » (le premier jumeau), « C’est d’un classicisme ! En tant qu’expert, je peux vous le dire » (Phil), « Faudra pas boire avant ce soir-là, hein ! les hommes » (Marcelle), « Faudrait quand même régler ça avant l’Assomption » (Georges), « On entendra même pas le bruit » (Michel), « Rien à foutre » (le premier jumeau), « On sera rapide » (l’autre jumeau), « Personne pour regretter, c’est sûr » (Michel), « Que c’est beau, tout de même » (Phil), « Ça vous amuse bien, hein ! monsieur Phil » (Marcelle), « Vraiment le bon coup » (Michel), « Super » (le premier ou le deuxième jumeau), « C’est une belle. Bien large et profonde » (Georges)…
Comme les pièces d’un puzzle infaisable. Et même pas de modèle pour commencer par les bords.
J’ai eu du mal à trouver le sommeil.
– Isa, t’as compris quelque chose, toi ?… Mais à quoi pouvaient-ils faire allusion ?… J’en ai la migraine…
– Dors, mon chéri. Tu n’as jamais supporté les alcools forts.
© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.
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