jeudi 2 octobre 2008

Noir Express : "Sous le signe du rosaire" (C. C. VI) par Alain Pecunia, Chapitre 20

Chapitre 20





J’ai revu plusieurs fois Isabelle au cours de cet été 98.
Elle a vingt-huit ans. Sa vie n’a pas été facile. Beaucoup de souffrance. De violence. Que je devine mais qu’elle n’évoque pas. Elle est aussi pudique que Ghislaine.
Elle m’a quand même dit qu’elle était entrée dans la police par vocation. Pour faire la chasse aux violeurs.
Je pense que ce n’est pas par hasard.
Elle est à la fois réservée et familière à mon égard. Toujours enjouée quand nous nous voyons.
Elle n’aime pas parler de son père. Son regard se voile toujours quand elle l’évoque – rarement –, son visage se contracte.
– J’aurais préféré vous avoir pour père, vous, m’a-t-elle confié un jour.
J’en ai été très ému.
Au Relais angevin, quand ils ont appris qu’elle était inspectrice, ça a été la surprise.
Il n’y en a que deux à qui ça déplaisait. Le gendarme retraité parce que le maintien de l’ordre était un métier d’homme. Et Jean, le serveur, je ne sais pas pourquoi.
Christine Langlot, la femme du patron, lui fait la gueule. Mais c’est par jalousie féminine, sûrement.
Sinon, ma cote a remonté en flèche.
Je me suis surpris à attendre nos rendez-vous irréguliers et trop espacés à mon goût.
Nous parlons souvent littérature. C’est son passe-temps. Elle a beaucoup de respect pour nos grands classiques. Elle aime faire appel à mon érudition.
Elle aime aussi le cinéma. Les grands films policiers. Les « thrillers »… Elle m’a poussé à acheter un magnétoscope et elle me prête ses cassettes.
Mais j’ai un casque pour écouter, à cause de maman.
L’autre soir, j’ai regardé Le Silence des agneaux. L’angoisse ! À-bo-mi-na-ble ! L’horreur absolue ! Un degré de violence gratuite pas possible.
Il faut une imagination de malade pour tourner des films comme ça !
C’est simple, je n’ai pas pu le regarder jusqu’au bout. J’ai calé.
Quand je le lui ai avoué, elle s’est mise à rire à gorge déployée.
Mais ce n’était pas pour se moquer de moi.
– Quand je pense qu’on vous a soupçonné !
Je ne comprenais pas. Ce devait être visible car elle a fait une petite moue enfantine comme pour s’excuser et a posé sa main sur la mienne.
Elle était gênée. Elle a même rougi.
Elle a longuement hésité avant de me dire qu’elle avait un aveu à me faire. Qu’elle me demandait mille fois pardon d’avance de la peine qu’elle pourrait me causer.
– Ce ne doit pas être bien grave ! lui ai-je dit en lui tapotant la main.
– Oh si ! je le vis comme une trahison à votre égard. Et je ne crois pas que vous me pardonnerez, Philippe-Henri.
Quand je l’entends prononcer mon prénom, je craque, je fonds. Jamais on ne l’a prononcé avec une telle douceur. Même pas Ghislaine et surtout pas maman, les deux seuls êtres qui aient compté dans mon existence jusqu’à présent.
Avec « pauvre papa », bien sûr. Mais lui il était mort avant que je naisse.
J’ai senti qu’elle prenait son courage à deux mains. Elle n’est pas policière pour rien.
– Vous vous souvenez quand je vous ai abordé dans la forêt de Chantilly ?
– Bien sûr. Et c’est un des plus beaux jours de ma vie, ma petite Isabelle.
– Eh bien, je n’étais pas là par hasard…
Ça me semblait évident, puisqu’elle était là pour tenter de piéger le tueur « au collier de perles », le « Père Noël tueur ».
– On m’avait demandé de vous suivre et de vous aborder car vous étiez notre principal suspect. J’étais là pour vous piéger…
– Mais ça aurait pu être dangereux pour vous ! me suis-je écrié plein d’inquiétude rétrospective pour elle.
– Oh non ! j’étais en liaison radio avec les autres inspecteurs qui vous surveillaient et assuraient ma protection.
– Oh ! la la !
– Bien sûr, je leur ai dit après que c’était absurde. Que l’on avait tout faux sur toute la ligne. Que, tandis qu’on essayait de vous piéger, le véritable assassin, lui, courait tranquillement les rues.
– Je comprends. Vous faisiez votre métier. Toute vocation est exigeante…
Mais elle m’a coupé.
– Mais je n’ai pas fini ! Ils ne m’ont pas cru et m’ont ordonné de garder le contact avec vous car, pour mes supérieurs et le directeur de la PJ, vous restiez toujours le principal suspect.
– À ce point ?
– Mais tout était contre vous, Philippe-Henri. Tout. Absolument tout. Vous comprenez ?
Bien sûr que je comprenais. Ça m’intéressait même bigrement.
– On est remonté jusqu’à vous lors de l’affaire de la petite Dumontar. Vous vous souvenez ?
Bien sûr que je me souvenais.
– Vaguement, ai-je dit.
– À ce moment-là, vous êtes devenu un suspect parmi d’autres. Mais, avec l’affaire du Père Noël, il n’y a plus eu de doute. Deux vendeuses du rayon lingerie vous ont identifié.
– Le portrait-robot dans la presse et à la télé ?
– Non. Sur une photo de vous prise au téléobjectif. Et puis il y avait ce nœud papillon vert pomme. Là, nous avons reçu deux lettres anonymes vous dénonçant. L’une signée « une voisine de M. Dumontar », l’autre « un retraité de la gendarmerie toujours sur le pont »…
Ça ne m’étonnait pas de ce faux cul. Mais il aurait dû signer « … toujours accroché au bar », ce minable délateur.
– Mais il y a eu plus grave. Cette histoire de disparition de l’habit de Père Noël dans l’institution où vous enseignez. Et là, nous avons reçu une lettre de dénonciation du directeur de l’établissement qui n’avait rien d’anonyme et des plus sérieuses. Et dont il a confirmé les termes devant le commissaire chapeautant l’enquête. Vous voyez !
Je réfléchissais vitesse grand V.
– Ça vous laisse songeur, hein ?
– Oh oui, ma petite Isabelle. Plus que vous ne pouvez l’imaginer…
Elle baissa la tête, toute confuse.
– Je ne crois pas que vous pourrez me le pardonner. Vous devez penser que je vous ai trahi, abusé de vous. D’ailleurs, c’est ce que je penserais moi-même si j’étais à votre place…
Je la regardai avec attendrissement. Je lui retapotai la main.
– Je ne vous en veux pas le moins du monde. Je vous sais gré de votre franchise, au contraire. Chaque vocation a ses exigences et ses servitudes. Moi-même…
Mais elle me coupa tellement elle était surprise de ma réaction.
– C’est vrai, vous ne m’en voulez pas ? Rien n’est changé entre nous ? Nous restons amis ?
Elle enserra ma main droite de ses deux mains. J’ai cru qu’elle ne la lâcherait jamais. Elle me faisait mal tellement elle avait de la force.
Une femme comme ça, me suis-je même dit, c’est impossible à étrangler. Encore moins de chance de réussite qu’avec une Laguiller.
– Bien sûr, rien n’est changé. J’ai bien trop d’affection pour vous, ma petite Isabelle, et trop de plaisir à nos rencontres, lui répondis-je du fond du cœur. Mais, à propos, où en êtes-vous dans cette enquête monstrueuse, si je puis m’exprimer ainsi ?
– Oh ! nulle part. Le point mort absolu. Trop de moyens et de temps ont été concentrés sur vous. Toutes les autres pistes ont été négligées, alors !
– Cela signifie-t-il que l’assassin a des chances de couler des jours paisibles ?
– S’il ne commet pas d’autres crimes, même un seul, oui, nous n’avons, hélas ! aucune chance de l’arrêter.
– Il ne faut donc pas qu’il en commette un nouveau… Excusez-moi, me repris-je à temps, c’est mal formulé. Je voulais dire qu’il serait regrettable qu’il en commette un nouveau, pour sa victime, bien entendu. Parce que, sinon, la police, elle, elle a intérêt qu’il en commette un, puisque c’est sa seule chance…
– C’est tout à fait ça.


© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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