vendredi 24 octobre 2008

Noir Express : "Sans se salir les mains" (C. C. VII) par Alain Pecunia, Chapitre 2

Chapitre 3





Nous sommes partis le samedi 2 août à neuf heures du matin. Avec nos deux voitures étant donné l’encombrement des deux valises de livres de Phil et ses deux sacs de voyage.
– Mais nous ne partons que quatre semaines ! ai-je tenté de protester une dernière fois au moment du chargement.
– Ce sont juste mes « inséparables ». Sans eux, je ne pars pas ! m’a-t-il rétorqué d’un ton sans réplique.
J’en ai eu un frisson dans le dos. Je n’ai pu m’empêcher de songer qu’il y avait peut-être fourré ses deux momies. Mais ce n’était pas possible, les valises n’étaient pas assez grandes. Il aurait fallu les tasser.
Pourtant, pour des livres, c’était pas si lourd que ça.
J’eus un gros doute sur le déroulement de ces vacances. Il fallait vraiment que je sois amoureux de ma femme pour supporter sa tocade pour ce vieux garçon. Et je pressentais que j’allais me le traîner longtemps dans l’existence. Les profs, ça vit vieux. Dans l’échelle de l’espérance de vie, ils viennent juste après les moines qui détiennent le record de longévité et ils sont quasiment à égalité avec les correcteurs d’imprimerie ou d’édition. Mais il y a nettement moins de dingues chez les moines que chez leurs outsiders.
Isabelle avait pris les devants avec sa Twingo, la petite et nos bagages.
Moi je suivais avec ma familiale, Phil, ses bagages et quelques provisions. Il m’a fait la gueule jusqu’au péage de Mantes-la-Jolie parce que j’avais refusé de lui laisser le volant. Et pourquoi, si c’était comme ça, on ne l’avait pas laissé venir avec sa propre voiture ? J’ai préféré me taire. Je ne suis monté qu’une fois avec lui en voiture. Dans Paris. Je n’ai jamais recommencé. La frousse de ma vie. Il a voulu m’épater en roulant « comme les flics »…
Mais Phil, trois quarts d’heure muet, c’était un exploit. Alors il s’est rattrapé le reste du trajet en me bassinant avec Racine et Corneille – son idée fixe.
Il a voulu me faire la route à partir de Bernay et nous nous sommes retrouvés sur celle d’Alençon au lieu de celle d’Orbec.
Nous avons fait quarante kilomètres de plus au lieu des neuf qu’il nous fallait parcourir normalement pour atteindre Caorches-Saint-Nicolas.
Un cousin d’Isabelle lui avait prêté sa maison de campagne. Une fermette à l’ancienne avec un hectare de terrain clos de haies et d’arbres au milieu des terres agricoles et à trois cents mètres du premier voisin.
Nous avons ouvert la maison, déposé nos bagages et sommes repartis vers le supermarché de Menneval pour les courses du week-end, laissant Philippine à la garde de Papy. Ou l’inverse, plutôt, d’après moi.
Nous avons rempli deux caddies de « liquide » et de victuailles. Et nous avons réussi à ne pas oublier la menthe de Papy… En fait, il a quand même fallu faire demi-tour lorsque nous sommes arrivés à la sortie du parking – et refaire la queue – car j’avais fait un blocage sur son breuvage préféré.
Vers deux heures et demie, nous étions en approche de notre chemin.
De loin, de la fumée s’élevait.
– Pourtant, dis-je à Isa qui conduisait, ça doit être interdit de faire du feu avec toute cette sécheresse ?
Une fois engagés dans notre chemin, le doute n’était plus permis. Le feu s’élevait de derrière « nos » haies.
Les trois cents mètres m’ont paru longs, très longs.
– Mais quelle connerie a-t-il encore pu faire ! ai-je lâché.
– Mais qui ?
– Ben lui !
Là, Isa, elle s’est tue. Elle n’était sûrement pas loin de penser la même chose que moi. Pour une fois.
Nous nous sommes garés sur la partie gravillonnée de la pelouse qui servait de parking et nous nous sommes précipités au milieu du champ.
Phil maniait la fourche autour du feu et Philippine trépignait de joie en courant en tous sens.
Deux personnes âgées se trouvaient également avec eux. Une femme et un homme.
La fourche de Phil semblait aller du feu aux deux vieux et vice versa.
J’ai lancé un regard mauvais vers Isabelle.
Les deux vieux sont venus vers nous lorsqu’ils nous ont aperçus, alertés par les cris de joie de notre fille qui nous appelait.
– Il faut pas le laisser faire ça ! me dit le vieux en ignorant Isa. C’est interdit avec cette sécheresse ! Mais il veut rien entendre…
– C’est bien un Parisien, pour sûr ! commenta la femme.
Nous ne le savions pas encore, mais nous venions de faire connaissance de deux de nos voisins. Marcelle et Georges Lebrige. Qui s’occupaient également de l’entretien, du ménage et de la surveillance de la propriété du cousin.
– Je vais m’en charger ! dis-je en marchant d’un pas martial vers le feu, suivi d’Isa, des vieux et précédé par Philippine.
Phil a brandi sa fourche farouchement dans ma direction. En me tutoyant. Ce qui n’est pas dans ses habitudes.
– Ne t’approche pas !
Isa vint à ma rescousse alors que j’allais tenter de le « désarmer ».
– Papy, pourquoi ce feu maintenant ? Ce n’était pas urgent, lui dit-elle doucement et enjôleuse.
– Si ! Il fallait bien se débarrasser de ces saloperies !
La fumée était âcre, de la teinte de celle du four crématoire du Père-Lachaise. Et ça puait.
Je me tournai vers les deux vieux.
– Il y avait quelque chose à brûler, là ?
J’avais un mauvais pressentiment et une boule d’angoisse qui grossissait au fond de la gorge, comme la petite bête qui monte qui monte…
– Oh oui ! m’a répondu le vieux. Un bon tas de branchages qu’on attendait la pluie pour le brûler.
– Mais ça pue tant que ça ?
– Oh ! il devait bien y avoir un peu de saloperies avec. De vieux bidons ou une bête crevée… P’t’être même qu’y avait un terrier de lapins…
Je me suis dirigé vers Philippine que sa mère avait prise dans ses bras.
– Dis-moi, ma chérie, qu’est-ce qu’il brûle, Papy ?
– Des branches et des saloperies, me répondit-elle joyeusement. Des branches et des saloperies…
Ça devenait une comptine.
J’interrogeai Isa du regard.
– Elle ne dira rien de plus. Elle m’a dit que c’était un secret entre elle et Papy, dit-elle en haussant les épaules.
Il a fallu attendre que le feu soit entièrement consumé pour que Papy abandonne sa fourche et que les deux vieux se retirent.
Pendant ce temps-là, Isa et moi avons commencé à ranger nos provisions et à défaire les bagages.
Je n’ai pu m’empêcher d’aller faire un tour dans la chambre du premier attribuée à Philippe-Henri.
Ses deux valises étaient vidées ainsi que ses deux sacs de voyage.
Le tout, livres et linge pêle-mêle, gisant sur le dessus-de-lit et le tapis.
Je m’étais fait des idées. Je crois que j’ai réellement besoin de ces vacances. J’ai les nerfs à fleur de peau.



© Alain Pecunia, 2008.
Tous droits réservés.

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