samedi 1 novembre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 9

Chapitre 9





Le jeudi 7, peu avant midi, le brigadier vint nous rendre une visite, « de courtoisie », selon ses propres termes.
Il nous apprit que Dominique Pieri avait été émasculé de son vivant. Que son oreille avait été tranchée avant le reste. Que l’on n’avait pas retrouvé de traces significatives ni dans le garage ni dans la maison. Que Jacques Berton était toujours en fuite.
– Et la fouille du jardin derrière la maison ? demandai-je.
– Ça n’a rien donné. Et d’ailleurs il n’y avait pas de trace sur le corps qu’on l’ait traîné jusqu’au bois. Nous pensons que Jacques Berton a utilisé la brouette à bois pour transporter le corps.
– Et si Jacques Berton avait été également assassiné ?
– Dans ce cas, il aurait été enseveli dans le bois comme son associé. Nous avons sondé les alentours hier mais nous n’avons pas découvert d’autre « tombe ».
– Peut-être parce que vous ne cherchiez pas au bon endroit, lui ai-je dit simplement.
Mais il ne pouvait pas comprendre le sens de ma phrase. Ou pas encore.
– Pour nous, l’affaire est bouclée. S’il n’y a pas de fait nouveau dans les jours à venir, nous en resterons là.
Il s’apprêtait à partir et il changea brusquement de sujet.
– Tiens ! le grand-père de la petite n’est pas là aujourd’hui.
C’était une simple constatation.
Isa lui a répondu ironiquement.
– Non. Mais il n’a pas disparu – ou pas encore ! Il a simplement souhaité déjeuner en ville en célibataire.
Le brigadier s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps et repartit. Il me laissait une drôle d’impression.
S’il soupçonnait Jacques Berton d’avoir assassiné – pour on ne sait quelle raison – la fille du Sicilien il y a douze ans, pourquoi ne soupçonnait-il pas le Sicilien d’avoir assassiné et Pieri et Berton ?
Ou alors il souhaitait laisser les événements suivre leur cours. Mais lequel ?
– Au fait, ai-je demandé à Isa, c’est quoi cette histoire de Phil qui souhaite déjeuner en ville ?
– C’est rien. Il veut juste voir de quoi à l’air la pizzeria du Sicilien.
Je craignais le pire. Papy allant taquiner la Mafia dans son antre !
Mais le pire, pour l’instant, c’étaient les deux retraités agricoles qui revenaient plus tôt que je ne l’avais pensé.
Ils avaient l’air gênés. Moi, j’étais déjà sur mes gardes.
Ni l’un ni l’autre ne se décidait à parler. Chacun des deux attendant que l’autre prenne l’initiative.
Après s’être dandiné un moment sur ses jambes, Georges s’est enfin décidé.
– Il faut qu’on vous dise quelque chose…
Dans ce cas, il faut se taire afin que le malaise que crée le silence oblige l’interlocuteur à vider son sac.
– Voilà… Eh ben, ma femme et moi, on a toujours soupçonné le fils Berton du meurtre de la jeune Sicilienne… Alors, quand le brave M. Patronicci nous a demandé de lui prêter la clé de la maison des Berton pour donner une leçon à l’assassin de sa fille, eh ben, on la lui a donnée…
– Il a dû vous dédommager, non ? le coupai-je en leur jetant un regard compréhensif.
– Oh ! pas tant que ça vu le service rendu, jeta Marcelle. Puis, ce pauvre M. Domi si gentil, c’était pas prévu qu’il soit tué… Il n’avait rien à voir là-dedans. Il était innocent !
– Oui, reprit Georges, ça a été trop loin… C’est d’ailleurs pour ça qu’on voulait vous causer. Parce que, nous, on n’a rien à voir là-dedans… On a juste prêté la clé pour rendre service…
– On s’est demandé ce qu’on devait faire pour ne pas avoir d’ennui. Alors, Georges et moi, on s’est dit que le mieux était de le dire à la police, et comme vous êtes de la police…
Avec Isa, nous nous sommes regardés avec effarement. L’un et l’autre pensions la même chose. « Complicité de meurtre » !
Après un moment de réflexion pour donner plus de poids à mes paroles, je me suis lancé d’un ton empreint de gravité.
– Je ne vois qu’une solution. Répéter aux gendarmes ce que vous venez de nous avouer. Cela fera avancer l’enquête. Il vous en sera tenu compte par le juge…
– Ah ! mais il n’en est pas question ! me coupa farouchement Marcelle. Nous, on n’a rien à dire à c’te grande andouille de brigadier, hein, Georges ?
Le mari opina de la tête en prenant un air buté.
– Mais, Marcelle, intervint Isa, si mon mari et moi allons répéter vos dires au brigadier, il viendra vous interroger…
– Ah ! mais c’est que nous on vous a rien dit, hein, Georges ? Et puis ce serait comme de la délation de vot’ part ! Nous on est venus se confier à vous par sympathie et en toute confiance. La mort du Jacquot, elle est juste. Mais pas celle de M. Domi. C’est ça qui nous pèse sur la conscience, vous comprenez ?
Marcelle s’était mise à essuyer de grosses larmes.
Georges posa son bras sur ses épaules et tenta de la consoler.
– Nous, c’qu’on veut, c’est réparer la mort de M. Domi, déclara Georges avec dignité. Si vous voulez pas nous aider, eh ben, on se débrouillera tout seul ! On a l’habitude. Et c’est pas toute l’autorité des Parisiens qui nous fera peur, foi de Normand ! conclut-il un rien condescendant avant d’entraîner sa femme vers le portail.
Isa et moi n’avions plus faim et moi j’avais envie de retourner à Paris, même par cette canicule, pour y couler des vacances paisibles les pieds dans l’eau du bassin du Trocadéro et en dînant chinois ou libanais pour le dépaysement…
À voir notre tête, Philippine ne fit aucune difficulté pour avaler ses épinards et sa tranche de jambon.
Et Phil qui nous revenait tout excité. Il ne manquait plus que ça !
– J’ai découvert ! bégaya-t-il d’énervement. Ça sent le trafic de drogue et le crime organisé. Et je m’y connais ! C’est des gros, en plus, des mafieux, sûr !
Nous étions atterrés. Il nous contempla un moment.
– Vous en faites des têtes ! poursuivit-il. Si vous n’êtes pas contents, c’est pas grave, je me débrouillerai tout seul avec le commissaire Antoine pour les faire tomber ces pourritures d’empoisonneurs… Vous préférez peut-être que ma petite-fille se drogue plus tard !
Nooon ! Pitié ! Dieu existe-t-il ? Dans ces moments, on aimerait toujours que oui.
J’imaginais déjà la colère homérique d’Antoine. « Quoi ! après vos faux cadavres, un faux réseau de drogue de la Mafia sicilienne en pleine campagne normande ? Et puis quoi, encore ! »
– Papy, dis-je en m’efforçant de garder mon calme, en mettant dans ma voix le plus de tendresse filiale possible, le commissaire Antoine, c’est peut-être pas une bonne idée en ce moment. Il est très surchargé et…
– C’est bon, j’ai compris, je me débrouillerai seul. D’ailleurs, j’ai l’habitude, moi !
– Mais Phil…, tenta Isa.
– Quoi ? Toi aussi tu acceptes que ces nuisibles puissent droguer ta fille plus tard – et pis même ! Tu me déçois, ma fille…
Philippine se mit à pleurer et se précipita vers son grand-père.
– Vous êtes méchants avec Papy !
Mais qu’est-ce que je fous là ?
Isa et moi nous avons tenu un conseil de guerre dans notre lit une partie de la nuit. Il n’y avait qu’une solution. Mettre le brigadier sur la piste du Sicilien pour qu’il arrête le massacre. Papy et les deux vieux ne faisaient pas le poids face à lui.


– Tu te rends compte, me dit-elle au moment de nous endormir, on n’a pas encore fait l’amour depuis qu’on est là !
– On n’a pas eu le temps, ma pauvre chérie, avec toute cette dinguerie.
– J’ai même pas envie, amour. Et toi ?
– Non plus.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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