Chapitre 11
Isa m’a dit que j’avais beaucoup parlé dans mon sommeil. Que j’avais été très agité toute la nuit.
Je n’en avais pas le moindre souvenir. J’avais dormi dix heures d’affilée et je me sentais frais et dispos.
Je n’ai même pas râlé quand Isa m’a proposé d’aller en ville aussitôt le petit déjeuner avalé. En amoureux.
Le samedi est jour de marché à Bernay, sur la place de la Poste, qui ne s’appelle pas ainsi mais place Derou.
Un petit marché de province où l’on reconnaît les « étrangers » à leur tenue négligée.
Évidemment, nous sommes tombés sur Georges et Marcelle. Qui n’avaient pas grand-chose à acheter vu qu’ils cultivent tout et élèvent volailles et moutons.
Les jours de marché ont remplacé en province les sorties de messe d’antan. C’est le parvis actuel de la convivialité, malgré la concurrence des supermarchés. Mais une grande surface n’aura jamais l’intimité d’une place de marché ni cet air de jour de fête chatoyant. Ça reste froid et impersonnel comme tout ce qui est uniquement fonctionnel. Et puis, sur un marché, il y a des odeurs, ça sent la vie, pas la morgue.
Bref, Georges et Marcelle nous coincèrent entre la charcuterie et la poissonnerie, alors que nous sortions de l’une pour entrer dans l’autre.
Pourtant, j’avais tout fait pour éviter la rencontre. Mais ils nous avaient savamment pistés. Pour nous inviter à déjeuner le dimanche midi chez eux. Avec le fermier d’à côté et ses deux frères. Histoire de faire connaissance.
Isa a accepté de bon cœur et m’a donné un coup de coude dans les côtes pour accélérer mes remerciements qui tardaient à venir.
– Comme ça, on va peut-être savoir ce qu’ils mijotent, me dit-elle en enfournant les courses dans le coffre.
Elle n’avait pas tort. Toutefois, je soupçonnais fort les deux retraités agricoles d’être plus aptes à nous manipuler que nous à les faire parler.
Les paysans, ils n’ont pas attendu les sauvageons de banlieue pour apprendre à « niquer » l’autorité et les étrangers au « quartier ». Ils savent ça depuis le Néolithique.
En quittant la route d’Orbec pour le chemin du Sacré-Cœur qui traverse le petit bourg de Caorches, j’ai demandé à Isa de bifurquer une centaine de mètres plus loin vers le cimetière, sous prétexte de lui montrer l’emplacement de la tombe de la fille du Sicilien.
En fait, je voulais surtout repérer la maison du Salvatore Patronicci. Juste pour m’en faire une idée.
Elle fut vite faite car j’ai immédiatement constaté qu’il n’y avait pas d’approche discrète possible. Même de nuit. À cause des deux chiens en liberté. De beaux bergers allemands tout en muscles. Mais le pire était peut-être le teckel de leur voisin qui aboyait rageusement pour un rien.
Nous sommes repartis en passant de nouveau devant la maison du Sicilien alors qu’un monospace s’apprêtait à franchir le portail du garage.
Il nous suivit jusqu’à l’entrée de notre chemin près de deux kilomètres plus loin. Puis poursuivit sa route vers le pont de Plainville.
En arrivant, nous avons découvert Phil en train d’activer les braises du barbecue en prévision des brochettes de poisson que nous avions promis de rapporter.
Pilippine, elle, était vautrée dans sa piscine miniature en plastique et caoutchouc vide d’eau.
Le reste de la journée fut sans histoire et Phil resta plongée dans les Commentaires de la Guerre des Gaules de Jules César. Regrettant de ne pas avoir apporté son Thucydide de La Pléiade.
– C’est impardonnable ! dit-il.
Ce à quoi nous ne pûmes qu’acquiescer.
Puis il nous bassina en nous racontant qu’il y avait eu à Caorches un castrum romain.
– Nous sommes ici le long d’une ancienne voie romaine et nous foulons peut-être l’emplacement de l’ancien camp militaire de ces grands civilisateurs que furent ces glorieux Romains…
Quand il lâchait sa logorrhée culturelle, c’était au moins le temps d’un cours. Ça me paraissait toujours très long.
– D’ailleurs, poursuivit-il en élevant le ton pour réveiller notre attention défaillante, les Romains avaient remarqué une coutume des Normands de l’époque, c’est-à-dire les Gaulois, et alors que la Normandie s’appelait la Neustrie…
– Ah !
– Oui, les Gaulois extrayaient la craie du sol et l’épandaient dans leurs champs.
– Pourquoi ? fit Isa réellement intéressée.
– Car le calcaire riche en carbonate de magnésium est un excellent engrais naturel. Ça rend les sols moins acides et, par conséquent, plus fertiles. Le calcaire était donc utilisé depuis des temps immémoriaux pour amender les sols limoneux… Mais vous ne savez pas tout !
– Ah !
– Oui, mon cher Pierre. Car la Haute-Normandie est truffée de marnières. Cent quarante mille pour les deux départements de l’Eure et de la Seine-Maritime ! C’est que les paysans, petits et grands, n’ont pas arrêté de creuser jusque vers 1920…
– C’est quoi, les « marnières » ? fis-je en retenant un bâillement.
– La craie ou la marne, mon pauvre Pierre, c’est la même chose. Donc, une marnière est la cavité creusée pour l’extraction de la craie. Avec des tailles bien variables. Parfois de véritables carrières sous les terres des paysans les plus riches. Avec des galeries et des puits d’accès jusqu’à trente mètres de profondeur, avec des chevaux… Mais il y a deux problèmes. Un, elles s’effondrent et s’effondreront toutes un jour ou l’autre sous le poids de la terre qui les recouvre. Deux, elles n’ont pas été recensées et l’on a construit dessus des maisons et des routes au fil du temps. Et une marnière de taille moyenne qui s’écroule, ça fait un trou de cinq cents mètres cubes !
– Etonnant !
– Le plus curieux, c’est que lorsque Napoléon III a voulu les recenser pour prélever une taxe, eh bien, il y a même des paysans qui se sont mis à creuser un nouveau puits d’accès dans le sol de leur cuisine pour le dissimuler…
– Et alors ?
– Elles s’effondrent en plus grand nombre ces dernières années. Il y en a même une sur la route barrée à cent mètres d’ici. Georges me l’a montrée. C’est spectaculaire. Ça engloutirait un tracteur…
Je ne voyais pas trop où il voulait en venir. Mais d’où sortait-il toutes ces connaissances ?
– Mais grâce à votre ordinateur portable, mon cher Pierre. J’ai cherché des renseignements sur la commune puis je me suis branché sur le site des archives de Paris-Normandie* ce matin. Je suis d’un naturel curieux, moi…
Isa m’a dit que j’avais beaucoup parlé dans mon sommeil. Que j’avais été très agité toute la nuit.
Je n’en avais pas le moindre souvenir. J’avais dormi dix heures d’affilée et je me sentais frais et dispos.
Je n’ai même pas râlé quand Isa m’a proposé d’aller en ville aussitôt le petit déjeuner avalé. En amoureux.
Le samedi est jour de marché à Bernay, sur la place de la Poste, qui ne s’appelle pas ainsi mais place Derou.
Un petit marché de province où l’on reconnaît les « étrangers » à leur tenue négligée.
Évidemment, nous sommes tombés sur Georges et Marcelle. Qui n’avaient pas grand-chose à acheter vu qu’ils cultivent tout et élèvent volailles et moutons.
Les jours de marché ont remplacé en province les sorties de messe d’antan. C’est le parvis actuel de la convivialité, malgré la concurrence des supermarchés. Mais une grande surface n’aura jamais l’intimité d’une place de marché ni cet air de jour de fête chatoyant. Ça reste froid et impersonnel comme tout ce qui est uniquement fonctionnel. Et puis, sur un marché, il y a des odeurs, ça sent la vie, pas la morgue.
Bref, Georges et Marcelle nous coincèrent entre la charcuterie et la poissonnerie, alors que nous sortions de l’une pour entrer dans l’autre.
Pourtant, j’avais tout fait pour éviter la rencontre. Mais ils nous avaient savamment pistés. Pour nous inviter à déjeuner le dimanche midi chez eux. Avec le fermier d’à côté et ses deux frères. Histoire de faire connaissance.
Isa a accepté de bon cœur et m’a donné un coup de coude dans les côtes pour accélérer mes remerciements qui tardaient à venir.
– Comme ça, on va peut-être savoir ce qu’ils mijotent, me dit-elle en enfournant les courses dans le coffre.
Elle n’avait pas tort. Toutefois, je soupçonnais fort les deux retraités agricoles d’être plus aptes à nous manipuler que nous à les faire parler.
Les paysans, ils n’ont pas attendu les sauvageons de banlieue pour apprendre à « niquer » l’autorité et les étrangers au « quartier ». Ils savent ça depuis le Néolithique.
En quittant la route d’Orbec pour le chemin du Sacré-Cœur qui traverse le petit bourg de Caorches, j’ai demandé à Isa de bifurquer une centaine de mètres plus loin vers le cimetière, sous prétexte de lui montrer l’emplacement de la tombe de la fille du Sicilien.
En fait, je voulais surtout repérer la maison du Salvatore Patronicci. Juste pour m’en faire une idée.
Elle fut vite faite car j’ai immédiatement constaté qu’il n’y avait pas d’approche discrète possible. Même de nuit. À cause des deux chiens en liberté. De beaux bergers allemands tout en muscles. Mais le pire était peut-être le teckel de leur voisin qui aboyait rageusement pour un rien.
Nous sommes repartis en passant de nouveau devant la maison du Sicilien alors qu’un monospace s’apprêtait à franchir le portail du garage.
Il nous suivit jusqu’à l’entrée de notre chemin près de deux kilomètres plus loin. Puis poursuivit sa route vers le pont de Plainville.
En arrivant, nous avons découvert Phil en train d’activer les braises du barbecue en prévision des brochettes de poisson que nous avions promis de rapporter.
Pilippine, elle, était vautrée dans sa piscine miniature en plastique et caoutchouc vide d’eau.
Le reste de la journée fut sans histoire et Phil resta plongée dans les Commentaires de la Guerre des Gaules de Jules César. Regrettant de ne pas avoir apporté son Thucydide de La Pléiade.
– C’est impardonnable ! dit-il.
Ce à quoi nous ne pûmes qu’acquiescer.
Puis il nous bassina en nous racontant qu’il y avait eu à Caorches un castrum romain.
– Nous sommes ici le long d’une ancienne voie romaine et nous foulons peut-être l’emplacement de l’ancien camp militaire de ces grands civilisateurs que furent ces glorieux Romains…
Quand il lâchait sa logorrhée culturelle, c’était au moins le temps d’un cours. Ça me paraissait toujours très long.
– D’ailleurs, poursuivit-il en élevant le ton pour réveiller notre attention défaillante, les Romains avaient remarqué une coutume des Normands de l’époque, c’est-à-dire les Gaulois, et alors que la Normandie s’appelait la Neustrie…
– Ah !
– Oui, les Gaulois extrayaient la craie du sol et l’épandaient dans leurs champs.
– Pourquoi ? fit Isa réellement intéressée.
– Car le calcaire riche en carbonate de magnésium est un excellent engrais naturel. Ça rend les sols moins acides et, par conséquent, plus fertiles. Le calcaire était donc utilisé depuis des temps immémoriaux pour amender les sols limoneux… Mais vous ne savez pas tout !
– Ah !
– Oui, mon cher Pierre. Car la Haute-Normandie est truffée de marnières. Cent quarante mille pour les deux départements de l’Eure et de la Seine-Maritime ! C’est que les paysans, petits et grands, n’ont pas arrêté de creuser jusque vers 1920…
– C’est quoi, les « marnières » ? fis-je en retenant un bâillement.
– La craie ou la marne, mon pauvre Pierre, c’est la même chose. Donc, une marnière est la cavité creusée pour l’extraction de la craie. Avec des tailles bien variables. Parfois de véritables carrières sous les terres des paysans les plus riches. Avec des galeries et des puits d’accès jusqu’à trente mètres de profondeur, avec des chevaux… Mais il y a deux problèmes. Un, elles s’effondrent et s’effondreront toutes un jour ou l’autre sous le poids de la terre qui les recouvre. Deux, elles n’ont pas été recensées et l’on a construit dessus des maisons et des routes au fil du temps. Et une marnière de taille moyenne qui s’écroule, ça fait un trou de cinq cents mètres cubes !
– Etonnant !
– Le plus curieux, c’est que lorsque Napoléon III a voulu les recenser pour prélever une taxe, eh bien, il y a même des paysans qui se sont mis à creuser un nouveau puits d’accès dans le sol de leur cuisine pour le dissimuler…
– Et alors ?
– Elles s’effondrent en plus grand nombre ces dernières années. Il y en a même une sur la route barrée à cent mètres d’ici. Georges me l’a montrée. C’est spectaculaire. Ça engloutirait un tracteur…
Je ne voyais pas trop où il voulait en venir. Mais d’où sortait-il toutes ces connaissances ?
– Mais grâce à votre ordinateur portable, mon cher Pierre. J’ai cherché des renseignements sur la commune puis je me suis branché sur le site des archives de Paris-Normandie* ce matin. Je suis d’un naturel curieux, moi…
* Dossier sur les marnières réalisé par Jean-Pierre Boulais. Site « paris-normandie ».
© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.
© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire